Certes, le premier mouvement d'Arnaud avait été de colère. Le seul nom du duc Philippe avait encore le pouvoir de le jeter hors de lui-même et la vue de ses armoiries lui faisaient toujours l'effet d'un chiffon rouge promené sous le nez d'un taureau grincheux. Mais la lettre qui accompagnait l'envoi n'était pas de la main du prince. C'était Jean Van Eyck lui-même, qui l'avait écrite :

« Celui qui est toujours votre ami fidèle est heureux de pouvoir vous le dire sans passer pour un traître et de vous souhaiter un doux Noël dans un pays où les frères ont cessé de se haïr. Acceptez, par grâce, cette Annonciation qui vous ressemble et qui se veut celle de la paix. La mémoire de votre humble serviteur lui a servi de modèle pour l'exécuter... ainsi que son cœur. Jean. »

L'œuvre était charmante, la lettre aussi. Catherine, les larmes aux yeux, accepta l'une et l'autre non sans remarquer en rougissant :

— Je ne suis plus si jeune... ni si belle.

— Jeune, tu le seras éternellement, avait alors grogné Arnaud, et belle tu l'es chaque jour un peu plus. Mais je suis heureux de voir cette jeune fille entrer dans ma maison car c'est ainsi que tu aurais dû y pénétrer si je n'avais été si stupide...

Et l'Annonciation avait pris place dans l'oratoire où, chaque matin et chaque soir, Catherine venait s'agenouiller un instant devant elle.

C'était une manière comme une autre de se retremper dans sa jeunesse et elle y trouvait toujours la même joie. Le petit Michel, lui, adorait cette image où sa mère et la reine du Ciel se confondaient sur le bois comme elles se confondaient un peu dans son esprit.

En pénétrant dans la minuscule chapelle, le regard de Catherine, tout naturellement, chercha le tableau, s'accrocha au sourire de l'ange et le charme quotidien opéra : elle se sentit mieux, plus forte et l'esprit plus libre, comme si le divin adolescent lui avait insufflé un peu de son ardeur à vivre.

Silencieusement, elle vint s'agenouiller auprès de l'abbé, joignant ses mains froides sur l'accoudoir de velours du prie-Dieu.

Sentant sa présence, il tourna la tête vers elle, fronça les sourcils et constata :

— Vous êtes bien pâle. Ne feriez-vous pas mieux de rester au lit ?

— Je me reproche déjà le temps que m'a fait perdre ma faiblesse de cette nuit. Il ne m'est plus possible, sachant ce que je sais, de rester au lit. Je ne sais pas s'il me sera encore permis de dormir tant que l'angoisse ne m'aura pas quittée. Voyez-vous, mon Père, quand j'ai su ce que ces... gens ont machiné pour nous perdre, il m'a semblé que la vie se retirait de moi et que...

— Cessez donc de chercher des excuses à votre souffrance, Dame Catherine ! Moi-même, j'ai vacillé un moment, je l'avoue, devant une perfidie si profonde, mais c'est peut-être l'indignation que j'en ai éprouvée qui m'a permis de prendre votre suite sans faiblesse... et sans pitié. Gervais Malfrat n'a fait aucune difficulté pour avouer tout ce que nous désirions savoir. Et sa peau est intacte.

En quelques phrases, Bernard de Calmont d'Olt mit la châtelaine au courant de ce que ses vassaux savaient déjà en y ajoutant la fin lamentable d'Augustin Fabre.

— Il nous reste, fit-il en manière de conclusion, à essayer de retrouver Azalaïs, si la chose est encore possible... et à statuer sur le sort de Gervais. Maintenez- vous la sentence de mort que vous lui avez annoncée ?

— Vous savez bien que je n'ai pas le choix, Votre Révérence !

Personne, ici, ne comprendrait que je fasse grâce et personne ne me le pardonnerait. Je crois que nos gens auraient l'impression qu'on les trahit. Et ce serait inciter Martin Cairou à frapper lui-même, ce qu'aucune force humaine ne pourrait l'empêcher de faire. C'est donc son âme, à lui, que je mettrais en péril si je me laissais aller à une pitié, d'ailleurs parfaitement injustifiée. Gervais sera pendu ce soir.

— Je ne peux vous donner tort et je sais ce qu'il vous en coûte.

J'enverrai l'un de mes frères au donjon, tout à l'heure, pour le préparer à mourir. Mais ce n'est pas cela, n'est-ce pas, qui vous tient le plus à cœur ?

— Non, murmura sourdement la jeune femme. Le péril qui menace mon époux est trop grand. À cette heure, le bâtard d'Apchier galope sur la route de Paris, portant ce que vous savez. Il faut le rattraper. Songez qu'il n'a que trop d'avance.

Quatre jours ! Une avance possible à rattraper si le Ciel est avec nous et si Gonnet rencontre des obstacles sur sa route. Dieu sait qu'il n'en manque pas sur les grands chemins de ce malheureux pays ! Mais notre envoyé ne serait pas davantage à l'abri des mêmes obstacles. Je ne vous cache pas, mon amie, que depuis les aveux de Gervais je ne cesse de tourner et de retourner ce problème dans ma tête... un problème d'autant plus ardu que nous n'avons pas, comme les Apchier, la possibilité de quitter la ville comme nous voulons. Nous sommes assiégés, hélas !

— Tout porte à croire que le siège n'a pas empêché Azalaïs de nous fausser compagnie. Ce qu'une femme a réussi, pourquoi donc un homme ne l'accomplirait-il pas ?

— C'est exactement ce que sont venus me dire quelques-uns de vos vassaux... le jeune Bérenger en tête. Ce garçon, qu'une bataille fait pâlir, n'en est pas moins prêt à courir sus tout seul à un guerrier aussi redoutable que le bâtard pour sauver messire Arnaud. Il prétend n'avoir aucune difficulté à évoluer le long d'un rempart au bout d'une corde et je l'ai laissé piaffer dans la cour attendant votre réponse.

— Ma réponse ? fit Catherine amèrement. Demandez-la au cadavre de Fabre qui va se défaire sous nos yeux, livré aux bêtes et aux intempéries pendant des jours ! Bérenger n'est qu'un enfant : je ne veux pas le sacrifier.

— Quel que soit celui qui tentera de descendre des murailles, il aura bien peu de chances de s'en tirer vivant. L'ennemi fait bonne garde et... Écoutez !...

Un affreux vacarme venait d'éclater au-dehors fait du fracas des armes et des cris qui éclataient de part et d'autre : l'ennemi attaquait, essayant sans doute de profiter de cette espèce de détente qu'avait apportée le retour du soleil.

Un instant, la châtelaine et le prêtre écoutèrent en silence puis, presque en même temps, ils se signèrent.

— Il va encore y avoir des morts et des blessés ! soupira Catherine.

Combien de temps tiendrons-nous ?

— Pas bien longtemps, je le crains. Tout à l'heure, je suis monté au clocher de l'église et j'ai inspecté le camp de l'ennemi. Une partie d'entre les hommes est en train d'abattre des arbres et les charpentiers sont à la tâche : ils vont construire des tours de siège. D'autres tuaient les bêtes que l'on n'a pu faire rentrer dans la ville et les écorchaient pour étendre leurs peaux sur le bois et le mettre à l'abri du feu. Il nous faudrait une aide rapide sinon nous devrons parlementer... et sans doute capituler !

Le pâle visage de la jeune femme devint encore plus blanc.

Capituler ? Elle connaissait déjà les conditions et s'il lui était indifférent de livrer aux griffes des Apchier tout le contenu de sa maison, il n'en allait pas de même pour sa personne. La reddition signerait son arrêt de mort, car elle n'accepterait jamais d'entrer au lit du loup du Gévaudan.

— Dans ce cas, soupira-t-elle, il n'y a plus qu'une solution : c'est moi qui dois emprunter le chemin suivi par la dentellière ! Que je meure là ou de ma propre main pour échapper à Bérault, peu importe.

Et si je réussis, nul n'aura plus de poids que moi auprès de mon époux.

Ma présence, j'imagine, réduira à néant les accusations de Gonnet.

L'abbé hocha la tête, plus soucieux que jamais.

— Je m'attendais à ce que vous me proposiez cela. Mais, Dame Catherine, outre que personne n'accepterait pareil sacrifice ici, ce serait folie dans l'état de faiblesse où vous vous trouvez.

— Je vais mieux... et personne n'a besoin de savoir. Mais puisque je n'ai pas encore tellement de forces, pourquoi ne pas employer le moyen qui avait si bien réussi à saint Paul pour quitter Damas ?

De la plus imprévisible façon à une minute aussi grave, l'abbé Bernard se mit à rire.

— Vous faire descendre dans un panier ? J'avoue que je n'y aurais pas pensé ! Non, Dame Catherine, c'est impossible ! Mais j'ai peut-

être mieux à vous offrir...

Surprise, elle le regarda plus attentivement. Il y avait, dans ses yeux gris, une lueur combative et sur ses traits une détermination nouvelle.

— Vous admettez donc que j'ai raison de vouloir tenter moi-même de rejoindre Arnaud ?

Aussitôt, il redevint grave et, posant une main sur l'épaule de la jeune femme, il déclara lentement :

— Non seulement je l'admets... mais je vous en aurais priée si vous ne l'aviez proposé. Il est inutile de se leurrer plus longtemps : le secours, quel qu'il soit et à moins que ceux d'Aurillac et le bailli des Montagnes n'acceptent de s'en mêler, arrivera trop tard. Il ne faut pas que Bérault d'Apchier puisse vous trouver ici le jour où il me faudra le laisser entrer. Vous devez donc partir, mais vous ne partirez pas seule : vos enfants non plus ne peuvent rester ici. Ce serait trop risqué.

— J'avais pensé les cacher parmi ceux d'une ou deux autres familles, sous la garde de Sara...

— Non. Votre absence mettra Bérault dans une suffisante rage.

Son premier soin serait de les faire chercher pour s'en faire un outil de chantage et vous obliger à revenir. Il est rusé et certaines vérifications sont faciles à faire. Non, mon amie, il vous faut m'écouter : vous partirez d'ici avec vos enfants, Sara et même Bérenger. Vous gagnerez Carlat où vous pourrez laisser les enfants et Sara. Ils y seront en sûreté. Ensuite vous continuerez votre chemin vers Paris d'où vous nous rapporterez le salut : nul n'aura plus de pouvoir auprès du Roi et du Connétable pour obtenir une troupe que votre époux ne demanderait peut-être pas par trop grand orgueil. Vous nous reviendrez avec une armée, surtout si Paris tombe... et vous ferez place nette !