— Comment est-il venu là ? fit quelqu'un. Et où est sa fille ?
La réponse à la première de ces deux questions fut aussitôt trouvée : au dernier créneau, avant la boursouflure d'une tour, une corde pendait le long de la muraille.
— Il sera tombé ! souffla une voix oppressée. Descendre comme ça d'un rempart, c'était pas un exercice pour un homme de son âge...
— Et le carreau ? riposta Martial Malvezin. Il l'aura ramassé aussi en tombant ?
— On lui aura tiré dessus. Les gens d'en face savaient peut-être pas qu'il travaillait pour eux.
On sentait que tous ces gens étaient troublés par la mort de Fabre.
Il y avait si peu de temps encore qu'il était l'un des leurs sans que personne pût supposer qu'il s'était déjà détaché de la communauté. Il y avait, dans le ton impressionné des voix, une espèce de considération qui révolta Gauberte :
— Ouais ! s'écria-t-elle. Mais il est tout seul sur son fossé, l'Augustin ! Normalement, ils devraient être deux. Où est-ce qu'elle est passée, la belle Azalaïs ? Bien sûr, ça paraît difficile d'imaginer qu'elle ait emprunté le même chemin...
— Et pourquoi donc pas ? C'est un vrai chat cette fille-là ! Elle a le diable au corps et elle doit être capable de passer par le trou d'une aiguille aussi bien que de glisser le long d'une montagne sans se blesser. J'ai toujours dit qu'elle était un peu sorcière, conclut Martial avec humeur.
En effet, il avait longtemps soupiré après la belle dentellière sans rien en obtenir d'autre que des rires et des moqueries dont il lui gardait rancune.
Sans quitter des yeux le corps brisé qui semblait le fasciner, le sergent Barrai repoussa son chapeau de fer et se gratta la tête en soupirant.
— Martial a raison. Quelque chose me dit qu'on ne la retrouvera pas ! En tout cas, voilà le pauvre Fabre péri à la face du Ciel sans que personne se soucie de lui donner une honnête sépulture.
Le cadavre, en effet, avait quelque chose de plus misérable, de plus tragiquement abandonné que tout autre. Il était tombé là, sur le revers boueux du fossé, à mi-chemin de la ville - où son âme s'était perdue aux mains d'une diablesse - et du camp ennemi, tranquille à cette heure, dont cependant il avait attendu autre chose qu'une blessure mortelle. Mais, indifférents à cette misérable dépouille, les routiers vaquaient aux travaux du matin, allumant les feux de cuisine et profitant du beau temps revenu pour sécher leurs hardes et faire un peu de nettoyage.
Le soleil, qui venait de crever l'horizon et de bondir dans le ciel, déversait sur la campagne ravagée une orgie de rayons déjà chauds. Et rien, hormis ce corps sanglant, n'aurait pu laisser supposer qu'entre ce camp bourdonnant d'activité et cette cité momentanément tranquille la haine, la fureur, la peur et la cupidité avaient tendu un rideau de fer.
Mais il y avait le corps avec sa plaie béante, sa face tordue par le dernier spasme, et chaque chose reprenait à la fois sa place et sa signification.
— Espérons que ces faillis chiens l'enterreront, soupira Gauberte en guise de conclusion. Après tout, il a été trahi autant que nous l'avons été par lui et il a payé bien cher. Faudra demander à l'abbé un bout de prière pour sa pauvre âme parce que ce n'est pas lui le plus coupable !
Et, serrant plus étroitement contre elle sa peau de mouton, comme si, tout à coup, elle sentait le froid de la mort s'insinuer en elle, la grosse toilière fourra sa quenouille sous son bras et, sans plus s'occuper de personne, rentra chez elle pour nourrir sa nichée.
Le chemin de ronde se vida silencieusement, à l'exception des hommes de garde qui reprirent leur monotone faction.
Pendant ce temps, au château, Catherine revenait à l'amère réalité que le soleil, entrant à flots rutilants par les vitraux coloriés de sa chambre, ne parvint pas à éclairer. Ce fut pour apprendre de la bouche de Sara que l'abbé Bernard venait d'arriver et la demandait.
— Je peux lui dire de revenir si tu ne te sens pas mieux, proposa Sara. Tu nous as encore fait une belle peur.
— Non. C'est inutile. Moi aussi il faut que je lui parle. S'il n'était pas venu, je l'aurais fait demander.
— Mais dis-moi au moins comment tu te sens ?
La jeune femme eut un sourire sans gaieté :
— Mieux, je t'assure. Ce que tu m'as donné m'a fait du bien. Et puis, tu sais, ce n'est plus guère le moment de m'attendrir sur mon sort ou de me dorloter dans mes draps. Si Gonnet d'Apchier parvient à ses fins, mieux vaudrait pour moi mourir tout de suite.
— Tu me permettras d'en juger autrement. Je vais chercher l'abbé.
— Non. Conduis-le dans mon oratoire. Dans ce que nous allons dire, il vaut mieux que Dieu soit en tiers, car jamais je n'ai eu autant besoin de son secours. Reviens seulement m'apporter quelque chose de chaud. Il me faut reprendre des forces.
Sara eût cent fois préféré que Catherine demeurât dans son lit ; cependant, elle n'insista pas. Elle savait que ce serait peine perdue.
Certes, la jeune femme avait une mine affreuse et les traits tirés, mais il y avait aussi au coin de sa bouche un pli obstiné que l'ancienne fille de Bohême connaissait bien. Lorsqu'il se creusait, Sara sentait qu'il lui fallait abandonner Catherine à elle- même, la laisser aller jusqu'au bout de sa résolution, même si cela signifiait qu'il lui faudrait, du même coup, aller jusqu'au bout d'elle-même, ou peut-être même au-delà.
Elle sortit donc, guida l'abbé Bernard jusqu'à l'oratoire, puis revint avec un bol de lait sucré au miel qu'elle tendit sans un mot.
Pendant sa courte absence, Catherine avait quitté son lit, non sans peine d'ailleurs. Les premiers pas hasardés sur le carrelage rouge et noir de la chambre avaient été plus qu'incertains. La jeune femme sentait que la tête lui tournait, reprise par l'une de ces brusques migraines qui inquiétaient si fort Sara. Mais elle se raidit, obstinée à vaincre sa faiblesse. Il fallait, pour son salut, pour celui d'Arnaud, et surtout pour celui de leur bonheur commun, qu'elle réussît à vaincre ce corps rétif, habituellement si souple et si obéissant, et qui refusait de l'aider au moment où elle en avait le plus besoin. Leur vie, à tous les deux, ne dépendait plus que d'elle seule et il fallait pouvoir combattre. Plus tard, quand l'ouragan serait passé... s'il passait jamais, elle pourrait songer à elle-même, à sa santé, à ses nerfs mis à si rude épreuve...
Elle se cramponna à l'une des colonnes de son lit et debout, refusant la tentation des coussins par peur de ne plus pouvoir s'en arracher, elle attendit que passât le vertige qui faisait tourbillonner les murs.
Quand ils s'arrêtèrent enfin, comme un manège à bout de course, elle alla lentement prendre sa robe brune ourlée de vair et s'y pelotonna plus qu'elle ne s'en revêtit.
Dans la pièce voisine, elle entendit la voix du petit Michel qui répondait avec autorité au joyeux gazouillis du bébé Isabelle. Le grand frère avait décidé de se charger d'inculquer à sa petite sœur les premiers rudiments de la conversation et il se livrait à sa tâche avec le sérieux précoce qu'il apportait dans tout ce qu'il faisait.
Attendrie, Catherine eut la tentation d'aller vers eux pour la joie de les serrer dans ses bras et retremper son courage dans leur tendresse spontanée, mais elle se refusa cette joie pour ne pas les effrayer. Le masque tragique reflété par son miroir n'était pas fait pour les yeux des enfants. Doucement, elle alla fermer plus soigneusement la porte de communication, but le lait que lui tendait Sara en la regardant fixement, puis, d'un pas dont la fermeté apparente devait tout à sa volonté, elle se dirigea vers son oratoire sans que Sara eût même esquissé le geste de lui offrir son bras. Cela aussi serait inutile.
L'oratoire occupait une tourelle. En y pénétrant, Catherine trouva l'abbé Bernard agenouillé devant le petit autel de granit où, sous l'ogive bleue et blonde d'un vitrail, brillait l'or du grand crucifix.
C'était une toute petite chapelle, faite pour les méditations solitaires d'une noble dame, mais elle renfermait, en plus de sa croix orfévrée, le précieux trésor personnel de Catherine : une Annonciation due au pinceau de Jean Van Eyck, le vieil ami de jadis.
Sur un étroit panneau de peuplier, l'artiste avait peint une petite Vierge, étonnamment virginale et pure dans les plis extravagants d'une immense robe de faille bleue sur laquelle se déroulaient les anneaux dorés d'une chevelure à peine retenue autour du front par un cercle serti de pierreries. Le visage légèrement détourné, la main levée dans un joli geste craintif, elle évitait de regarder l'ange somptueux et gentiment gouailleur qui, sourire futé et regard tendre, lui offrait une fleur en inclinant légèrement devant elle sa tête aux longues boucles brillantes, couronnée d'un diadème orfévré. La dalmatique de l'Ange et ses grandes ailes diaprées, toutes cousues de gemmes scintillantes, en faisaient une fabuleuse apparition, contrastant avec la simplicité, relative d'ailleurs, de la petite vierge, mais celle-ci avait le visage de Catherine, ses grands yeux couleur d'améthyste et son incomparable chevelure dorée. C'était une Catherine toute jeune, timide et tendre, semblable à la jeune fille qui, un soir, sur la route de Péronne et en compagnie de son oncle Mathieu, avait ramassé Arnaud de Montsalvy inerte et sanglant dans son armure noire souillée de boue. Et c'était à cause de cela que l'ombrageux capitaine avait laissé s'ouvrir les portes de sa demeure devant un chevaucheur de la Grande Écurie de Bourgogne qui, au matin de la Noël précédente, avait mis pied à terre dans la neige épaisse de la cour d'honneur. L'homme n'était pas seul avec le tableau, soigneusement empaqueté de toiles fines et de laines épaisses, qu'il portait devant lui comme un enfant : des hommes d'armes l'accompagnaient, une forte escorte et sans doute les premiers cavaliers bourguignons qui, depuis la paix d'Arras, eussent foulé le sol de France.
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