— Ce n'est pas moi !

— Pas toi ? cria le père de Bertille. Laissez-le-moi, Dame Catherine. Je vous jure que dans quelques minutes il chantera une autre chanson !

— e veux dire, se hâta de corriger Gervais, que ce n'est pas moi qui ai donné aux Apchier l'idée de venir ici. Ils y songeaient depuis la grande fête de l'automne et ça, moi, je l'ignorais quand ils m'ont recueilli là-haut, sur l'Aubrac, à moitié gelé et mourant de faim.

Mais c'est bien toi qui leur as dit que messire Arnaud avait quitté le pays avec ses hommes, constata l'abbé Bernard. C'est donc la même chose ! Pire encore, peut-être, car, sans toi, les femmes, les enfants et les vieillards de notre cité ne seraient pas en péril.

Rampant du ventre et des genoux, Gervais se traîna vers lui :

— Votre Révérence !... Vous êtes un homme de Dieu... Un homme de miséricorde !... Ayez pitié de moi ! Je suis jeune ! Je ne veux pas mourir ! Dites-leur de me laisser vivre !

— Et le pauvre frère Amable ? gronda le talmelier, il n'était pas si vieux lui non plus. As-tu aussi prié tes amis d'Apchier de lui laisser la vie ?

— Je ne pouvais rien ! Que suis-je pour donner conseil à des seigneurs ? Je ne suis pour eux qu'un manant.

— Pour nous aussi ! grogna le forgeron. Mais tu devais leur être un manant bien utile et plutôt bien vu, car tu paradais avec assez d'arrogance, au soir de leur arrivée...

— Et le deuxième messager, le Jeannet... celui que tu attendais comme cette nuit à la porte du souterrain, renchérit Bastide, il est encore bien en vie, sans doute ?

Tout autour du misérable, maintenant, les accusations jaillissaient comme des flèches et, sous leur rafale, Gervais se tassait de plus en plus, courbant l'échiné et rentrant la tête dans ses épaules comme sous l'attaque d'un essaim de guêpes, sans plus chercher à répondre ou à se défendre.

Un moment, Catherine les laissa faire sans intervenir. La haine et la fureur qui émanaient de ce cercle d'hommes achevaient de porter à son point culminant la terreur du prisonnier et c'était ce qu'elle souhaitait.

Assise sur son tabouret, muette et frissonnante dans les fourrures qu'elle serrait autour d'elle, la jeune femme évitait même de regarder cette loque humaine qui se traînait à ses pieds. Pareille lâcheté l'écœurait. Pourtant, de ce lâche terrorisé, il lui fallait encore tirer la vérité...

Quand elle sentit qu'il était à point, elle leva la main, imposant, par ce simple geste, silence à ses compagnons puis, du bout du pied, elle toucha l'épaule de l'homme affalé à terre.

— Écoute-moi, maintenant, Gervais Malfrat ! Tu as vu ces bommes, tu les as entendus ? Tous te haïssent et il n'en est pas un qui ne souhaite te faire endurer tous les tourments de l'enfer avant de permettre à ton âme misérable de s'évader de ton corps. Pourtant, tu peux encore t'éviter un univers de souffrance...

Gervais, instantanément, releva la tête. Elle lut un espoir dans son regard vacillant.

— Vous me feriez grâce encore, gracieuse dame ! Oh, dites... dites vite à quel prix !

Elle comprit qu'il était prêt à parler, à dire n'importe quoi pourvu qu'il pût croire à sa vie. Rien n'était plus facile que de promettre mais, même pour un coquin de cette espèce, elle ne voulait pas employer le mensonge ni une ruse aussi vile. Quoi qu'il lui en coûtât, elle le détrompa aussitôt.

— Non, Gervais ! Je ne te ferai pas grâce parce que je n'en ai plus la possibilité. Tu n'es pas mon prisonnier : tu es celui des gens de cette cité dont aucun ne comprendrait que nous te laissions poursuivre ta vie néfaste. Mais tu auras une mort rapide si tu réponds à deux questions... deux seulement.

— Pourquoi pas la vie ? La vie sauve, Dame Catherine, ou je ne répondrai à rien ! Que m'importe ce que vous voulez savoir si je dois mourir tout de même.

— Il y a mourir et mourir, Gervais ! Il y a la corde, la flèche, la hache ou la dague qui tuent en un instant... et puis il y a l'estrapade, les tenailles, le plomb fondu, les fers rouges... tout ce que l'on peut endurer des heures... des jours parfois et qui fait qu'alors on appelle, on désire la mort comme un bien suprême.

A chacun des mots terribles prononcés par Catherine, Gervais avait poussé un gémissement. Ils s'achevèrent en long hurlement :

— Non ! non... Pas ça !

— Alors parle ! Sinon, sur l'honneur du nom que je porte, je te livre au tourmenteur, Gervais Malfrat !

Mais la terreur n'avait pas encore complètement obscurci l'esprit du vaurien. Une expression de ruse passa sur son visage défait.

— Vous faites pas plus féroce que vous n'êtes, Dame Catherine ! Je sais aussi bien que vous qu'il n'y en a pas à Montsalvy !

— Il y a moi ! cria Martin Cairou qui ne pouvait plus se contenir.

Donnez-le-moi, Dame ! Je vous promets qu'il parlera et qu'aucun de ses cris, aucune de ses supplications ne me fera cesser le supplice...

Attendez ! Je vais vous montrer.

Vivement, le toilier se pencha, saisit près du brasero un long tisonnier de fer qu'il plongea dans les flammes au milieu d'un silence de mort.

On entendit haleter Gervais.

— Regarde cet homme, dit alors Catherine. Il te hait ! À cause de toi son enfant a choisi la mort. Et lui, voilà des jours et des nuits... des nuits surtout, qu'il rêve de te tenir à sa merci pour te faire endurer une éternité de douleurs dans l'espoir qu'elles apaiseront un peu les siennes. Tu as raison de dire que nous n'avons pas de tourmenteur à Montsalvy, mais c'est parce que nous n'en avons jamais eu besoin.

Cependant, pour toi, il y en aura un... et c'est toi-même qui l'auras fait naître... Parles-tu ?

Dans les braises, la longue tige de fer était devenue incandescente.

Martin la reprit d'une main ferme, tandis que, sans s'être concertés mais d'un même mouvement, Antoine Couderc et Guillaume Bastide empoignaient Gervais dont le hurlement fut celui d'un loup à l'agonie, tandis que tous ses muscles tétanisés se contractaient dans l'angoisse de la souffrance proche.

— NOOOOOOOOOOon !...

Martin s'avançait déjà. Catherine saisit son bras, le retint, puis s'adressant à Gervais qui se débattait furieusement aux mains de ses gardiens auxquels les deux fils Malvezin durent prêter main-forte :

— Parle ! Sinon, dans un instant, on t'aura dépouillé de tes vêtements, attaché à cet anneau qui pend de la voûte et nous te laisserons à Martin !

— Que... voulez-vous savoir ?

— Deux choses, je te l'ai dit. D'abord le nom de ton complice ! Il y a, dans cette ville, un misérable qui te renseigne et qui nous trahit.

Je veux son nom.

— Et la... deuxième question ?

— Bérault d'Anchier a clamé à tous les échos de ce pays que le seigneur de Montsalvy n'y reviendrait jamais. Je veux savoir ce qu'il trame pour avoir telle assurance. Je veux savoir ce qui menace mon époux !

— Je vous l'ai dit, Dame... je suis trop petit compagnon pour être honoré des secrets d'Apchier...

Catherine ne le laissa pas poursuivre. Sans hausser le ton, elle ordonna :

— Déshabillez-le et pendez-le par les poignets à cet anneau...

— Non ! Par pitié ! Non !... Ne me faites pas de mal ! Je vais parler... Je vais dire ce que je sais.

— Un instant ! coupa l'abbé Bernard. Je vais consigner tes déclarations. Tu es ici devant un tribunal, Gervais. J'en serai le greffier.

Calmement, il tira de son scapulaire une feuille de papier roulée ', une plume d'oie et décrocha de sa ceinture un petit encrier. Puis il fit signe à l'un des soldats de lui prêter son dos cuirassé comme pupitre.

— Voilà, fit-il avec satisfaction, nous t'écoutons !

Alors, regardant tour à tour l'abbé qui attendait, la plume en l'air, la châtelaine qui, un coude aux genoux et le menton dans sa main, dardait sur lui des yeux impitoyables, et le père de Bertille qui remettait au feu son tisonnier, Gervais articula :

— Gonnet... le bâtard d'Apchier, n'est plus au camp. Il est parti au matin du Vendredi saint pour Paris...

— Tu mens ! s'écria Nicolas. Le bâtard a été brûlé 1. Les moulins à papier existaient depuis près d'un siècle, tel celui de Richard de Bas, près d'Ambert, qui date de 1356.

à l'épaule au moment du premier assaut qu'ils ont donné. Il n'a pas pu partir !

— Je jure qu'il est parti, cria Gervais. On a la peau dure dans cette famille. Et puis, c'est son épaule qui lui fait mal, pas ses fesses. Il peut monter à cheval...

— Je te crois ! coupa Catherine avec impatience. Continue... Dis-nous ce qu'il est allé faire à Paris.

— Rejoindre messire Arnaud. On ne m'a pas mis au courant, bien sûr, mais quand on écoute derrière la toile d'une tente la nuit, on entend bien des choses...

Un éclat de rire de Nicolas lui coupa la parole de nouveau :

— Si tu espères nous faire croire que ton bâtard est parti assassiner messire Arnaud au beau milieu des troupes de monseigneur le Connétable, tu nous prends pour des idiots, ou alors il a le goût du martyre ton Gonnet ! Outre qu'il n'est pas manchot, notre maître, il a autour de lui une garde que lui envierait le Roi. On n'abat pas un Montsalvy quand il a, auprès de lui, un La Hire, un Xaintrailles, un Bueil, un Chabannes... ou alors c'est que l'on accepte de se laisser écorcher vif ensuite.

— Je n'ai pas dit qu'il allait l'assassiner... pas tout de suite, du moins ! Les Apchier sont plus malins que ça. Gonnet va à Paris...

pour combattre avec les capitaines. Il va prétendre être venu servir le Roi pour essayer de gagner des éperons de chevalier. Tout au moins, c'est ce qu'il dira et Messire Arnaud n'aura aucune peine à trouver ça tout naturel. Il sait que Gonnet est bâtard, qu'il n'a pas grand-chose à attendre de l'héritage paternel, puisque Bérault d'Apchier a deux fils légitimes. Personne ne s'étonnera qu'un garçon élevé dans le goût des armes cherche à se tailler une place au soleil, n'est-ce pas ?