Elle reprit tout à fait ses esprits sous la main de Sara qui, après avoir nettoyé la plaie qu'elle portait à l'épaule, appliquait dessus un cataplasme de feuilles de plantain. La blessure, heureusement, n'était pas grave. Les plis de la grande cape noire qui enveloppait Catherine avaient trompé l'assassin, d'ailleurs pressé, et il n'avait frappé du couteau que pour lui faire lâcher prise et réussir enfin à la jeter dans le vide.
De toute évidence, il eût de beaucoup préféré que sa mort eût l'air d'un accident.
En ouvrant les yeux, Catherine vit autour d'elle les trois visages de Donatienne, de Sara et de Marie qui s'étageaient à son chevet, semblables à quelque allégorie des trois âges de la vie. Les traits de la vieille femme avaient revêtu une sorte de gravité offensée. Le visage de Sara était fermé, buté, mais Catherine savait que sous cette froideur apparente couvait le volcan d'une immense fureur. Seul, celui de Marie, plus tendre, était noyé de larmes.
Pour les rassurer, pour effacer cette anxiété qu'elle lisait dans ces trois paires d'yeux si dissemblables, Catherine s'efforça de leur sourire.
— Ce n'est rien, dit-elle. J'ai eu surtout très peur.
— Et tu as encore peur, gronda Sara. Qui ne l'aurait, d'ailleurs ?
Comment imaginer que dans cette ville où chacun t'aime et célèbre tes vertus il a pu se trouver quelqu'un d'assez ignoble...
— ...pour en avoir assez, sans doute, de ce que tu appelles si pompeusement « mes vertus ». Je ne suis qu'une femme comme les autres, ma bonne Sara. Et même si tu ne le comprends pas, parce que tu m'aimes, il est assez normal que j'aie quelques ennemis... même si c'est très désagréable à admettre.
— Celui qui vous a attaquée est plus qu'un ennemi, s'écria Marie.
Celui-là, il vous hait.
Donatienne alors sortit du silence réprobateur qu'elle observait. Elle donnait l'impression qu'en s'attaquant à Catherine, l'invisible ennemi l'avait offensée personnellement.
Personne ici n'a de raisons valables de haïr notre dame, affirma-t-elle péremptoire. Je pense, pour ma part, que cet homme a agi par ordre et que ses sentiments n'ont rien à voir avec son geste. Disons... qu'il déteste moins Dame Catherine qu'il n'aime les Apchier. On a dû penser, chez ces gens, qu'une fois notre châtelaine abattue, l'abbé, qui n'est pas homme de guerre et qui a toute la douceur d'un véritable saint, ne ferait pas tant de difficultés pour admettre un nouveau co-seigneur, surtout si...
Elle s'arrêta, gênée tout à coup par cette pensée qui, l'habitant depuis plusieurs jours, venait de remonter si naturellement à ses lèvres. Ce fut Catherine qui, sombrement, acheva sa pensée incomplètement formulée :
— Surtout si, comme l'a prédit Bérault, monseigneur ne devait jamais revenir de cette guerre.
Tout à coup, elle se redressa sur ses oreillers, si brusquement d'ailleurs que son épaule blessée lui arracha une plainte. Elle négligea la douleur et, regardant l'un après l'autre les trois visages tendus vers elle :
— ...Il faut que vous me promettiez, au cas où il m'arriverait malheur... Non, non ! Ne protestez pas : cela peut se produire. Il est probable même que mon mystérieux agresseur, voyant son coup manqué, cherchera à le renouveler, en admettant qu'il en ait le temps...
— Il ne l'aura pas ! protesta farouchement Marie. Josse bat la ville à l'heure présente, cherchant, interrogeant, fouillant les maisons et les consciences. Quand on vous a ramenée, tout à l'heure, il était comme fou. "J'ai juré sur ma vie à messire Arnaud qu'il n'arriverait rien à Dame Catherine, ni aux enfants, durant son absence, répétait-il. Si l'assassin avait réussi son coup, je n'avais plus qu'à mourir !..."
Ce serait la dernière chose à faire, car si j'avais disparu c'est alors que Michel et Isabelle auraient le plus besoin de défenseurs, fit Catherine sévèrement. En fait, c'est de cela que je veux parler. Jurez-moi, si je viens à mourir, de sauver mes enfants par tous les moyens. Cachez-les parmi ceux de la ville car, si Montsalvy tombait aux mains de Bérault, il n'épargnerait pas mes petits. Cachez-les... tenez, parmi ceux de Gauberte ! Elle m'est dévouée et elle en a déjà dix : deux de plus ne se verraient même pas. Puis, le calme revenu, conduisez-les à Angers, auprès de la reine Yolande qui saura les faire élever comme il convient et, aussi, maintenir leurs droits... venger leurs parents !
Jurez-le-moi !...
Donatienne et Marie levaient déjà la main, mais Sara, qui était occupée à essuyer les siennes à une serviette, jeta le linge avec colère et fit, avec agitation, deux ou trois tours dans la chambre. Son teint brun était devenu très rouge et ses yeux noirs lançaient des éclairs trop brillants pour que quelques larmes n'y fussent pas mêlées.
— Tu n'es pas encore morte, que je sache ! s'écria-t-elle. Tu es là, à dicter tes dernières recommandations comme si nous étions des simples d'esprit ! Crois-tu donc que nous aurions besoin d'un serment pour faire notre devoir au cas où...
Tout à coup, s'arrêtant net, elle regarda Catherine avec des yeux dilatés d'où ruisselaient les larmes puis, comme un grand oiseau sombre, elle s'abattit à genoux auprès du lit et enfouit son visage dans les couvertures.
— ...Je te défends de parler de ta mort ! sanglotait- elle, je te le défends ! Si tu mourais... crois-tu que ta vieille Sara pourrait encore respirer l'air du Bon Dieu, regarder son soleil alors que tu serais descendue dans la nuit ? Ce n'est pas possible... Je ne pourrais pas...
Ne me demande pas de jurer... parce que je ne pourrais pas tenir ma promesse.
Elle sanglotait maintenant et Catherine, émue par ce désespoir qui traduisait si bien la tendresse de sa vieille compagne, attira sa tête contre sa poitrine et se mit à la bercer comme un petit enfant, mais sans parvenir à articuler une seule parole tant l'émotion lui serrait la gorge.
Depuis des années, Sara tenait auprès d'elle la place d'une seconde mère. Elle avait tout partagé avec Catherine, les pires heures plus encore que les meilleures et, bien des fois, elle avait risqué sa vie pour celle qu'elle appelait son enfant. Parfois, d'ailleurs, Catherine se prenait à penser que la femme de Bohême rencontrée à la Cour des Miracles au temps du malheur tenait plus de place en son cœur que sa propre mère qui vivait loin d'elle sur la terre bourguignonne. Elle en avait un peu honte, mais elle savait depuis longtemps que le cœur maîtrise difficilement ses élans et ne bat pas toujours dans le sens que l'on souhaiterait...
Quand Josse apparut, quelques instants plus tard, l'émotion avait gagné les deux autres femmes et, dans la chambre de Catherine, tout le monde pleurait sur ce qui aurait pu être.
La mine sombre, les traits tirés par une anxiété d'autant plus profonde qu'il se refusait à l'accepter, Josse regarda les quatre femmes, posa un instant la main sur l'épaule de Marie dans un geste familier de protection, lui sourit de son curieux sourire en demi-lune qui relevait les commissures de ses lèvres sans les desserrer, puis salua sa maîtresse qui, repoussant doucement Sara, paraissait attendre qu'il parlât.
— Il semble que vous ayez eu affaire à un fantôme capable de fondre dans la pierre des murs, Dame Catherine. Personne n'a rien vu, rien entendu. L'homme doit être diantrement habile. Ou alors il a des complices...
Catherine se raidit. Les paroles de Josse creusaient davantage la lézarde que le récit de Bérenger avait fait naître dans le mur de fidélité dont elle se croyait si bien entourée.
Des complices ? Peut-être, après tout... Qui pouvait d'ailleurs affirmer que son agresseur était le même homme que le traître ? L'idée de son entourage n'était- elle pas que ce traître était une femme ? Cela faisait deux ennemis d'autant plus redoutables qu'ils étaient protégés par le manteau de la confiance...
Envahie d'une peine amère, Catherine ferma les yeux, serrant les paupières pour retenir de nouvelles larmes, de découragement cette fois. A quoi bon lutter s'il lui fallait combattre ses propres amis ?
Josse s'approcha à toucher le lit et, pour la ramener à la réalité, posa doucement ses doigts sur le poing qu'elle serrait instinctivement sur le drap. Ses yeux se rouvrirent aussitôt :
— Oui, Josse ?
— Vous êtes lasse et je vous demande pardon, mais Nicolas désire savoir si la décision prise en conseil tient toujours et si vous êtes toujours décidée...
— Plus que jamais ! Nous agirons demain soir. Trouvez un homme capable de... faire parler celui que nous espérons prendre. Mais surtout pas Martin Cairou. Il a trop de haine. Quant à moi, j'attendrai le résultat de l'expédition dans la salle basse du donjon : je veux être renseignée aussitôt que possible.
— Dans la salle basse ? Mais pourrez-vous seulement quitter votre lit demain ?
Les feux de la colère avaient séché ses yeux. Un peu de fièvre mettait des taches rouges à ses joues pâles, mais dans le regard qu'elle levait sur son intendant, il y avait une inflexible volonté qui rendait bien inutile toute autre forme de réponse.
Josse Rallard ne s'y trompa pas. Saluant profondément, il sortit de la chambre.
CHAPITRE IV
Le fruit véreux
— Douce Dame ! hasarda Bérenger, vous ne devriez pas être ici. Il fait froid, humide et vous êtes souffrante. Voyez : vos mains tremblent...
C'était vrai. Malgré l'épaisse robe de velours gris et la pelisse fourrée de vair qui l'enveloppaient, Catherine claquait des dents. Ses pommettes rouges et ses yeux trop brillants dénonçaient la fièvre, mais elle s'obstinait à demeurer là, dans cette salle basse, lourdement voûtée d'ogives, où le froid tombait comme une chape de plomb malgré le brasero empli de braises qui rougeoyait près du tabouret où la jeune femme s'était assise.
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