Dans un instant, du creux noir des vallées, dans l'ombre des rochers et des châtaigniers, des groupes de paysans apeurés monteraient, presque à tâtons, guidés par la seule Géraude vers les murailles protectrices, poussant leurs chèvres et leurs moutons, trimbalant leurs quelques biens dans des ballots, chargés de paniers d'osier où s'entasseraient la volaille et le grain, les femmes portant leurs nourrissons, traînant à leurs jupes les marmots assez grands pour marcher. Ils arriveraient tous par la porte d'Entraygues, ceux du nord contournant déjà la cité par des sentiers à peine tracés, pour échapper aux routiers que leur sûr instinct montagnard leur aurait fait flairer de loin. Il faudrait les loger, les réconforter, les rassurer. Déjà, ils étaient en chemin sans doute, pour profiter de la dernière lueur du jour et, pour les faire entrer, il fallait poster le plus gros des quelques soldats demeurés à Montsalvy...

Malgré ses forces militaires réduites, Catherine n'était pas vraiment inquiète pour sa ville. Les gens de Montsalvy savaient la défendre et, dans un combat, les saints moines de Bernard de Calmont valaient de vieux guerriers blanchis sous le harnois. Mais s'il fallait soutenir un siège, si les routiers s'installaient? Le rude hiver montagnard s'achevait, et les provisions, elles aussi, s'épuisaient et il allait y avoir tant de bouches à nourrir !

Un instant, Catherine demeura près de la porte de la vallée demeurée ouverte pour accueillir les fugitifs. On la fermerait seulement quand ce serait indispensable. Les ombres y étaient noires, profondes, mais, au-delà de l'ogive de pierre où s'amorçait la herse, la campagne gardait un reste de faible lumière avant de plonger dans l'obscurité de la vallée du Lot.

Une torche s'alluma sous la voûte épaisse, s'accrocha au mur et sa flamme se refléta sur les chapeaux de fer des archers que Nicolas Barrai, le sergent, y groupait pour l'aider à reconnaître et trier les réfugiés.

Apercevant la châtelaine, il porta la main à son casque et, sous la grande moustache noire qui lui donnait l'air d'un guerrier gaulois, Nicolas souriait.

Quand j'ai entendu le tocsin, j'ai compris ! Il y a trois guetteurs sur le rempart au-dessus, qui surveillent la route d'Entraygues et les sentiers.

Vous pouvez vous occuper du château, Dame Catherine...

J'y vais, Nicolas. Mais essayez d'accueillir le plus de réfugiés possible avant de lever le pont. Ceux qui ne pourront entrer seront sacrifiés, j'en ai peur !

Qui nous attaque ?

Les Apchier. Ils ne font pas de quartier d'après ce que j'ai vu vers Pons.

Le sergent haussa ses épaules dont les plaques de fer s'entrechoquèrent et frotta son nez à sa manche de cuir.

Ils n'en font jamais ! C'est la fin de l'hiver et les loups du Gévaudan sont à jeun depuis longtemps sans doute. J'avais entendu dire qu'ils avaient pris la campagne vers Nasbinals et même qu'ils avaient quelque peu molesté les moines de l'Aubrac. Mais je ne pensais pas qu'ils viendraient jusqu'ici ! Ils n'y sont jamais venus.

Si, rectifia Catherine amèrement. Us y sont venus à l'automne passé.

Bérault d'Apchier était au baptême de ma fille Isabelle.

Drôle de façon de reconnaître l'hospitalité reçue ! M'est avis, Dame Catherine, qu'ils ont dû apprendre que Messire Arnaud était reparti en guerre. Alors, l'occasion leur a paru belle : Montsalvy aux mains d'une femme !

Ils l'ont appris, Nicolas, et je sais par qui. À Pons, j'ai vu un homme allumer un fagot sous les jambes d'une femme pendue à un arbre par les cheveux. C'était Gervais Malfrat !

Le sergent cracha presque sur ses pieds et s'essuya la bouche derechef.

Ce failli fils de pute ! Vous auriez dû le pendre, Dame Catherine.

Messire Arnaud, lui, n'aurait pas hésité.

Catherine ne répondit pas et, sur un geste d'adieu, dirigea son cheval vers l'enceinte de son château. Il y avait bientôt deux mois qu'Arnaud était parti, au fort de l'hiver, alors que la neige enveloppait toutes choses et rendait les chemins difficiles, emmenant ses lances, la meilleure noblesse du comté et les plus jeunes de ses soldats, ceux qui brûlaient de se distinguer au combat. En vue de la campagne de printemps, le connétable de Richemont, que le Roi venait de nommer son Lieutenant en Ile-de-France, rameutait ses troupes afin d'attaquer Paris. Le temps était venu de reprendre enfin à l'Anglais la ville capitale où, à ce que l'on disait, la misère était grande. Et, bien sûr, en recevant son messager, le seigneur de Montsalvy n'avait même pas hésité une seconde. Il était parti, trop heureux, pensait amèrement Catherine, d'échanger le morne ennui de l'hiver auvergnat pour la vie grisante et intense des combats, la seule qu'il aimât.

Pourtant, au soir triomphal qui avait marqué la grande fête d'automne et le baptême d'Isabelle, Arnaud avait promis à sa femme qu'ils ne se quitteraient plus jamais, qu'elle pourrait le suivre quand il repartirait en guerre. Mais, deux mois plus tôt, Catherine avait pris froid. Elle était toute dolente, incapable en tout cas d'une longue chevauchée par un temps aussi rude. Et la dame de Montsalvy avait eu l'impression bizarre que son seigneur était assez satisfait d'une circonstance qui le dispensait de tenir une promesse, visiblement parvenue dans son esprit à l'état d'enfantillage.

— De toute façon, lui avait-il dit en manière de consolation tandis que, les yeux pleins de larmes, elle le regardait essayer son armure, il ne t'aurait pas été possible de me suivre. Les combats vont être rudes.

L'Anglais s'accroche au sol de France comme un sanglier forcé à sa bauge. Et il y a les enfants, le fief, tous nos gens. Ils ont besoin de leur châtelaine, ma mie.

— N'ont-ils donc pas besoin aussi de leur seigneur ? Il leur a manqué si longtemps.

Le dur et beau visage d'Arnaud de Montsalvy s'était fermé. Un pli de contrariété avait rapproché ses noirs sourcils.

— Us auraient besoin de moi si quelque danger sérieux les menaçait. Mais, grâce à Dieu, il n'y a plus d'ennemis capables de nous menacer dans nos montagnes. L'Auvergne n'a plus depuis longtemps de places fortes anglaises et ceux dont les sympathies auraient pu, par amitié pour Bourgogne, pencher de ce côté n'osent plus se manifester.

Quant aux routiers, leur temps est révolu. Il n'y a plus d'Aymerigot Marchés menaçant nos terres et nos bourses. Mais le Roi doit achever de reprendre la terre que Dieu lui a donnée. Et il ne pourra se dire roi de France tant que Paris sera entre les mains de l'Anglais. Je dois y aller, mais, quand les combats cesseront et que nous fêterons les victoires, je t'appellerai. Jusque-là, je te le répète, tu ne cours aucun danger, mon cœur. D'ailleurs, je te laisse Josse et les plus aguerris de mes soldats...

Les plus aguerris, peut-être, mais surtout les plus vieux. Ceux qui préféraient certainement chauffer leurs articulations raidies par les rhumatismes au feu du corps de garde en buvant du vin chaud, plutôt que veiller aux créneaux interminablement pendant les nuits humides.

Le plus jeune, c'était Nicolas Barrai, leur chef, qui approchait la quarantaine, un âge très mûr à une époque où l'on ne faisait guère de vieux os. Il est vrai qu'il y avait l'autre seigneur du pays, Bernard de Calmont d'Olt et sa trentaine de moines et que, ceux-là, Arnaud savait au juste quelle sorte d'hommes ils étaient.

Il avait donc quitté Montsalvy par un matin de givre, fièrement campé sur son destrier moreau avec sa bannière qui flottait au vent acide du plateau. De sable et d'argent, sinistre, elle contrastait avec les pennons gaiement colorés qui voltigeaient au bout des lances de ses chevaliers.

Il y avait là les meilleurs représentants de la noblesse environnante qui, tous, avaient tenu à l'honneur de suivre le comte de Montsalvy à la rescousse de la capitale : les Roquemaurel de Cassaniouze, les Fabrefort de Labesserette, les Sermur, le seigneur de La Salle et celui de Villemur, tous escortés de leurs gens, tout joyeux de s'en aller en guerre autant qu'écoliers en vacances...

Et Catherine, qui, du chemin de ronde, les avait regardés s'éloigner sous les nuages bas et les bourrasques de vent, n'avait pas vu Arnaud se retourner une seule fois pour lui adresser un dernier adieu. Elle sentait même que, s'il avait pu, il aurait mis son cheval au galop afin de rejoindre plus vite ses frères d'armes, les autres capitaines du Roi, La Hire, Xaintrailles, Chabannes, tous ces hommes pour qui la vie ne valait qu'en raison du danger couru, des coups et des victoires remportées et qui tissaient, entre Catherine et son belliqueux époux, cette tapisserie de haute lice, faite d'acier et de sang, dont les motifs se relevaient, hauts en couleur, sur l'or brûlant des matins de victoire et l'azur des bannières royales dressées en face des lignes noires de l'ennemi. Il y avait aussi les longues années de fraternité, les souvenirs communs, gais ou tragiques, les blessures reçues ensemble et dont le sang se mêle aux bassins des barbiers, après avoir rougi les mêmes mottes d'herbe foulée.

La vie des hommes entre eux ! Celle qui n'appartient qu'à eux et où toute femme, même la plus aimée, n'est qu'une intruse !

« Ses amis lui tiennent à cœur plus que moi », avait- elle pensé alors.

Pourtant, dans la nuit qui avait précédé son départ, il l'avait aimée avec une sorte de fureur. Il l'avait prise et reprise jusqu'à être obligé d'arracher du lit les draps trempés de sueur, labourant inlassablement la tendre chair offerte et emplissant la chambre close de ses clameurs de victoire. Jamais Catherine ne l'avait connu ainsi, jamais non plus elle n'avait connu plaisir aussi intense, ni aussi épuisant. Mais, au plus aigu de sa joie de femme comblée, une bizarre idée avait germé dans l'esprit de Catherine et, quand enfin, au moment où la cloche du monastère sonnait matines, il s'était laissé retomber auprès d'elle, haletant, prêt à couler comme un nageur épuisé au plus profond du sommeil, elle s'était pelotonnée contre lui et, les lèvres contre les muscles durs de sa poitrine, elle avait murmuré :