Cela dura longtemps et il était déjà tard quand, enfin, les notables de la ville purent rejoindre les convives qui se pressaient dans la grande salle du château autour des chapelets de saucisses, des jambons séchés et des fromages.

Catherine et l'abbé demeurèrent un instant seuls dans la salle désertée, écoutant la rumeur presque joyeuse qui accueillait les conseillers à leur sortie de l'abbaye.

L'abbé Bernard poussa un profond soupir, puis, quittant son siège, glissa les mains au fond de ses larges manches et alla lentement vers la châtelaine. Le front légèrement baissé, elle l'attendait visiblement de pied ferme, accrochée à sa décision et sachant d'ailleurs parfaitement ce qu'il allait lui dire.

— Vous avez prononcé des paroles dangereuses, Dame Catherine.

Pensez-vous qu'il soit sage d'éveiller ainsi la violence dans leurs âmes ?

— La violence, mon Père, ce n'est pas moi qui l'ai choisie : ce sont ceux qui nous attaquent. Et quelles armes, plus conformes à la loi du Christ, avez-vous à nous offrir quand la trahison est dans la cité, quand l'ennemi connaît nos secrets, nos mouvements, dès l'instant où nous en décidons ? Si les défenses du souterrain n'étaient si bien faites et si solides, Bérault d'Apchier, grâce au misérable qui le renseigne, serait déjà ici, au cœur de notre ville ! Me diriez-vous qu'il n'emploierait pas la violence et que ses mains seraient pleines de lys et de rameaux d'olivier en venant jusqu'à nous ?

— Je sais, Dame Catherine ! Je sais que vous avez raison, mais ces armes terribles... la potence... la torture... est-ce bien à vous, une femme, de les employer ?

Elle se dressa de toute sa hauteur, encore grandie par la flèche de velours violet qui couronnait ses tresses dorées.

— À cette heure, l'abbé, je ne suis plus une femme. Je suis le seigneur de Montsalvy, son défenseur et son garant. On m'attaque : je me défends ! Qu'aurait fait, à votre avis, monseigneur Arnaud, en admettant qu'il se fût trouvé dans notre situation ?

Il y eut un petit silence. Puis l'abbé eut un petit rire sans joie, haussa les épaules et détourna la tête.

— Bien pire, je le sais bien ! Mais il est lui... et vous êtes vous !...

— Non, s'écria-t-elle d'une voix où vibrait toute sa passion. Nous ne sommes qu'un ! Et vous le savez mieux que quiconque. Alors, seigneur abbé, oubliez Dame Catherine et laissez agir Arnaud de Montsalvy !...

Son orgueilleuse profession de foi, son cri d'amour qui affirmait avec une ardeur proche du désespoir ce tout et cette identité avec l'homme aimé, pour lesquels, depuis le jour de leur rencontre sur une route flamande, Catherine avait lutté jusqu'aux limites du possible, elle l'écoutait résonner encore au plus profond d'elle-même, tandis que, le soir venu, elle parcourait le chemin de ronde pour une dernière inspection des postes de garde avant de s'en aller prendre un peu de repos.

Elle était lasse, soucieuse aussi car, en prenant ainsi, seule, une grave décision, presque contre l'avis de l'abbé, elle avait du même coup chargé ses épaules de l'écrasant fardeau d'une responsabilité sans partage. Mais Arnaud n'aimait pas le partage et il fallait que, même en son absence, sa volonté demeurât primordiale et prépondérante.

La pluie s'était enfin décidée à cesser avec la tombée du jour, mais un vent glacé avait pris sa place. Il s'engouffrait dans l'enfilade des hourds et chassait les nuages comme un troupeau emballé sous le fouet d'un berger fou. Cette nuit, sans doute, il gèlerait et ce que les averses torrentielles avaient épargné, le gel achèverait de le détruire.

De toute façon, la saison serait dure et, quand l'ennemi aurait été refoulé, il faudrait écrire en hâte à Bourges pour aviser Jacques Cœur d'une situation si difficile, lui demander de transformer en blé, en fourrage, en vin, en sucre et en tout ce qui pourrait manquer pour l'hiver prochain les redevances fort larges qu'il payait toujours à la dame de Montsalvy au titre de l'investissement jadis effectué par elle et qui avait permis au négociant de prendre un nouveau départ après le naufrage qui l'avait ruiné.

Jacques, elle en était certaine, comprendrait sans peine qu'elle renonçât à l'or, aux précieuses épices et aux soieries dont il la pourvoyait régulièrement et dont elle n'aurait que faire dans un pays affamé. Le plus difficile serait sans doute de trouver ces céréales, cette nourriture, alors que dans tant de régions de France elles étaient encore si rares...

Enveloppée dans une grande mante noire d'où n'émergeait que sa tête, seulement couverte d'un voile, Catherine faisait lentement le tour des murs d'enceinte, passant d'une zone éclairée par les feux à une zone d'ombre épaisse où la silhouette des guetteurs se distinguait à peine de la masse opaque des merlons.

Partout on la saluait avec une bonne humeur née de ce repas qu'elle avait offert tout à l'heure. On lui tendait un gobelet de vin chaud qu'elle refusait d'un sourire avant de s'éloigner. Perdue dans ses pensées, elle continuait sa ronde solitaire, cherchant une solution à tous ces problèmes qui s'étaient abattus sur elle.

Elle venait de quitter la tour qui regarde vers Pons et s'engageait dans l'aléoir obscur reliant cette tour à celle du milieu, quand elle eut soudain la sensation d'une présence alors qu'elle venait de franchir le trou noir de l'un des escaliers creusés à même l'épaisseur de la muraille. Quelqu'un respirait tout près d'elle. Pensant qu'il s'agissait de l'un des soldats réfugié là pour échapper au courant d'air glacé qui soufflait dans le chemin couvert, elle tournait la tête pour lui jeter un « bonsoir » quand, soudain, elle se sentit saisie aux épaules et poussée en avant.

Elle eut un cri qui se mua en hurlement d'horreur en s'apercevant que le plancher d'un mâchicoulis avait été retiré. A ses pieds s'ouvrait un vide énorme par où montait l'haleine humide du fossé, un vide vers lequel on la poussait impitoyablement.

— À moi !... À l'ai...

Les mains qui la tenaient accentuèrent leur pression. Affolée, elle tendit les bras, cherchant à se raccrocher à quelque chose, mais ses mains glissèrent sur la pierre, tandis qu'un coup brutal assené dans son dos la jetait à terre.

Elle tomba heureusement en travers du mâchicoulis ouvert, le haut des cuisses, le ventre et la poitrine dans le vide, se raidit et réussit tout de même à s'agripper aux planches encore en place. A nouveau, elle hurla à s'arracher la gorge, tandis que l'invisible ennemi frappait ses reins et son dos à coups de pied pour l'enfoncer dans le trou. Une douleur soudaine lui traversa l'épaule, plus aiguë que les autres. Mais ses cris avaient été entendus. On accourait. Les coups cessèrent de pleuvoir alors que la lumière d'une torche pénétrait dans le couloir.

— Dame Catherine ! s'écria Donat de Galauba, le vieux maître d'armes qui accourait flanqué de deux autres hommes. Mais que s'est-il passé ?

Il se penchait déjà pour relever la jeune femme dont les mains crispées faiblissaient.

— Attention ! prévint l'un des hommes, le mâchicoulis est ouvert sous elle. Vous risquez de l'envoyer au bas des murs.

— Faites vite !... gémit-elle. Je... je tombe !

Rapidement, Donat écarta la grande mante étalée qui cachait l'ouverture, saisit fermement la jeune femme par la taille, tandis que l'un des hommes s'accrochait à sa ceinture pour l'empêcher d'être entraîné par le poids et que l'autre, se glissant le long du mur, allait détacher les doigts de Catherine tellement raidis qu'ils en étaient tétanisés.

Doucement, ils relevèrent la jeune femme, la retournèrent et la posèrent un peu plus loin. Son visage était d'un blanc de craie et elle tourna vers le vieux maître d'armes, qui se penchait sur elle, un regard encore plein d'horreur.

— Il était là... caché dans l'ouverture de l'escalier. Il s'est jeté sur moi par-derrière...

— Qui était-ce ? L'avez-vous vu ?

Non... non, je n'ai pas pu le reconnaître. Il a voulu me jeter en bas, mais Dieu m'a fait tomber comme vous m'avez trouvée... Alors il m'a donné des coups... de poing... de pied... je ne sais pas.

Pour toute réponse, le vieux Donat sortit de sous la jeune femme l'une des mains qui la tenaient et la lui montra. Cette main était humide et rouge de sang.

— Vous êtes blessée ! Il faut vous porter immédiatement au château. Sara vous soignera...

Elle hocha la tête avec agitation.

— Blessée ? Je ne sais pas... Je ne me suis pas rendu compte. Mais courez !... Laissez-moi là... cela ne doit pas être grave. Il faut retrouver cet homme.

— Les hommes qui étaient avec moi se sont lancés à sa poursuite.

Ne bougez pas, ne vous agitez pas.

Mais la peur qu'elle avait eue avait brisé ses nerfs. Elle hoquetait et gémissait tout à la fois en s'accrochant aux épaules du vieil homme.

— Il faut que je sache... Je veux savoir qui a voulu... On me hait, Donat... On me hait et je veux savoir...

Doucement, comme un père qui console sa fille, il caressa le front mouillé de sueur.

— Personne ne vous hait ici, Dame Catherine ! Mais nous savions déjà qu'il y avait un traître. De là à se muer en assassin, il n'y a pas bien loin. Mais ne soyez pas en peine, on le retrouvera...

C'était apparemment plus facile à dire qu'à faire car lorsque les deux soldats revinrent, ils étaient bredouilles. L'escalier débouchait dans une ruelle étroite et sombre qui contournait l'abbaye et rejoignait les piliers de la halle et les gros contreforts de la grange aux dîmes.

Tout cela était désert à cette heure et rien n'était plus aisé que de se fondre parmi toute cette obscurité. Mais s'ils n'avaient pu retrouver l'agresseur, les deux hommes avaient clamé la nouvelle de l'agression dont Catherine avait été victime et ce fut une petite foule bruyante et houleuse qui la rapporta jusqu'au château où, à demi évanouie, elle fut remise aux mains de Sara et de Donatienne qui se hâtèrent de la coucher.