Allons, faites la paix !...
De mauvaise grâce, Fabre marmotta qu'il n'en voulait plus à Gauberte et celle-ci de son côté mâchonna qu'Azalaïs n'aurait plus rien à craindre d'elle si elle tenait sa langue. Catherine n'en demanda pas plus. L'incident était clos et chacun alla de son côté. Les commères reprirent leurs cruches et, après une dernière révérence à leur châtelaine, regagnèrent leurs cuisines en commentant l'événement.
Catherine, flanquée de Gauberte qui rentrait chez elle comme les autres, se dirigea vers l'abbaye où elle devait rencontrer le seigneur spirituel de Montsalvy.
Malgré toutes les marques d'attachement qu'on venait de lui prodiguer, la comtesse se sentait maintenant l'âme lourde et noyée de tristesse, parce que dans ce bloc massif de dévouement et de fidélité qu'était sa ville elle venait de découvrir une mince fissure. Bien mince, sans doute, et peut-être sans danger, mais c'était trop encore à un moment où la cité n'aurait dû former qu'une âme, qu'une volonté.
Bien sûr, Catherine n'avait jamais nourri beaucoup d'illusions sur le genre d'affection que pouvait lui porter Azalaïs depuis ce matin d'hiver où, dans la cour du château, elle avait surpris le regard dont la dentellière enveloppait son époux. Elle avait compris alors que Marie avait raison et que cette fille ne pouvait que la détester. Mais que son père adoptif pensât comme elle, c'était une découverte pénible car, tout naturellement, elle conduisait à songer que, peut-être, Augustin et sa fille n'étaient pas seuls dans leur manière de voir. De toute façon, il fallait veiller à ce que cet état d'esprit ne se propageât point et garder l'œil sur la dentellière.
Gauberte qui, sans rien dire, observait la châtelaine coupa court à ses pensées moroses avec son habituelle brusquerie.
— N'allez pas vous imaginer des Choses et vous mettre martel en tête, Dame Catherine. L'Augustin est tellement coiffé de son Azalaïs qu'il ne se rend pas compte qu'elle est la plus mauvaise bête que le soleil puisse ensoleiller. Tout ce qu'elle dit, c'est parole d'Évangile... mais dans ces idées-là il est bien tout seul.
— Vous en êtes certaine ?
— Certaine ? Ah ! Pauvre Sainte Vierge ! Mais penser à ça, c'est nous faire injure à nous autres. D'ailleurs, quelle raison on aurait de partager les idées tordues de l'Azalaïs ? Elle n'est pas d'ici.
— Moi non plus ! dit Catherine doucement.
— Vous ?
De stupeur, Gauberte s'arrêta pile, posa sa cruche et hocha la tête d'un air tellement apitoyé que Catherine se demanda si Gauberte ne la prenait pas pour une simple d'esprit.
...Vous, bonne Vierge ! Mais vous êtes plus de chez nous que si, comme ce caillou - et la toilière s'abaissant vivement ramassa une pierre du chemin vous aviez été tirée de notre vieille terre. Vous êtes peut- être née à Paris, mais qu'est-ce qu'il vous en reste ? Messire Arnaud et vous, vous n'êtes qu'une seule chair, un seul cœur. Et si lui n'est pas d'ici, alors qui c'est qui en sera ? Et, sans vous, on ne l'aurait plus, messire Arnaud... Marchez, Dame Catherine ! Que vous le vouliez ou non, dans la muraille de Montsalvy, vous êtes la pierre angulaire et rien ni personne ne pourra vous en arracher... ou dire le contraire.
— Merci, Gauberte ! Mais je crois qu'il vaudrait mieux pour tout le monde qu'Azalaïs tînt sa langue et, surtout, qu'elle soit surveillée. Un tel état d'esprit est inadmissible dans une ville assiégée.
— Soyez tranquille, Dame Catherine, on l'aura à l'œil, la belle. A la moindre incartade, je vous préviens et vous la faites arrêter, même si ce pauvre imbécile d'Augustin doit en faire une maladie. Marchez, not'
Dame ! La consigne sera passée.
Puis, comme on était arrivé à la porte du monastère, Gauberte, sans laisser à Catherine le temps d'apprécier son émotion, lui adressa un plongeon rapide et, tournant les talons, regagna sa maison à grandes enjambées.
Luttant contre les larmes, mais curieusement réchauffée, la jeune femme franchit le portail du monastère, saluée par le frère portier qui l'informa qu'elle trouverait l'abbé Bernard dans la salle capitulaire.
— Il donne sa leçon au petit seigneur ! ajouta-t-il avec un bon sourire.
— Une leçon ? Aujourd'hui ?
— Mais oui ! Sa Révérence pense qu'un siège n'est pas une excuse suffisante pour perdre son temps !
« Ce genre de formule, c'était bien le style de l'abbé », pensa Catherine. Alors que l'on pouvait s'attendre, à chaque instant, à ce qu'une horde s'élançât à l'assaut de la ville, alors que son église, certainement, était emplie de fidèles venus demander l'intercession du ciel, lui continuait à instruire le petit Michel comme si de rien n'était.
Et, en effet, en gagnant la grande salle du chapitre, Catherine entendit la voix de son fils qui récitait un poème, de saison sinon de circonstance :
Je suis avril le plus jolys,
De tous en honneur et vaillance
Car nous fûmes tous affranchis
En mon temps par un coup de lance,
Par la saincte digne souffrance
De Dieu qui le monde créa...
Le grincement de la porte poussée par la main de Catherine interrompit le clair débit de la voix enfantine. Assis sur un escabeau d'où pendaient ses petites jambes, en face de l'abbé qui, debout devant lui, l'écoutait bras croisés et le menton dans la main, Michel, coupé en plein élan, tourna vers sa mère sa frimousse ronde où s'inscrivait une déception.
— Oh ! Madame ma mère ! reprocha-t-il, pourquoi donc venez-vous céans à cette heure ?
— Est-ce que je ne devrais pas ?
— Non, vous ne devriez pas ! J'espère que vous n'avez rien entendu ?
À cette question pleine d'angoisse, Catherine comprit que l'enfant devait être en train de répéter une petite poésie, sans doute destinée à lui être offerte, le matin de Pâques, avec les souhaits traditionnels.
Elle sourit avec une parfaite innocence :
— Y avait-il quelque chose à entendre ? La porte était fermée et j'arrive tout juste. Je t'assure que je n'ai rien entendu. Mais si je t'ai dérangé, je t'en demande pardon.
— Ce n'est rien, concéda Michel magnanime, si vous n'avez pas entendu.
— La leçon est finie pour aujourd'hui, intervint l'abbé en posant sa main sur les boucles blondes de l'enfant. Tu as bien travaillé, Michel, et je crois que tu peux maintenant aller retrouver Sara.
Aussitôt, le petit garçon sauta à terre, courut à sa mère dont il entoura les jambes de ses petits bras.
— S'il vous plaît... est-ce que je peux ne pas rentrer tout de suite à la maison ?
— Où veux-tu donc aller ?
— Chez l'Auguste ! Il commence aujourd'hui à préparer la cire, pour le grand cierge de Pâques, et il m'a dit que je pouvais venir.
Elle l'enleva de terre, le serra contre sa poitrine et embrassa avec adoration ses joues rondes et duveteuses.
— Va, mon fils ! Mais n'ennuie pas Auguste et ne t'attarde pas trop. Sara s'inquiéterait.
Il promit tout ce qu'elle voulut, lui planta un gros baiser sur le bout du nez dans sa hâte d'aller admirer l'alchimie cirière d'Auguste Malvezin puis, se laissant glisser à terre, se sauva en courant, suivi par le regard tendrement indulgent de sa mère et de l'abbé.
— Il a toute l'ardeur et la curiosité de son père, remarqua celui-ci.
— C'est un vrai Montsalvy, dit fièrement Catherine, et je me demande s'il ne ressemblera pas davantage encore à son oncle Michel qu'à son père. Il a plus de douceur que mon époux, moins de goût pour la violence. Il est vrai qu'il est encore si petit !... Mais je vous avoue que certains, ici, m'étonnent : vous tout le premier. Nous sommes en danger et cependant vous donnez sa leçon à Michel, tandis qu'Auguste prépare le cierge de Pâques. Où serons-nous à Pâques, doux Jésus ?
Serons-nous même encore vivants ?
— Vous en doutez ? Votre confiance en Dieu ne va pas bien loin, ma fille : Pâques est dans un peu plus de deux semaines seulement !
J'admets que la fête n'aura peut-être pas toute la gaieté voulue, mais j'espère tout de même que nous serons tous là pour chanter les louanges du Seigneur.
— Qu'il vous entende ! Je suis venue vous demander ce que nous allons faire maintenant que ce pauvre frère... J'avais pensé que le souterrain du château...
— Bien entendu ! Nous allons nous en servir pour envoyer un nouveau messager.
Mais qui acceptera de risquer ainsi son existence ? La mort affreuse de frère Amable peut abattre les courages les mieux trempés.
— J'ai déjà l'homme qu'il nous faut, rassurez-vous, ma fille ! L'un des garçons de la Croix du Coq est venu se proposer. Il veut partir dès cette nuit.
— Si vite ? Mais pourquoi ?
— À cause du travail de la terre. Il a plu tout le jour et il gèlera peut-être cette nuit, mais, dès que la glèbe sera séchée, il faudra passer la herse et échardonner les céréales. Il y a aussi les choux et les légumes à planter. Si les routiers s'attardent, les travaux d'avril, si importants, ne pourront se faire et les récoltes seront perdues. Il n'est pas un homme d'ici qui ne soit prêt à risquer sa vie pour sauver sa terre.
— Quelqu'un a suggéré un autre moyen... plus simple de sauver Montsalvy.
— Lequel ?
— Livrer à Bérault d'Apchier ce qu'il convoite : les richesses du château et...
— Et vous ? Quelle folie ! Qui vous a mis pareille idée en tête ?
Elle le lui dit, retraçant rapidement la scène de la fontaine que l'abbé écouta avec une impatience non déguisée.
— C'est Gauberte qui a raison, s'écria-t-il quand la jeune femme eut fini. Elle a la tête mieux plantée sur les épaules que cette pauvre folle d'Azalaïs. Quant à Augustin, il est grandement coupable de mettre dans la tête de cette enfant des idées qui ne sont ni de sa condition, ni bien sages ! Voilà quelque temps déjà que je songe à la surveiller discrètement : elle a des fréquentations que je n'aime pas.
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