— Va bien pour toi qui es solide comme un rocher, fit Marie qui n'entendait pas se laisser emporter par le vent de l'héroïsme, mais moi je ne pourrais même pas soulever une épée.

— Et qui te parle d'épée, mauviette ? Quand tu fauches ton seigle, à la Sainte-Font, tu soulèves bien ta faux, pas vrai ?

— Oui, mais...

— Une vouge ne pèse pas plus et c'est plus facile à manier. Tu piques et tu pousses !

Cette brillante démonstration remporta un franc succès. Ces dames, tout en tirant leurs cruches d'eau, se mirent à envisager le maniement d'armes le plus conforme à leurs habitudes et quand Catherine, descendant du chemin de ronde, les rejoignit, un grand souffle belliqueux gonflait les coiffes de lin et les cornettes de toile jaune.

Une seule ne disait rien. Appuyée contre la haute borne fleuronnée de la fontaine, elle se contentait d'écouter, un demi-sourire aux lèvres.

C'était une belle fille brune, la plus belle peut-être de la ville, encore qu'elle ne fût pas tout à fait du pays. Sa peau avait la finesse et le doré des brugnons, ses yeux des noirceurs veloutées qui faisaient songer à l'Espagne.

Une dizaine d'années plus tôt, elle était arrivée à Montsalvy avec sa mère, une dentellière du Puy qui, veuve, avait épousé en secondes noces l'Augustin Fabre, le charpentier. La mère était de petite santé.

Un hiver plus rude que les autres l'avait emportée, mais Augustin s'était attaché à la gamine et l'avait gardée auprès de lui comme sa fille. Où aurait-elle été, d'ailleurs, sans lui ? Peu à peu, Azalais avait pris la place de sa mère. Elle tenait la maison parfaitement et comme, de la défunte, elle avait appris le délicat maniement des fuseaux légers d'où naissent des merveilles, elle avait continué, tout naturellement, le travail maternel. Bientôt elle avait même surpassé son modèle et peu à peu elle avait acquis la clientèle de tous les châteaux et de toutes les épouses de notables des environs. Les dames venaient même d'Aurillac pour acheter ses dentelles avec l'agréable impression d'acheter de la contrebande, puisque c'était tout l'art des dentellières vellaves qu'elles trouvaient ainsi à leur porte, sans avoir à courir au Puy et sans passer par les « intermédiaires » qui centralisaient, là-bas, le travail des ouvrières.

La dame de Montsalvy, la première, commandait beaucoup de choses à Azalaïs dont elle admirait l'habileté et le sens artistique, mais la dentellière était peut- être la seule femme de la ville avec laquelle elle n'entretînt que des relations impersonnelles et plutôt froides. D'ailleurs aucune femme à Montsalvy ne l'aimait. Peut-être à cause de cette façon hardie qu'elle avait de dévisager les garçons et même les hommes mariés, de ce rire de gorge, bas et doux comme un roucoulement de tourterelle, qui lui prenait quand, dans les assemblées, les gars la priaient en foule pour la danse. Ou encore de cette manière qu'elle avait, par les jours chauds de l'été, de laisser bâiller sa gorgerette un peu plus que de raison quand, assise à sa fenêtre, elle se penchait sur le carreau habillé de soie rouge.

Belle, habile et ayant quelque bien, Azalaïs aurait pu se marier cent fois mais, malgré l'attrait indiscutable que les garçons exerçaient sur elle, aucun d'eux n'avait été accepté.

— Je ne me donnerai que par amour et je n'aimerai jamais qu'un homme digne de moi, c'est-à-dire capable de tout pour l'amour de moi... disait-elle en fermant à demi ses longues paupières bistrées auxquelles beaucoup rêvaient d'ajouter de galants cernes mauves.

Elle avait ainsi atteint vingt-cinq printemps sans avoir pris époux, encouragée d'ailleurs par Augustin qui craignait, en la mariant, de perdre sa ménagère.

— Aucun de ces culs-terreux n'est digne de toi, ma perle, lui disait le bonhomme en caressant sa joue veloutée. Tu vaux un seigneur !...

Avec ce genre de théorie, on pense bien que l'Augustin ne se faisait pas tellement d'amis chez les jeunes, mais les vieux haussaient les épaules avec philosophie et conseillaient la patience à leurs gars. Un jour viendrait bien où Azalaïs, lasse d'attendre un « seigneur », s'apercevrait que le temps passait et que la jeunesse ne dure pas éternellement. Elle se déciderait bien, alors, à prendre enfin un époux.

Les rêves matrimoniaux qu'Augustin caressait pour sa fille adoptive étaient venus jusqu'aux oreilles de Catherine, comme à celles de tout un chacun. Dona- tienne, la grave épouse du vieux Sébastien, en rapportant le propos s'en était montrée indignée, mais Marie Rallard, la femme de Josse, qui avait ramené de son séjour au harem de Grenade une étonnante connaissance de la nature féminine, avait tout de suite mis les choses au point :

— Augustin dit « un seigneur »... mais sa fille pense « Messire Arnaud ». Il faut voir comme elle le regarde quand sur son cheval il traverse la ville : une chatte devant une jatte de crème ! Et quand elle lui fait la révérence, c'est tout juste si elle ne se prosterne pas.

— Tu dis des bêtises, Marie ! avait alors répliqué Catherine. Elle n'oserait pas viser si haut.

— Ce genre de fille a le cœur bien accroché : ça n'a jamais le vertige et ça ne doute de rien !

Malgré elle, la châtelaine avait éprouvé une sensation désagréable.

Elle était sûre de l'amour de son époux et elle ne craignait pas les pièges d'une villageoise. Pourtant, Azalaïs lui rappelait les deux femmes dont elle avait eu le plus peur dans sa vie : Marie de Comborn, la cousine qui avait aimé Arnaud jusqu'au crime, et Zobeïda, la sultane qui l'avait si longtemps retenu prisonnier. Elle avait l'âpre convoitise de l'une, la sensualité à fleur de peau de l'autre, les mêmes cheveux de jais et la même peau ambrée. Et parfois, quand la dentellière venait au château pour livrer quelque voile de hennin ou quelque tour de cou, Catherine se prenait à se demander si elle n'était pas la troisième incarnation de quelque démon femelle attaché à lui arracher son amour.

Certes, Marie et Zobeïda étaient mortes toutes deux de la même façon et de la main même d'Arnaud, frappées par la dague à l'épervier d'argent qui avait toujours tenu lieu à Catherine de sauvegarde et de talisman, mais qui pouvait préjuger de l'avenir et des réactions d'un homme ?

Née dans un logis seigneurial, Catherine n'eût même pas prêté attention à cette fille. Elle eût méprisé une éventuelle rivalité avec ce qui n'eût été pour elle qu'une vassale perdue parmi les autres. Mais la fille de Gaucher Legoix, l'honnête orfèvre du Pont-au-Change, n'avait pas de ces dédains. Elle savait, par expérience personnelle, ce que l'amour peut tirer d'une petite-bourgeoise en fait de prodiges et de folies. Elle n'avait jamais commis l'erreur de mépriser un adversaire quel qu'il soit et n'avait jamais eu à se repentir de cette attitude mentale.

Depuis le départ de son époux, la dame de Montsalvy avait un peu oublié les craintes vagues que lui faisaient éprouver les yeux ardents et les lèvres humides d'Azalaïs. L'épreuve que subissait la cité les avait même balayées complètement. Pourtant, en découvrant la dentellière parmi l'auditoire de Gauberte, elle n'avait pu maîtriser un froncement de sourcils. Peut-être parce qu'au milieu de ces femmes en effervescence, Azalaïs était, comme d'habitude, à l'écart et trop tranquille... peut-être aussi à cause de ce demi-sourire moqueur et légèrement dédaigneux dont elle enveloppait ses concitoyennes, comme si ce qu'il pouvait advenir de ces femmes et même de la ville ne la concernait pas.

L'arrivée de la châtelaine provoqua, dans le petit groupe, un redoublement d'enthousiasme. A cette heure de danger, elle était l'âme de Montsalvy et chacune de ces femmes était secrètement flattée que cette âme soit l'une des leurs.

Sous couleur d'obtenir d'elle les derniers renseignements sur les mouvements de l'ennemi, on l'entoura d'un cercle de chaude amitié.

De même que leurs hommes, la veille au soir, ces dames s'attendrissaient de ce qu'elle fût si frêle pour une si lourde tâche, mais on la savait capable de tous les miracles. N'avait-elle pas été chercher son mari jusque dans le palais d'un sultan infidèle et ne l'avait-elle pas ramené, guéri, quand chacun savait bien qu'il s'était enfui d'une maladrerie ? Personne n'avait voulu croire, à Montsalvy, que messire Arnaud n'était pas vraiment lépreux. Pour tous, il était un miraculé et ce miracle il le devait sans doute à la grande charité de Monseigneur saint Jacques, mais aussi à l'amour indomptable de Dame Catherine.

On l'aimait pour sa beauté, pour sa gentillesse et pour son courage, mais aussi pour cet amour extraordinaire, digne du plus beau des romans de chevalerie, qu'elle avait su inspirer et rendre au centuple. Et il n'était aucune des femmes pressées autour d'elle qui n'entendît encore résonner au fond de sa mémoire la voix hargneuse de Bérault d'Apchier prophétisant la fin d'Arnaud de Montsalvy.

Toutes s'en inquiétaient secrètement, partageant l'angoisse qu'elles devinaient ancrée au cœur de la jeune femme, mais toutes aussi lui savaient gré d'avoir assez de vaillance pour la dissimuler et pour leur sourire, comme elle le faisait à cette minute en répondant à leurs questions.

Ce n'était pas facile. Elles parlaient toutes à la fois, voulant savoir si l'ennemi avait achevé l'investissement, s'il semblait préparer une attaque prochaine, si ses forces étaient aussi imposantes qu'on le supposait.

Cependant, Gauberte, grâce à sa voix vigoureuse, parvint à reprendre le dessus.

— C'est pas tout ça, fit-elle, mais la vilaine fin du pauvre frère Amable n'arrange pas nos affaires. Il faudrait peut-être penser à envoyer quelqu'un d'autre, un nouveau messager.

— Et comment tu l'enverras, ton messager, objecta Babet Malvezin, maintenant qu'on ne peut plus ouvrir une porte sans risquer une volée de flèches ? Par-dessus les murailles en priant le Bon Dieu qu'il retombe assez loin ?