— Reculez derrière les murs. Que l'on relève le pont !...

Étonnée, Catherine laissa mollir la corde, se pencha. Hors des murs, il n'y avait plus que l'abbé, si mince et si frêle, tendant vers le ciel gris ses mains qui portaient un soleil. Trois moines seulement apparurent derrière lui. Deux avec une civière, un avec une échelle.

Et, comme il l'avait ordonné, le pont se relevait lentement.

— Il ne veut pas mettre la ville en danger, souffla Josse qui, le visage tendu, se tenait derrière Catherine. Mais il risque gros !

Allez dire qu'on ne referme pas le pont. Nous devons prendre notre part de ce risque ! En outre, placez des hommes armés aux fenêtres des premières maisons de la rue !

L'ancien truand dégringola quatre à quatre et Catherine ramena son attention vers l'abbé.

Il s'avançait sans se presser, la civière sur les talons. Le vent s'engouffrait dans la chasuble couleur d'améthyste qui claquait autour de son corps maigre, comme un drapeau autour de sa hampe. Les nuages, chassés par le vent d'ouest, couraient vers les solitudes de l'Aubrac dont les brumes incessantes brouillaient l'horizon de l'autre côté du grand ravin où grondait la Truyère. Ils passaient si bas sur le plateau qu'ils semblaient vouloir cacher ce petit prêtre imprudent qui s'en allait chasser le fauve à face humaine avec un soleil d'or pur au bout des doigts.

Quand il parvint près du cadavre, quelque chose bougea dans le camp. À l'entrée du retranchement, une silhouette massive apparut et se tint immobile. Catherine reconnut Bérault d'Apchier et dirigea vers lui la pointe de sa flèche, car il était armé. Ses longs bras s'appuyaient sur une grande épée nue, mais il n'avança pas davantage.

— Va-t'en, l'abbé ! cria-t-il. Ceci est ma justice ! Tu n'as pas à t'en mêler !.

— Ceci est l'un de mes fils que tu as mis à mal, Bérault d'Apchier.

Je viens le reprendre. Et ceci est ton Dieu, mis en croix par tes semblables. Frappe si tu l'oses et cherche ensuite une forêt assez profonde, un lieu assez secret pour y cacher ton crime et ta honte, car tu seras maudit sur la terre et dans le ciel jusqu'à la consommation des siècles ! Viens ! Approche ! Qu'attends-tu ?... Regarde mieux ! C'est de l'or que je porte, cet or que tu aimes tant et que tu es venu chercher de si loin. Il est à portée de ta main. Tu n'as qu'à lever cette grande épée qui te sert si bien.

Laissant les trois hommes dépendre le cadavre et l'étendre tant bien que mal sur la civière, ce qui n'était guère facile à cause des flèches qui le hérissaient, l'abbé, téméraire, s'avança vers le camp, élevant toujours l'ostensoir. Mais à mesure qu'il avançait, le vieux for- ban sembla se recroqueviller, tel le Diable de la légende qu'un seau d'eau bénite réduit à l'état de nain. Il tremblait comme feuille au vent d'automne et, un instant, on put croire qu'il allait céder aux vieilles forces obscures, réminiscences des temps éblouis de l'enfance, et plier ses genoux raidis par l'orgueil et les rhumatismes. Mais derrière lui se pressaient maintenant ses fils, son bâtard et la figure narquoise de Gervais Malfrat. L'amour-pro- pre le maintint debout, malgré les craintes d'un au-delà dont son âge le faisait proche.

— Va-t'en, l'abbé ! répéta-t-il, mais sur un ton très différent où entrait de la lassitude. Emporte ton moine. La nuit tous les chats sont gris. Il était mort quand nous avons vu ce qu'il était. Mais ne crois pas que je regrette. Nous nous retrouverons et ce jour-là tu n'auras pas Dieu pour rempart.

— Je l'aurai toujours pour rempart, car mes mains, chaque jour, touchent son Corps et son Sang ! Même quand tu ne le vois pas, il est sur moi, comme il est sur cette cité paisible que tu veux abattre.

— L'abattre ? Non ! Que je veux faire mienne et que je ferai mienne !

Mais l'abbé Bernard déjà ne l'écoutait plus. Comme une mère qui cherche à protéger son enfant, il avait ramené le soleil d'or sur sa poitrine et l'y maintenait, de ses deux bras croisés par-dessus. Il revenait maintenant vers la ville muette qui, le cœur serré, avait suivi toute la scène sans trop oser respirer.

Lentement, les moines et leur civière franchirent la porte, l'abbé venant le dernier et priant, la tête penchée sur son fardeau sacré. Puis tout se referma.

À l'entrée du camp, personne n'avait bougé. Mais dans la ville, une immense clameur de joie, de soulagement et de victoire éclata dès que la herse fut retombée.

— Tirez, Dame Catherine ! chuchota Josse. Vous avez ce chien puant au bout de votre flèche ! Tirez et nous en libérez!

Mais avec un soupir, de regret et de lassitude tout à la fois, la jeune femme reposa définitivement l'arme et hocha la tête.

— Non. L'abbé ne me le pardonnerait pas. Bérault n'a pas osé le toucher. S'il craint encore Dieu, peut-être renoncera-t-il à nous combattre. Laissons-le réfléchir...

— Réfléchir ? Ses hommes et lui ont faim de viande et d'or. Ils iront jusqu'au bout de leur envie. Si vous pensez qu'ils vont se retirer, vous vous trompez, Dame Catherine. Je vous dis, moi, qu'ils attaqueront.

— Eh bien, qu'ils attaquent ! Nous verrons à les repousser.

L'assaut, cependant, n'eut pas lieu ce jour-là. Bérault d'Apchier employa son temps à l'investissement de la cité. Toute la matinée, les gens de Montsalvy virent l'ennemi encercler lentement leur ville, s'infiltrer entre les rochers et les broussailles comme des serpents d'acier, se poster aux débouchés des chemins, y installer, dans les endroits abrités, d'autres tentes, d'autres feux de cuisine. La piétaille s'y établissait et, dans les bois qui tapissaient les versants, les goujats étaient au travail, ramassant des branchages pour en faire des fascines propres à combler les fossés, abattant des arbres pour en faire des échelles. Les beaux sapins, qui montaient autour de la ville menacée une garde si altière, perdaient leurs couronnes et s'abattaient avec des craquements douloureux, tandis que leur sève répandue mettait dans l'air empuanti d'huile chaude une odeur fraîche qui sentait le printemps.

Presque tout le jour, Catherine demeura sur le rempart. Nicolas Barrai et Josse Rallard sur ses talons, elle parcourut le chemin de ronde, les tours de défense et de guet, inspectant les hourds, examinant les réserves de pierres, de flèches, de bois, les armes et les différents postes de combat.

Le coup d'audace de l'abbé Bernard, récupérant le corps du malheureux messager au péril de sa vie, avait raffermi tous les courages, retrempé toutes les volontés, en admettant qu'elles en eussent besoin. La grande peur, presque sacrée, d'un moment avait disparu. Chacun avait l'impression profonde que Dieu lui-même combattrait avec lui quand l'heure en serait venue et Catherine, la première, était désormais persuadée de venir à bout de l'ennemi sans trop de peine.

Une seule véritable angoisse lui restait : l'absence de son page qui n'était toujours pas rentré ; mais elle espérait vaguement qu'il avait pu avoir le temps, et le bon esprit, de se mettre à l'abri en rentrant chez sa mère.

Honteuse de sa défaillance, Sara s'activait doublement au château, veillant aussi bien au train habituel de la maison qu'à pourvoir les réfugiés de tout ce qui pouvait leur rendre moins pénible leur déracinement momentané. Elle avait même offert son aide à l'abbé pour la toilette funèbre du frère Amable, car elle était habile, avec une lame tranchante et de l'huile, à ôter les pointes de flèches. Maintenant, le corps déchiré, lavé avec du vin et emballé d'une belle pièce de toile, reposait dans la crypte de l'église abbatiale, attendant les funérailles qui auraient lieu de nuit, afin que les moines pussent participer, dans la journée, à la défense de la ville, comme tous les autres habitants.

Bientôt, il n'y eut plus rien d'autre à faire, pour les assiégés, qu'attendre et guetter les mouvements de l'ennemi. Peu à peu, la ville s'installait dans l'état de siège et chacun, quand sa présence sur la muraille n'était pas requise par son tour de garde, retournait à son ouvrage quotidien.

Tandis que Guillaume Bastide, le talmelier, s'en allait chauffer une fournée de pains supplémentaire pour les réfugiés, Gauberte, à la fontaine, ralliait les commères, citadines ou campagnardes, et leur faisait entendre son point de vue, car elle en avait remarqué deux ou trois qui se lamentaient sur leur devenir et sur la perte de l'espoir de secours qu'avait représenté frère Amable.

— Le moine a été pris, c'est entendu ! concéda l'épouse de Noël Cairou. Ça ne veut pas dire que nous serons abandonnés pour autant.

D'abord, on essaiera sûrement d'envoyer un autre messager et, ensuite, ce serait bien le diable si les gens de Carlat n'apprenaient pas nos ennuis ; enfin, nous ne sommes pas si démunis ni si empotés et, Dieu merci, nous pouvons tenir des semaines contre ces mauvaises bêtes.

— Nous n'avons pas tant d'hommes, objecta la Marie Bru, l'une des réfugiées, qui ne se consolait pas d'avoir laissé au péril des pillards sa petite métairie de la Sainte-Font. Tandis que les mauvaises bêtes sont une grosse troupe, bien armée et bien entraînée...

Gauberte regarda la perturbatrice sous le nez, tandis que sa cornette s'agitait de façon menaçante.

— Nous n'avons pas tant d'hommes, mais nous avons de bonnes murailles que tu as été bien contente de trouver, hé, Marie ? Nous avons des armes... et, en plus, il y a nous autres, les femmes ! Je peux te dire une chose : c'est que quand je vois ce failli chien de Gervais Malfrat, qui a perdu ma nièce Bertille, se pavaner auprès du vieux bandit, il me prend des envies de meurtre. Alors, si on a besoin de moi, je ne me ferai pas prier pour aller au rempart et, foi de Gauberte, j'en découdrai quelques-uns !