Trop nerveux pour se contenir, Philip, après avoir insisté pour qu'elle garde bien la place, alla chercher lui-même la consommation au comptoir. Dans le quart d'heure suivant, elle essaya d'entamer une conversation courtoise, à la seconde tentative il l'invita poliment mais fermement à avaler sa boisson. Trente interminables minutes finirent par s'écouler, quand elle se leva enfin ! Elle le salua et il la regarda entreprendre sa lente marche vers la sortie.

Le grondement sourd des moteurs au-dessus de lui l'arracha soudainement à ses pensées. Il baissa presque la tête, quand le DC3 survola le toit en dépassant l'aérodrome. Le commandant de bord inclina l'appareil sur la droite, poursuivant son tour d'approche, parallèle à la piste.

Au loin le bimoteur se pencha à nouveau pour se placer cette fois perpendiculairement au terrain, presque aussitôt il vira en finale. Les lourdes roues jaillirent sous les moteurs, les feux avant encastrés dans les ailes se mirent à scintiller. Quelques instants plus tard le gros nez rond de l'avion bascula en arrière, la roulette de queue venait de toucher le sol. Les pales des hélices devinrent progressivement visibles. À la hauteur de l'aérogare le DC3 pivota, avançant vers son aire de stationnement située au pied du bar. L'avion de Susan venait de se poser. Philip fit un signe au serveur pour qu'il vienne nettoyer la table, remit salière, poivrier et sucrier en bonne place, bien alignés dans l'axe. Quand les premiers passagers descendirent par l'échelle il eut peur que son instinct lui ait fait défaut.


Elle portait une chemise d'homme dont les pans retombaient sur son jean délavé. Elle avait maigri mais elle semblait en forme, ses pommettes bien saillantes parurent se rehausser de quelques centimètres quand elle l'aperçut à l'étage, de l'autre côté de la vitre. Il fit un effort surhumain pour respecter sa volonté et rester à table. Dès qu'elle entra dans le terminal, disparaissant pour un temps de son champ de vision, il se retourna et commanda deux boules de glace à la vanille recouvertes de chocolat chaud saupoudré d'amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide.

Quelques instants plus tard, elle colla son visage contre l'oculus en verre et lui fit une grimace. Il s'était levé dès qu'elle était apparue à la porte du bar. Elle avait souri en constatant qu'il avait pris place à la même table. Dans une vie où elle n'avait plus beaucoup de repères, ce petit coin d'intimité au creux de cet aéroport anonyme avait pris de l'importance. Elle se l'était avoué en débarquant du petit avion de la poste qui l'avait conduite de Puerto Cortes à Tegucigalpa.

Quand elle avait poussé le battant, il s'était forcé à ne pas se précipiter vers elle, elle aurait détesté ça ; maintenant, elle faisait exprès de marcher lentement. À la troisième rangée de tables elle laissa tomber son gros sac, se mit à courir, et plongea enfin dans ses bras. Le front posé sur son épaule, elle huma le parfum de sa nuque. Il prit sa tête dans ses deux mains pour croiser son regard. Ils restèrent silencieux. Le serveur toussota derrière eux, ironique il demanda à Philip : « Vous ne vouliez pas que je rajoute une noisette de chantilly sur le dessus par hasard ? »

Ils finirent par s'asseoir, elle contempla la coupe glacée, plongea son index dedans et suça le caramel qui l'enrobait.

— Tu m'as rudement manqué ! dit-il.

— Pas toi ! répondit-elle, sarcastique. Comment vas-tu ?

— On s'en fout, laisse-moi te regarder.

Elle avait changé, imperceptiblement peut-être aux yeux des autres, mais pas à ceux de Philip. Ses joues s'étaient creusées et son sourire trahissait une détresse qu'il ressentait sans pouvoir la décrypter. Comme si chaque tragédie dont elle avait été le témoin s'était incrustée dans sa chair, dessinant les contours d'une blessure débordante d'humanité et de désarroi.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça, Philip ?

— Parce que tu m'impressionnes.

L'éclat de rire de Susan envahit tout le bar, deux clients attablés se retournèrent. Elle mit sa main devant sa bouche.

— Ooops, pardon !

— Ne t'excuse surtout pas, tu es tellement jolie quand tu ris, ça t'est arrivé de temps en temps là-bas ?

— Tu sais, le plus incroyable c'est que là-bas ça te semble être le bout du monde et c'est tout à côté. Mais parle-moi de toi, de New York.

Il était heureux de vivre à Manhattan. Il venait de décrocher un premier travail pour une agence de pub qui lui avait commandé un story-board. Ses dessins avaient plu et il planchait déjà sur un autre projet. Cela ne lui rapportait pas beaucoup d'argent mais c'était du concret.

Quand elle lui demanda s'il était content de sa vie, il répondit d'un haussement d'épaules. Il voulut savoir si elle était satisfaite de son expérience, si elle avait trouvé ce qu'elle cherchait.

Elle esquiva la question et continua de l'interroger. Elle voulait qu'il lui donne des nouvelles de ses parents. Ils pensaient vendre la maison de Montclair et s'installer sur la côte ouest.

Philip ne les avait presque pas vus de l'année, sauf à Thanksgiving. Retourner dormir dans sa chambre lui avait procuré une sensation désagréable, il se sentait s'éloigner d'eux et pour la première fois les voyait vieillir, comme si la distance avait rompu le fil du temps, et découpé la vie en succession d'images où les visages se transforment d'une épreuve à l'autre, sur un papier devenu mordoré. Il brisa le silence.

— Quand on vit au côté des gens on ne se rend pas vraiment compte qu'ils changent, et c'est comme cela qu'on finit par les perdre.

— C'est ce que je t'ai toujours dit mon vieux, c'est périlleux de vivre à deux, dit-elle. Tu me trouves grossie ?

— Non, bien au contraire, pourquoi ?

— À cause de ce que tu viens de dire. Tu trouves que j'ai changé ?

— Tu as l'air crevée Susan, c'est tout.

— Donc, j'ai changé !

— Depuis quand tu te soucies de ton apparence ?

— Mais chaque fois que je te vois.

Elle suivait du regard les effiloches d'amandes s'engluant dans le chocolat qui se déposait au fond de la coupe glacée.

— J'avais envie d'un plat chaud !

— Qu'est-ce que tu as, Susan ?

— J'ai dû oublier de prendre mes pilules à fou rire ce matin !


Elle l'avait agacé. Elle regrettait déjà son mouvement d'humeur, mais elle avait cru que leur complicité l'autorisait à se conduire comme bon lui semblait.

— Tu pourrais faire un petit effort au moins !

— De quoi tu parles ?

— De me laisser croire que tu es heureuse de me voir.

Elle passa un doigt sur sa joue.

— Mais grosse pomme évidemment que je suis heureuse, cela n'a rien à voir avec toi !

— Avec quoi alors ?

— C'est difficile de revenir dans mon pays. Tout me paraît tellement loin de la vie que je mène. Ici tout existe, ici rien ne manque, là-bas tout fait défaut.

— La jambe cassée de ta voisine n'enlève rien à la douleur de ta cheville foulée. Si tu n'arrives plus à relativiser les choses essaie d'être un peu plus égoïste, cela fera de toi une meilleure personne.

— Waouw, tu deviens philosophe mon vieux. Philip se leva brusquement et remonta l'allée jusqu'à la porte. Il sortit dans la coursive et rentra aussitôt, revenant d'un pas rapide. Il se pencha et l'embrassa dans le cou.

— Bonjour, ça me fait tellement plaisir de te voir !

— Je peux savoir à quoi tu joues ?

— Je ne joue pas justement ! Je t'attends depuis deux ans, je me suis fait de la corne au pouce à force de t'écrire puisque c'était le seul moyen de partager le strict minimum de ta vie, je trouve que nos retrouvailles commencent différemment de ce que j'avais pu imaginer, je préfère reprendre tout au début !

Elle le dévisagea quelques instants et son rire éclata.

— Tu es toujours aussi barjo mon vieux, toi aussi tu me manques !

— Bien, tu me racontes maintenant ?

— Non, toi d'abord, parle-moi encore de ta vie ici à New York, je veux tout savoir.

— Quoi comme plat chaud ?

— De quoi parles-tu ?

— Tu as dit que tu voulais un plat chaud, qu'est-ce que tu veux manger ?

— Mais ça c'était avant. La glace c'était une très jolie idée.

Tous deux éprouvaient une étrange sensation, sans oser se l'avouer, sans vouloir trop en dire.

Le temps posait des jalons d'intensité différente dans chacune de leur vie, à des rythmes qui n'avaient plus de commune mesure. Mais le sentiment qui les liait était intact, seuls les mots leur faisaient défaut. Peut-être aussi parce que la profondeur et la sincérité du lien tissé entre eux souffraient déjà de trop d'absences, d'une distance qui ne s'exprimait pas qu'en kilomètres.

— Alors mange-la vite et allons-y, j'ai une surprise pour toi.

Elle baissa les yeux et marqua un temps de silence, quelques secondes avant de relever la tête pour le regarder.

— Je n'aurai pas le temps... Je veux dire que je ne reste pas, j'ai accepté de reconduire mon contrat, ils ont vraiment besoin de moi là-bas tu sais. Je suis désolée Philip.

Il sentit la terre se dérober sous lui, sentiment d'un étrange vertige qui s'installe et vous rend plus imparfait encore quand on voudrait être si présent.

— Ne fais pas cette tête-là, je t'en prie.

Elle posa sa main sur celle de Philip, et il détourna aussitôt son regard pour qu'elle ne puisse y voir la tristesse et le désarroi qui venaient envahir ses yeux. Un sentiment de solitude comprimait son cœur. De son pouce il caressa le dos de la main de Susan, sa peau avait perdu de sa douceur, des ridules s'étaient formées, et il pensa à ne pas les regarder.

— Je sais, dit-elle, c'est difficile. Impossible de garder des mains de jeune fille, tu as vu mes ongles, et je ne te parle pas de mes jambes. Qu'est-ce que tu voulais m'emmener voir ?