Quand elle revint, Philip était déjà assis au premier rang, il avait posé chacune de ses chaussures sur les deux chaises mitoyennes pour les réserver. En s'asseyant, Mary lui rendit son mocassin.

— Tu as une imagination débordante quand il s'agit de réserver une place ! Tu es sûr que tu vas bien ?

— Les cérémonies me rendent nerveux, c'est tout.

— Elle l'a son diplôme, Philip ! C'était avant, pendant qu'on révisait les examens qu'il fallait t'énerver.

— Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton calme, regarde, elle est déjà sur l'estrade, elle va prononcer son discours !

— ... que nous avons appris par cœur depuis un mois, et je t'en prie, tu ne vas pas gesticuler tout le temps comme cela.


— Mais je ne gesticule pas !

— Si, et ta chaise grince. Si tu veux écouter ta fille, essaie au moins de rester un peu en place.

Thomas les interrompit : après la jeune fille qui saluait, ce serait le tour de Lisa. Philip était certes tendu, mais avant tout très fier, et il se retourna pour compter le nombre de personnes qui assistaient à la cérémonie. Il y avait douze rangées de trente sièges, cela faisait trois cent soixante spectateurs.

Est-ce quelque chose d'indistinct qui attira son regard ou bien cet éternel instinct qui le fit se retourner encore une fois ? Au fond de l'assemblée, assise au dernier rang, une femme fixait Lisa qui avançait vers le pupitre.

Ni les lunettes de soleil qu'elle portait, ni la cape légère dans laquelle elle s'était enroulée, pas plus que les marques que le temps avait laissées sur son visage ne l'empêchèrent de reconnaître Susan.

Mary lui pinça le genou :

— À moins que tu n'aies vu un fantôme, si tu veux assister à la remise du diplôme de ta fille retourne-toi, parce que c'est maintenant.


Pendant tout le temps où Lisa saluait ses professeurs, la main gauche de Philip devenue moite s'était mise à trembler. Mary la prit dans la sienne et serra fort les doigts. Quand Lisa remercia solennellement ses parents pour leur amour et leur patience, Mary ressentit un urgent besoin de crêpes au sucre.

Elle effleura sa paupière du doigt pour chasser l'émotion passagère qui traversait ses yeux, et abandonna la main de Philip.

— Qu'est-ce que tu as ? dit-elle.

— Je suis ému.

— Tu crois que nous avons été des bons parents pour elle ? demanda-t-elle d'une voix douce.

Il reprit son souffle et ne put s'empêcher de tourner une fois encore la tête. Là où il avait cru entrevoir Susan, la chaise était vide. Il balaya du regard les alentours, mais il ne la vit nulle part. Mary le ramena à Lisa qui saluait sous les acclamations, il joignit ses deux mains et applaudit aussi fort qu'il pouvait.

Il fut aux aguets tout le reste de l'après-midi. Dix fois Mary lui demanda ce qu'il cherchait, et dix fois il répondit qu'il ne se sentait pas très bien, que ce n'était que le contrecoup de l'émotion. Il s'en excusa tendrement, elle sentit qu'il valait mieux le laisser seul et s'occuper de Thomas et de Lisa, tant qu'elle était là. Philip déambulait dans le parc du lycée, faisait parfois le tour d'un arbre, saluait rapidement les gens qu'il croisait, mais... Susan n'était nulle part. À la fin de la journée il se résolut à considérer l'hypothèse qu'il avait eu une vision. Sans même se l'avouer, il priait pour que ce soit le cas. Il était 17 heures et ils marchaient tous les quatre vers le parking. C'est en s'approchant de sa voiture qu'il le vit, tout simplement coincé entre les deux portières, un tout petit bout de papier blanc plié en quatre, quelques lignes sûrement qui lui coupaient déjà le souffle alors qu'il hésitait à les lire. Il garda le secret caché au creux de sa main pendant tout le trajet du retour, et Mary ne prononça pas une parole.

Quand il se gara devant la maison il prétendit avoir des affaires à récupérer dans le coffre et laissa sa famille remonter l'allée.

Une fois seul, il déplia le petit mot, qui se résumait à un chiffre accompagné de deux lettres : 7a.m. 15 Il le rangea dans sa poche et remonta vers la maison.


Au cours du dîner, Lisa ne comprenait pas la raison du silence que seules quelques phrases courtes et forcées de Mary venaient interrompre par moments. Le dessert n'était pas encore sur la table lorsque Thomas déclara qu'il préférait, compte tenu de « l'atmosphère hilarante », aller dans sa chambre. Lisa regarda tour à tour Philip et Mary.


— Qu'est-ce que vous avez tous les deux à tirer cette tête d'enterrement, vous vous êtes disputés ?

— Pas le moins du monde, dit Mary, ton père est fatigué, c'est tout, on n'est pas obligé d'être toujours en pleine forme.

— C'est super comme ambiance la veille de mon départ, reprit Lisa, je vais vous laisser, je monte faire mon sac, après je vais à la soirée de Cindy.

— Ton avion est à 6 heures du soir, tu as le temps de le préparer demain, tes affaires vont être froissées, rétorqua Philip.

— C'est le grand chic les plis naturels, les fringues bien repassées, le côté très propre sur soi, je vous les laisse, vous aussi je vous laisse.

Elle grimpa l'escalier et entra dans la chambre de son frère.

— Qu'est-ce qu'ils ont ?

— À ton avis Lisa ? C'est parce que tu t'en vas demain, ça fait une semaine que maman tourne en rond dans la maison. Avant-hier elle est rentrée au moins cinq fois dans ta chambre, un coup elle remettait les rideaux en place, un autre elle déplaçait un livre sur tes étagères, un troisième elle tirait les draps. Je passais dans le couloir et je l'ai vue prendre ton oreiller dans ses bras et le mettre sur son visage !

— Mais je ne pars que deux mois au Canada ; qu'est-ce que ça va être le jour où je vais m'ins-taller seule !

— C'est moi qui serai seul le jour où tu partiras, tu vas me manquer cet été.

— Mais je vais t'écrire ma guimauve, et puis l'été prochain tu t'inscriras dans mon camp de vacances, comme ça on le passera ensemble.

— Pour t'avoir comme monitrice, jamais ! Allez, va faire ta valise, lâcheuse !

Philip essuyait la même assiette depuis cinq bonnes minutes. Mary terminait de desservir la table, en le regardant faire. Elle lui adressa son inimitable mouvement de sourcil. Il ne réagit pas.

— Philip, tu veux qu'on en parle ?

— Mais tu ne dois pas t'inquiéter, répondit-il en sursautant, tout va très bien se passer pour elle au Canada.

— Je ne parle pas de ça, Philip.

— Alors de quoi parles-tu ?

— De ce qui te plonge dans cet état depuis la cérémonie.

Il déposa l'assiette sur l'évier et s'approcha d'elle, en l'invitant à s'asseoir.

— Mary, il y a quelque chose que je veux te dire, quelque chose que j'aurais déjà dû te dire.

Elle le dévisagea, inquiète.

— Fais attention avec tes révélations foudroyantes ! Qu'est-ce que tu veux me dire ?

Il la regarda droit dans les yeux et caressa son visage. Elle devina l'émotion dans son regard et, parce qu'il s'était tu, comme si les mots qu'il cherchait à prononcer se noyaient au fond de sa gorge, elle réitéra sa question :

— Qu'est-ce que tu cherches à me dire ?

— Mary, depuis le jour où Lisa est arrivée dans notre vie j'ai compris chaque matin en me levant, à chacun de tes souffles quand je te regarde dormir, chaque fois que ton regard croise le mien ou que ta main est au creux de la mienne comme maintenant, pourquoi et à quel point je t'aime. Et de toutes ces forces que tu m'as données, de tes combats, de tes sourires, de tous tes doutes que tu dépassais, de tous les miens que tu effaçais de tes confiances, de tes partages, de tes patiences, et puis de toutes ces journées passées ensemble, l'un près de l'autre, tu m'as inventé le plus beau cadeau du monde : combien d'hommes pourront connaître cet incroyable privilège que d'aimer et d'être aimé autant ?

Elle posa sa tête sur sa poitrine, comme pour mieux entendre les battements de son cœur, peut-être aussi parce qu'elle avait passé tant de temps à guetter ces mots.


Elle entoura son cou de ses deux bras :

— Philip, il faudra que tu y ailles, moi je ne pourrai pas, je ne dois pas, tu lui expliqueras.

— Où ?

— Tu le sais très bien. Comme Lisa lui ressemble, c'était frappant ! Et puis, je devine bien où elle t'a fixé rendez-vous sur ce bout de papier que tu as caché dans ta main pendant tout le retour.

— Je n'irai pas.

— Mais si tu iras, pas pour toi mais pour Lisa.


Plus tard, quand ils furent dans leur chambre, ils parlèrent longtemps, blottis dans les bras l'un de l'autre, d'eux, de Thomas et de Lisa.

Ils n'avaient pas vraiment dormi. Ils s'étaient levés à l'aube, Mary était descendue aussitôt dans la cuisine préparer un petit déjeuner à la hâte. Philip s'habilla, et entra dans la chambre de Lisa. Il s'approcha du lit et passa sa main sur sa joue pour la réveiller en douceur. Elle ouvrit les yeux et lui sourit.

— Quelle heure est-il ?

— Dépêche-toi mon petit bout, habille-toi et rejoins-nous en bas.

Elle consulta son réveil et referma aussitôt les yeux.

— C'est à 6 heures du soir que mon avion décolle ! Papa, je ne pars que deux mois, il faut vraiment que vous vous détendiez tous les deux. Je peux me rendormir maintenant ? Je suis rentrée tard !

— Tu vas probablement prendre un autre avion. Lève-toi mon cœur et ne perds pas de temps, nous n'en avons pas beaucoup. Je t'expliquerai tout en route.

Il l'embrassa sur le front, s'empara du baluchon posé sur le bureau et sortit de la chambre.

Lisa se frotta le visage, elle se leva, enfila un pantalon, passa une chemise sur ses épaules et noua ses lacets à la hâte. Elle descendit quelques instants plus tard, les yeux encore ensommeillés. Philip attendait devant la porte d'entrée, il lui annonça qu'il avançait vers la voiture et referma la porte derrière lui.