«antagoniste» ne faisait pas un peu pompeux.

À la rentrée, Lisa retrouva Stephen dans sa classe et dans sa vie.


Au mois de novembre, le spleen refit surface et Mary apprit que Stephen partait cette fois en famille faire un stage de ski dans le Colorado. Sans consulter personne, au cours du dîner suivant, elle décida qu'il serait formidable que Lisa apprenne enfin à bien skier. L'invitation de Cindy, la sœur de Stephen, à passer les vacances avec eux tombait à point nommé. Pour Philip il n'était pas question de séparer la famille le jour de Noël, mais Mary tint fermement sa position puisque le départ était prévu pour le 27. Pour le réveillon, on se téléphonerait, il fallait bien apprendre à grandir, non ?

Son mouvement du sourcil gauche emporta probablement l'adhésion finale.

Ils ne reçurent qu'une seule carte postale, la veille de son retour, et Mary dut expliquer quotidiennement à Philip qu'il fallait s'en réjouir — c'était plutôt si elle avait écrit tous les jours qu'il aurait fallu s'inquiéter.

Ils passèrent ainsi New Year's Eve 13 à trois, et, bien décidée à assumer cette séparation devant les autres, Mary prépara un somptueux repas. À table, pourtant, la chaise vide la hanta pendant toute la soirée. L'absence frappait à cette petite porte ouverte dont elle avait parlé à Lisa un après-midi d'été.

Elle était revenue bronzée, heureuse et décorée de deux médailles gagnées sur les pistes.

Mary vit enfin le fameux Stephen, sur les photographies de groupe, et un peu plus tard, dans la chambre de Lisa avant qu'elle se couche sur le portrait photomaton où ils souriaient tous les deux.

Pendant les deux mois qui suivirent, l'idée de renouer avec son passé de journaliste effleurait de plus en plus souvent Mary. Elle avait commencé par rédiger des chroniques «juste pour son plaisir », et par curiosité déjeuna avec le nouveau rédacteur en chef du Montclair Times qu'elle avait connu à la faculté. À sa grande surprise il l'avait invitée à lui adresser un texte. Il lui faudrait probablement un peu de temps pour « dégripper » sa plume, mais il lui laissait choisir son sujet. Avant de la quitter, il lui promit de l'aider dans la mesure de ses moyens si elle souhaitait réellement reprendre le métier. « Et pourquoi pas ? » s'était-elle dit en rentrant chez elle.


Philip était assis à sa table de travail et contemplait par la fenêtre le soleil qui déclinait en cette fin de journée de mai. À peine revenue de la bibliothèque municipale, Mary était montée l'interrompre dans son travail.

Quand elle entra, il leva les yeux et lui sourit, en attendant qu'elle parle.

— Tu crois qu'on peut prendre possession du bonheur à quarante ans ?

— On peut en prendre conscience en tout cas.

— Est-ce que les choses peuvent changer si tard dans la vie, est-ce que l'on peut soi-même encore changer ?

— On peut accepter de mûrir et de vivre les choses au lieu de les combattre.

— C'est la première fois depuis tout ce temps que j'ai l'impression de te sentir auprès de moi Philip, c'est cela qui me rend heureuse.

En ce printemps de l'année 1995, Mary savait que le bonheur s'était installé dans sa maison, et pour longtemps.

Elle rangeait la chambre de Lisa et comme il faisait déjà chaud, elle décida de retourner le matelas du côté été. C'est ainsi qu'elle trouva le grand cahier à la couverture noire. Elle hésita, s'installa au bureau et se mit à le feuilleter. Sur la première page une aquarelle représentait le drapeau hondurien. À chaque page sa gorge se nouait davantage. Tous les articles parus dans la presse sur les cyclones qui avaient touché la planète au cours des dernières années avaient été découpés et collés dans cet album secret, tout ce qui traitait de près ou de loin du Honduras répertorié par date. C'était comme le journal de bord d'un marin qui a quitté sa terre et rêve la nuit des journées où, revenu chez lui, il racontera à ses proches son incroyable voyage.

Mary referma le cahier et le remit à sa place. Les jours suivants elle garda secrète cette découverte et, si la famille sentit que son humeur avait changé, personne ne comprit qu'un cœur peut se faner en quelques secondes.


Quatre fois déjà depuis le début de l'été que, sans y prendre garde, elle avait demandé à Philip ce qu'il conviendrait de faire pour fêter comme il se doit les dix-neuf ans de Lisa. Quand il lui répondait amusé qu'ils avaient deux bonnes années pour y réfléchir, elle rétorquait, agacée, que le temps passait parfois si vite que l'on ne s'en rendait pas compte.

Ce matin après le petit déjeuner, alors que Lisa avait accompagné Thomas au terrain de base-bail, elle abordait encore ce sujet.

— Qu'est-ce que tu as, Mary ? demanda Phi-lip.

— Rien, je suis un peu fatiguée c'est tout.

— Tu n'es jamais fatiguée. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas ?

— C'est l'âge, que veux-tu, il fallait bien que la fatigue arrive un jour.

— Dans une trentaine ou une quarantaine d'années ton texte sera criant de vérité, là ça ne colle pas, parle-moi.

— Suis-moi, j'ai quelque chose à te montrer !

Elle l'entraîna dans la chambre de Lisa et plongea sa main sous le matelas. À son tour il tourna méticuleusement les pages de l'album.

— C'est rudement bien mis en pages, elle a un vrai sens graphique, je suis très fier, elle a du talent. Tu crois que mon travail l'influence ?

Mary serra les dents pour retenir les larmes de colère qui lui montaient aux yeux.

— C'est tout ce que cela t'inspire ? Des pages entières sur les ouragans et sur le Honduras et toi tu t'intéresses à ses compétences de maquettiste !

— Calme-toi, pourquoi te mets-tu dans cet état?

— Tu ne vois pas qu'elle ne pense qu'à ça, qu'elle est obnubilée par ce putain de pays et par ces saloperies de tempêtes ! Je croyais que j'avais réussi à lui inspirer autre chose, je pensais lui avoir donné le goût d'une autre vie. Ça va passer si vite, moins de trois ans.

— Mais de quoi tu parles ?

Comme elle ne répondait pas, Philip saisit sa main et la força à s'asseoir sur ses genoux. II l'enserra de ses bras et lui parla d'une voix douce et posée. En sanglotant* elle posa sa tête au creux de son cou.

— Mon amour, reprit Philip, si ta mère avait été assassinée, si ceux qui ont peuplé ton enfance avaient été tués par le même meurtrier, tu ne serais pas obsédée par les sériai killers ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Les ouragans, ce sont eux les assassins qui hantent ses nuits. Qui mieux que toi connaît le besoin de chercher, de lire, d'inventorier pour mieux comprendre, c'est comme cela que tu te justifiais quand tu étais étudiante et que tu déclinais mes dîners pour rédiger tes piges. Les cyclones ont tué son enfance, alors elle les répertorie, elle les découpe et les colle sur un album.

— Tu dis cela pour me rassurer ?

— N'abandonne pas, Mary, pas maintenant, elle a besoin de toi. Lisa a bouleversé ta vie. Tu l'as su à la seconde où elle est apparue dans cette allée mais tu ne voulais pas l'admettre. Tu as lutté contre ce sentiment, et même si tu devinais le bonheur à venir, il perturbait ton ordre établi et tu le rejetais. Tu t'es laissé apprivoiser devant tant d'évidence, tu lui as ouvert ton cœur et tu as découvert jour après jour à quel point tu l'aimais, cette petite fille. Je sais que ce n'était pas facile au début, qu'il t'a fallu beaucoup de courage.

— De quoi parles-tu ?

— De ta patience et de ton humilité. Parce que l'humilité c'est de croire aussi en sa propre vie,

Il referma le grand cahier qu'il lança sur le lit, puis il regarda Mary dans les yeux et commença à déboutonner son gilet. Elle finit par sourire quand sa main se posa sur ses seins dénudés.

— Pas dans la chambre de Lisa !

— Je croyais qu'elle était presque majeure ? C'est à cause de cet album que tu étais obsédée par l'anniversaire de ses dix-neuf ans ?

— Non imbécile, dit-elle en hoquetant, c'est parce que j'avais peur que le traiteur soit fermé ce jour-là !

Plus tard dans la journée elle partagea avec lui une pensée qu'elle n'aurait jamais soupçonné avoir un jour.

— Je crois que j'ai compris ce que tu as ressenti quand Susan est partie, c'est terrible l'impuissance quand elle est confrontée à la force des sentiments.

Le lendemain matin, de la bibliothèque où elle avait pris l'habitude de se rendre pour travailler, Mary écrivit une lettre. Elle cacheta l'enveloppe et écrivit à la plume : « National Hurricane Cen-ter, Public Affair, 11691 S.W. 117th Street, Miami, 33199 Florida». Deux jours plus tard, quand son destinataire l'ouvrit, il put lire :


Montclair, NJ, le 10 juillet 1995,


Monsieur le Directeur des relations extérieures du Centre national de recherches sur les ouragans,

Bien que journaliste et ayant l'intention de publier au trimestre prochain dans le Montclair Times un article sur les ouragans et sur votre centre, c'est à titre personnel que je sollicite de votre part une prochaine entrevue. Pour que vous compreniez le sens de ma démarche, il me faut vous décrire plus précisément le contexte particulier dans lequel elle s'inscrit. [...]


La lettre de cinq pages était signée Mary Nol-ton.

La réponse était arrivée dix jours plus tard :



Madame,


Votre lettre a retenu toute mon attention, nous avons pris possession depuis le mois de mai de nos nouvelles installations situées sur le campus de l'Université internationale de Floride, et il me semble que nous pourrions être en mesure de vous recevoir en compagnie de votre fille Lisa à partir du mois de septembre. Compte tenu du caractère spécifique de votre demande, il serait peut-être souhaitable que nous échangions nos points de vue sur le déroulement de votre visite, vous pouvez me contacter à mon bureau.