Au fond du bar du terminal n° 1 de l'aéroport de Newark, seule à une table, une jeune fille de quatorze ans regardait par la baie vitrée qui donnait sur les pistes.

Mary remonta lentement la travée et s'assit face à elle. Lisa avait senti sa présence, mais elle maintenait ses yeux rivés sur les avions. Sans dire un mot, Mary posa alors sa main sur la sienne, la laissant à son silence, et sans se détourner Lisa dit:

— Alors c'est d'ici que maman est partie ?

— Oui, chuchota Mary, c'est d'ici. Regarde-moi, juste un instant, j'ai quelque chose d'important à te dire.

Lisa tourna lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Mary.

— Quand je t'ai vue la première fois dans tes habits trempés et trop petits pour toi, avec ton sac et ton ballon, je n'imaginais pas qu'une si petite fille allait prendre autant de place dans mon cœur. Je croyais n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie, jusqu'à aujourd'hui. Je voudrais que nous échangions une promesse, un secret entre nous. N'essaie plus de partir, et le jour de ta graduation 11 , quand tu auras dix-neuf ans, si ce « là-bas » est toujours ton chez-toi, si tu veux toujours repartir, alors c'est moi qui te conduirai dans cet aéroport, je t'en fais le serment. Tu étais ici tout ce temps sans que personne ne te remarque ?

Les traits de Lisa se détendirent et un sourire timide se dessina à la commissure de ses lèvres.

— Non. On rentre maintenant ? dit-elle de sa petite voix.

Elles se levèrent, Mary abandonna quelques dollars sur la table et elles sortirent toutes les deux du bar. En arrivant sur le trottoir, Mary jeta par-dessus son épaule la contravention qu'elle venait de trouver sur son pare-brise. Lisa lui posa une question :

— Tu es qui pour moi ?

Mary hésita un instant et répondit :

— Je suis ton paradoxe.

— C'est quoi le paradoxe ?

— Ce soir, quand tu seras couchée, je t'expliquerai. Là, j'ai un peu peur de mes yeux et tu n'es pas équipée pour faire des crêpes dans la voiture !

Sur le combiné fixé au tableau de bord, elle composa le numéro de chez elle, Philip décrocha aussitôt.

— Elle est avec moi, nous rentrons à la maison, je t'aime.

Elle appela ensuite un inspecteur de police qui dans quelques jours remplirait sa demande de mutation à la criminelle de San Francisco ; la ville était vraiment belle, disait-on, il le savait d'une certaine Nathalia qui y travaillait déjà.


Quand ils rentrèrent à la maison, Thomas se précipita sur Lisa, elle le serra dans ses bras, les

] deux adultes la rejoignirent avec une assiette de j fruits. Elle n'avait pas faim, elle était fatiguée et ' voulait dormir.

Dans la chambre, Mary s'assit au bord du lit et lui caressa longuement les cheveux. Elle l'embrassa sur le front et quand elle s'apprêta à sortir de la pièce elle l'entendit lui demander pour la seconde fois de la journée :

— C'est quoi le paradoxe ?

La main sur la poignée de la porte, Mary esquissa un sourire chargé d'émotion.

— Le paradoxe, c'est que je ne serai jamais ta mère, mais toi tu seras toujours ma fille. Dors maintenant, tout va bien.


9.

Il n'y eut pas de camp de vacances cet été-là. Philip, Mary, Lisa et Thomas louèrent la même maison dans les Hamptons. La saison estivale rapprocha tout le monde et de parties de bateau en barbecues, les rires et la joie de vivre avaient enfin fleuri dans leur vie commune.

Dès la rentrée, Lisa aborda sa scolarité avec une attitude nouvelle que le bulletin de classe de la fin du premier semestre traduirait explicitement. Thomas prenait un peu plus de distance avec sa sœur, l'adolescence les séparait provisoirement.

A Noël Mary expliqua à Lisa que ce qui venait de lui arriver était normal, ce sang-là n'était en rien celui d'une lutte de son corps contre une quelconque peur. Elle était simplement en train de devenir une femme, et cela n'aurait rien de simple.

En janvier, Mary organisa une grande soirée pour célébrer les sweet sixteen 12 de Lisa, et, cette fois, toute sa classe répondit à l'invitation. Au printemps suivant, elle soupçonna l'existence d'un flirt dans la vie de Lisa, et lui fit une leçon approfondie sur toutes les particularités de la féminité. Lisa accorda peu d'importance aux détails physiques, mais elle tendit une oreille attentive à ce qui touchait aux couleurs des sentiments. L'art de la séduction la fascinait au point de donner lieu à de multiples conversations entre elles. Pour la première fois c'était Lisa qui les provoquait. Avide d'explications, elle recherchait la compagnie de Mary qui, réjouie de ce prétexte, distillait ses réponses avec parcimonie.

Au spleen qui s'installa en elle à l'approche des grandes vacances, Mary devina qu'un amour avait dû pousser dans le cœur de la jeune fille. Les mois d'été sont détestables quand on aime à cet âge, et la promesse de s'écrire ne comble pas ce vide que l'on découvre pour la première fois de sa vie.

Elle était allée la chercher à l'école pour passer avec elle le mercredi après-midi à Manhattan.

Attablées dans le petit jardin à l'arrière du bistrot Picasso situé dans le Village, elles partageaient une Caesar's salad agrémentée de filets de poulet grillés.

— Bon, il te manque déjà alors que vous n'êtes pas encore séparés, c'est ça ? demanda Mary.

— Tu as connu ce truc-là ?

— Bien trop longtemps.

— Pourquoi ça fait mal comme ça ?

— Parce que aimer c'est avant tout prendre un risque. C'est dangereux de s'abandonner à l'autre, d'ouvrir cette petite porte sur notre cœur. Ça peut provoquer la douleur indescriptible que tu ressens. Ça peut même prendre la forme d'une obsession.

— Je ne pense qu'à ça !

— Et il n'y a aucun médicament pour ce genre de mal de cœur. C'est comme cela que j'ai compris qu'on s'était fourvoyé sur la relativité du temps. Une journée peut être bien plus longue qu'une année entière quand l'autre vous manque, mais c'est aussi un des délices de la chose. Il faut apprendre à apprivoiser ce sentiment.


— J'ai tellement peur de le perdre, qu'il rencontre une autre fille. Il part dans un camp de vacances au Canada.

— Ça peut arriver, je comprends ta trouille. C'est détestable, mais à cet âge-là les garçons sont assez volages.

— Et plus tard ?

— Ça s'arrange pour certains d'entre eux, rares, mais il y en a !

— S'il me trahissait, je ne m'en remettrais pas.

— Si, si, j'ai testé pour toi ! Je sais que dans ton état, c'est très difficile à croire mais on s'en remet quand même !

— Qu'est-ce qu'il faut faire pour les rendre amoureux ?

— Avec les garçons, tout est dans la réserve, la distance, la part de mystère. C'est ce qui les rend fous !

— Ça, j'avais remarqué !

— Comment ça, tu avais remarqué ?

— C'est assez naturel chez moi, la réserve.

— Et puis veille à ta réputation, c'est important pour plus tard, c'est une question d'équilibre.

— Je ne comprends pas !

— Je pense que ton père pourrait me tuer s'il m'entendait te dire des choses pareilles, mais tu fais tellement plus que ton âge.

— Vas-y ! insista Lisa en trépignant.

— Si tu fuis la compagnie des garçons, tu passeras pour une sainte-nitouche et tu ne seras pas considérée par eux, mais si tu es trop souvent avec eux, tu passeras pour une fille facile et ils apprécieront ta compagnie pour de mauvaises raisons, ce qui n'est pas bon non plus.

— Ça aussi j'ai vu ! Ma copine Jenny a dû perdre l'équilibre !

— Et toi, tu en es où ?

— Assise sur le fil, j'ai réussi à me maintenir.

— Lisa, le jour où ces choses prendront plus d'importance encore dans ta vie, je veux que tu te sentes libre de me poser toutes les questions qui te traverseront l'esprit. Je suis là pour ça.

— Et toi, qui t'a expliqué quand tu avais mon âge?

— Personne, et c'est beaucoup plus difficile dans ces conditions de ne pas avoir le vertige.

— À quel âge as-tu eu ton premier petit ami ?

— Pas au tien en tout cas, mais c'était une autre époque.

— Je trouve ça quand même un peu effrayant.

— Attends encore un peu et tu verras à quel point on change d'avis !

Après le repas, elles poursuivirent leur conciliabule dans les rues du Village, chambardant les rayons des boutiques à la mode où elles étaient entrées à la recherche de la tenue fatale qui «

achèverait » le jeune homme en question.

— Tu comprends, dit Mary, on a beau dire qu'en amour l'apparence ce n'est pas ce qui compte, en matière de séduction ça joue drôlement quand même ! Le tout c'est de bien trouver son look !

Quand la vendeuse du Banana Republic rappela à une Lisa hésitante sur un fuseau noir qu'avec sa silhouette elle pouvait tout porter, et lorsque peu après, alors qu'elle était dans la cabine d'essayage, la même vendeuse dit à Mary que sa fille était absolument sublime, le sentiment qui l'envahit ne ressemblait en rien à de la jalousie, mais bien à de la fierté.

En sortant sur le trottoir, les bras chargés de paquets, Lisa embrassa Mary, et murmura à son oreille qu'il s'appelait Stephen.

— Eh bien Stephen, répliqua Mary à voix haute, c'est le début des emmerdes, tu vas passer tes vacances à te morfondre, nous allons y veiller !


Pendant l'été qu'ils passaient tous à nouveau dans les Hamptons, Lisa écrivait en secret deux fois par semaine au prénommé Stephen. Des lettres qui contenaient de quoi lui assurer qu'elle pensait beaucoup à lui, mais aussi qu'il y avait plein de garçons sympas, qu'elle passait des vacances géniales à faire beaucoup de sport. Elle espérait qu'il s'amusait dans son camp de vacances, et ajouta que les deux mots lui semblaient antagonistes, « Un peu de vocabulaire ne peut pas faire de mal », avait répondu Mary à Lisa qui s'était résolue à demander si