L'après-midi tirait à sa fin, Lisa avait disparu depuis vingt-quatre heures et Mary sentait l'angoisse croître dans sa poitrine. La fatigue ajoutait à sa tension. Elle s'immobilisa, interdite au beau milieu d'un passage piéton, en croisant une mère et sa fille qui devait avoir à peu près l'âge de Lisa. La femme la considéra gravement et passa son chemin. Une onde de tristesse la traversa. Au début de la soirée elle prit la direction de l'hôtel de police et en route téléphona au lieutenant Pilguez.

Il lui proposa de la rejoindre au même bar. Elle arriva la première. À l'intérieur, ses yeux durent s'accommoder à la pénombre du lieu. Dans un distributeur près des toilettes, elle introduisit toute la monnaie que contenait son sac pour s'acheter un paquet de Winston.

Elle s'assit au comptoir, accepta la flamme que lui tendait le barman et inspira profondément la fumée. Sa tête se mit à tourner aussitôt, elle toussa et vacilla sur son tabouret.

Le serveur inquiet lui demanda si elle se sentait bien. Les rires saccadés et nerveux qui sortirent de sa gorge éraillée le laissèrent perplexe.

Le lieutenant Pilguez poussa la porte, elle le rejoignit dans un box. Il commanda une bière, elle hésita et prit la même chose.

— J'ai passé presque ma journée entière sur le dossier de votre fille, il ne doit plus y avoir une patrouille de New York qui ne soit au courant. Je me suis rendu dans le quartier portoricain, j'ai parlé à tous mes indics, il n'y a aucune trace de votre petite. D'un certain côté c'est plutôt une bonne nouvelle, cela veut dire qu'elle n'a pas été récupérée par des individus malfaisants et si une telle chose venait à se produire je serais prévenu sur-le-champ ; Lisa bénéficie de ma protection ce qui dans certains milieux est presque mieux que si elle était équipée d'un mouchard.

— Je ne sais pas comment vous remercier, murmura Mary.

— Eh bien ne le faites pas alors ! Écoutez ce que je vais vous dire. Il faut que vous rentriez chez vous maintenant, vous allez finir par vous foutre en l'air et cela ne sera pas très utile quand on aura retrouvé la gamine. En attendant vous pouvez nous aider.

Pilguez lui rappela que les pas de l'adolescence empruntent des chemins différents de ceux des adultes. Lisa était peut-être partie sur une impulsion, mais probablement pas au hasard.

Elle devait suivre une route qui avait une logique, la sienne. La toile qui conduirait à elle était tissée du fil de sa mémoire, et il fallait fouiller dans les souvenirs pour y chercher ceux qui avaient un sens particulier. Avait-elle, au cours d'une promenade dans un parc, ne serait-ce que remarqué un arbre qui lui aurait rappelé sa terre natale ? Si tel était le cas elle serait probablement en train d'attendre sous ses branches.

— Il y a ce voyage dans les Rocheuses, dit Mary.

Sa mère s'était-elle approprié un lieu dans son enfance ? Mary songea aux collines de Montclair d'où l'on voyait la ville, mais elle y était déjà allée.

— Eh bien retournez-y ! dit Pilguez.

Se souvenait-elle d'avoir vu un drapeau hondurien, aussi petit fût-il ? Elle serait là à le contempler. Il y avait celui qu'elle avait peint sur un tronc. Y avait-il un quelconque endroit qui serait pour elle comme une passerelle tendue entre ici et là-bas ? Mary se souvint du toboggan rouge écaillé dont Philip lui avait parlé, mais il y avait si longtemps, aux tout premiers jours de son arrivée.

— Eh bien si j'étais vous je foncerais visiter tous ces lieux, elle est probablement dans l'un d'eux. (Pilguez se reprit.) Dans votre état ne foncez quand même pas trop, téléphonez-moi, et puis allez prendre un peu de repos.

Mary se leva et le remercia, avant de quitter la table elle posa sa main sur l'épaule du flic bourru.

— Vous y croyez à la piste du toboggan ?

— On n'est jamais à l'abri d'un coup de bol ! Filez !

Elle écarta l'hypothèse angoissante du train, ce moyen de locomotion étant bien trop cher pour le lapin de Lisa. Elle retourna au terminal central des bus et demanda à être reçue cette fois-ci par un responsable. Une employée la reconnut et la fit patienter sur un banc. L'attente sembla interminable. Un homme de forte corpulence la fit enfin entrer dans son bureau. La pièce était glauque, mais le personnage à la respiration haletante aimable et disposé à lui venir en aide.

Elle lui présenta la photo de Lisa et voulut savoir s'il était possible de se rendre en Amérique centrale en autocar. « Nos lignes vers le sud s'arrêtent à Mexico », répondit-il en essuyant la sueur sur son front du revers de la main. Trois cars étaient partis depuis la disparition de l'enfant. Se levant péniblement, il regarda sa montre et localisa du doigt sur la grande carte placardée au mur les positions respectives des autocars. Sur une étagère, il s'empara d'un énorme annuaire de la compagnie pour téléphoner aux étapes où les passagers iraient se restaurer lors des prochaines haltes. Elle demanda qu'on prévienne les conducteurs de contacter d'urgence le terminal de New York. Bien que ce fût manifestement un effort pour lui, il la reconduisit jusque sur le trottoir du bâtiment. Quand elle le remercia, visiblement émue, avant de disparaître sur le trottoir du terminal il ajouta qu'il ne croyait pas une seconde qu'elle ait pu, à son âge, monter à bord sans se faire remarquer par les chauffeurs ; il ajouta que, de toute façon, elle ne passerait jamais la frontière !

Pour lutter contre le sommeil, elle roulait la fenêtre ouverte, il n'était pas question de s'endormir maintenant. Il était 20 h 30 et le parking du MacDonald's était encore plein, mais le vieux toboggan rouge dormait paisiblement. Elle avait parcouru toutes les allées en criant le nom de Lisa, mais elle n'avait obtenu aucune réponse. À l'intérieur du fast-food aucun des employés à qui elle présenta la photo n'avait aperçu la jeune fille. Elle prit la route qui menait vers le haut de la ville, bifurqua sur un chemin de terre et arrêta son 4x4 blanc au droit de la barrière qui lui interdisait d'aller plus loin. Elle poursuivit la sente à pied et grimpa jusqu'au sommet de la colline. Dans la lumière pâle d'une fin de jour, elle continuait de hurler le nom de Lisa, mais même l'écho ne lui répondait pas. Elle eut envie de s'allonger à même la terre.

Quand vint la nuit noire, elle se sentit à la limite de l'épuisement et, résignée, se décida à rentrer.

Thomas était assis par terre dans le salon ; elle lui adressa un mot tendre et grimpa aussitôt vers sa chambre. En montant l'escalier, Mary se rendit compte que le rez-de-chaussée était silencieux. Elle jeta un regard en arrière et vit que l'écran était noir. Thomas contemplait une télévision éteinte. Elle redescendit les marches, s'agenouilla à côté de lui et le prit sous son épaule.

— On ne s'occupe pas beaucoup de toi en ce moment, ma petite grenouille.

— Tu crois qu'elle va revenir ? demanda le petit garçon.

— Je ne crois pas, j'en suis certaine.

— C'est à cause de l'engueulade avec papa qu'elle est partie ?

— Non, c'est plutôt à cause de moi. Je crois que je ne lui ai pas fait une vie très facile.

— Tu l'aimes ?

— Mais évidemment, comment peux-tu poser cette question ?

— Parce que tu ne le dis jamais. Mary accusa le coup.

— Ne reste pas là comme ça, va nous préparer deux sandwichs, je monte me changer et je redescends dîner avec toi. Tu sais où est ton père ?

— Il est parti au commissariat, il sera là dans une heure.

— Alors fais-en trois... non, quatre !

Elle gravit à nouveau les marches, prenant appui sur la rampe, et continua ainsi jusqu'au bureau de Philip.

La pièce était plongée dans la pénombre, elle effleura la lampe posée sur le bureau, il suffisait d'en toucher du bout du doigt la structure métallique pour l'allumer.

Elle se dirigea vers l'étagère et prit le petit cadre qu'elle approcha de son visage. Sur le cliché Susan rayonnait d'un sourire qui appartenait au passé. D'une voix feutrée, Mary se mit à lui parler :

— J'ai besoin de toi. Tu vois, je suis là comme une conne au milieu de cette pièce, et je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie. Je suis venue te demander de l'aide. Parce que de là où tu es, toi tu la vois sûrement. Tu sais, je ne peux pas tout faire toute seule. Je comprends bien ce que tu dois penser, mais il ne fallait pas me l'envoyer si tu ne voulais pas que je m'attache autant à elle. Je te demande juste de me laisser le droit de continuer à l'aimer. Aide-moi sans crainte puisque tu seras toujours sa mère, je t'en fais le serment. Envoie-moi un signe, un tout petit signe de rien du tout, un petit coup de pouce, tu peux bien faire ça non ?

Et les larmes qu'elle avait retenues ruisselèrent le long de ses joues. Assise dans le fauteuil de son mari, la photo de Susan collée contre sa poitrine, elle posa son front sur le bureau. Quand elle releva la tête, elle contempla songeuse le petit coffre en bois qui régnait au milieu de la table ; la clé était juste à côté. Elle se leva d'un bond et dévala l'escalier.

Sur le pas de la porte d'entrée, elle dit à Thomas :

— Tu ne sors pas d'ici, tu manges ton sandwich en regardant la télé et, lorsque papa rentre, tu lui dis que je lui téléphonerai un peu plus tard, et surtout tu n'ouvres à personne, tu as compris ?

— Je peux savoir ce qui se passe ?

— Plus tard chéri, là je n'ai vraiment pas le temps, fais simplement ce que je te dis, je te promets qu'on rattrapera le temps perdu.

Elle se précipita dans sa voiture et inséra fébrilement la clé de contact ; le moteur se mit à tourner. Elle roulait à vive allure, dépassait tout ce qui se trouvait devant elle, tantôt par la droite tantôt par la gauche, provoquant derrière elle des huées de klaxons dont elle se moquait éperdu-ment. Dans sa poitrine elle sentait son cœur s'emballer à tout rompre, et plus les secondes s'égrenaient plus elle accélérait ; elle faillit faire une embardée mais réussit à se maintenir dans l'axe de la sortie n° 47. Dix minutes plus tard elle abandonnait sa voiture le long d'un trottoir. Elle ne répondit pas au policier qui l'interpellait et se rua à l'intérieur du bâtiment. Elle courut aussi vite que possible, gravit haletante les marches d'un escalier en colimaçon. Au bout d'un couloir, elle s'arrêta devant une porte, au travers du hublot rond elle contempla la salle, juste le temps de reprendre son souffle, puis lentement, elle poussa le battant.