Philip mordit l'intérieur de sa joue. Il posa sa canne, vint s'asseoir près d'elle pour la prendre sous son bras.

— Ce n'était pas très malin ma question, je suis désolé Lisa.

— Si, puisque tu voulais que je te parle d'elle ! Tu veux savoir si elle me parlait de toi ?

Jamais ! Elle ne m'a jamais parlé de toi !

— Pourquoi est-ce que tu es méchante ?

— Je voudrais rentrer chez moi ! Je ne vous aime pas assez !

— Donne-nous un peu de temps, juste un peu de temps...

— Maman dit que l'amour c'est immédiat ou que ça n'est pas.

— Ta maman était très seule, avec ses idées immédiates !

Le lendemain elle ferra un poisson si gros qu'elle faillit basculer en avant. Surexcité Philip l'entoura de ses bras pour « sécuriser » la prise. Au terme d'une lutte acharnée, un immense bouquet d'algues fut ramené sur la terre ferme, Philip le contempla désolé, puis aperçut les pommettes de Lisa se hisser. Le ponton s'embellit aussitôt d'une des vertus de l'enfance : le timbre d'un rire qui jaillit.

Il lui arrivait de faire des cauchemars. 11 la prenait alors au creux de ses bras et la berçait ; alors qu'il apaisait ses nuits, il pensait à ceux qui hanteraient sa vie d'adulte. Certaines blessures de l'enfance ne cicatrisent pas, elles se font oublier, le temps de nous laisser grandir, pour mieux resurgir plus tard.

À la fin de la semaine ils rentrèrent chez eux. Thomas était content de les retrouver et ne les quitta plus. Dès que Lisa s'isolait dans sa chambre il venait la rejoindre et s'asseyait à même le sol, au pied de la fenêtre, devinant que sa discrétion était la condition de sa présence. De temps en temps elle lui adressait un regard attendri et replongeait aussitôt dans ses pensées.

Quand elle était d'humeur, elle le laissait la rejoindre dans son lit et lui racontait les histoires d'une autre terre où les orages font peur, où le vent soulève une poussière qui se mélange aux aiguilles des pins.


L'été passa. Lisa redoubla sa classe et la rentrée marqua le début d'une adolescence obscure.

Elle ne se mélangeait pas ou peu à ses camarades trop jeunes à son goût. Plongée presque en permanence dans des livres qu'elle choisissait seule, elle ne sentait jamais sa solitude.

Un jour de décembre Thomas entendit une fille traiter sa sœur de « sale étrangère », il lui porta un terrible coup de pied au tibia. S'ensuivit une course-poursuite dans les couloirs et un plaquage au sol lui fendit la lèvre supérieure. Le sang envahit sa bouche. Lisa accourut et quand elle le vit ainsi à terre, elle saisit violemment par les cheveux celle qui l'avait insultée, la repoussa vers le mur en lui envoyant un coup de poing d'une force incontrôlée.

L'adolescente fit un tour sur elle-même et s'affala, le nez sanguinolent. Thomas se releva, effrayé, il ne reconnut pas le visage de Lisa. Elle proféra alors une série de menaces en espagnol, en serrant le cou de sa victime. Thomas se rua sur Lisa, la suppliant de relâcher son étreinte. Le visage tremblant de colère elle finit par abandonner, donnant un dernier coup de pied avant de quitter les lieux sans se retourner. Elle fut renvoyée quinze jours de l'école et consignée dans sa chambre. Sa porte resta fermée et elle ne laissa pas Thomas y entrer, même quand il lui apportait des fruits. Pour la première fois ce fut Mary qui ramena la paix dans la maison. La journaliste en elle vint à bout des silences de son fils qui raconta toute l'histoire.

Elle prit un rendez-vous dès le lendemain avec le proviseur, exigeant la réintégration immédiate de sa belle-fille et des excuses de celle qui l'avait invectivée. Lisa ne dit rien et regagna sa classe. Plus personne ne l'injuria et Thomas promena fièrement sa lèvre gonflée et bleuissante pendant plusieurs jours.


Elle avait fêté ses onze ans à la fin du mois de janvier. Seules deux camarades de classe avaient répondu à l'appel du goûter d'anniversaire qu'avait organisé Mary. Le soir, la famille dîna des restes d'un buffet qui avait été à peine entamé. Lisa ne quitta pas sa chambre. Après avoir rangé la cuisine et décroché les guirlandes du salon, Mary l'y rejoignit avec une assiette.

Assise au pied de son lit, elle lui expliqua qu'il lui faudrait être plus communicative à l'école pour avoir des amies.


Les premiers jours de printemps avaient attiré le soleil, mais l'air était encore glacial le matin.

En cette fin d'après-midi, Joanne et Mary partageaient depuis une heure un thé dans le salon quand Lisa rentra de l'école. Elle claqua la porte d'entrée, murmura à peine un bonsoir et monta dans sa chambre. La voix ferme de Mary l'arrêta à la sixième marche. Elle se retourna, dévoilant un pantalon maculé de taches, parfaitement assorties à ses joues recouvertes de gadoue. L'état de ses chaussures ne détonnait en rien avec celui de ses vêtements.

— Tu te baignes dans les flaques de boue pour rentrer presque tous les jours dans cet état ?

Je suis censée racheter une laverie pour assumer tes jeux ? demanda Mary hors d'elle.


— Je montais me changer, répondit Lisa d'un ton impatient.

— C'est la dernière fois que je te le dis, hurla Mary quand Lisa disparut au coin de l'escalier.

Et tu redescendras te faire un sandwich, j'en ai assez que tu ne manges jamais rien ! Tu m'as entendue ?

Un « oui » indolent parvint du fond du couloir, suivi d'un autre claquement de porte. Mary vint se rasseoir auprès de son amie, poussant un profond soupir. Joanne, tirée à quatre épingles, rayonnante dans son tailleur beige, passa délicatement sa main sur ses cheveux pour vérifier qu'aucune mèche n'était en désordre, et sourit avec bienveillance.

— Ça ne doit quand même pas être facile tous les jours, je te plains, dit-elle.

— Oui, et quand j'en aurai fini avec elle, ce sera au tour de Thomas, qui n'aura de cesse de l'imiter.

— Avec elle, cela doit être particulièrement compliqué.

— Pourquoi ça ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire, nous le savons toutes en ville, et nous sommes très admiratives.

— De quoi parles-tu Joanne ?

— Une adolescente est toujours difficile pour une mère, mais Lisa vient d'un autre pays, elle n'est pas tout à fait comme les autres. Ignorer ses différences et l'apprivoiser comme tu le fais, c'est admirablement généreux pour une belle-mère.

La remarque résonna dans la tête de Mary comme si un marteau avait heurté son crâne.

— Parce que les relations entre Lisa et moi font l'objet de conversations en ville ?

— Nous en parlons, bien sûr, ton histoire n'est quand même pas banale. Heureusement pour nous ! Pardonne cette dernière réflexion, ce n'était pas gentil de ma part. Non, ce que je veux dire, c'est que nous compatissons, c'est tout.

L'irritation qui avait gagné Mary à la première inflexion de Joanne avait évolué en une colère sourde. Elle fulminait. Elle approcha son visage du sien, devenant ainsi presque menaçante, et parodiant le ton emprunté de son invitée :

— Et où compatissez-vous donc, ma chérie ? Chez le coiffeur ? dans la salle d'attente de votre gynécologue, dans celle de vos diététiciens ou sur les divans de vos psy ? À moins que ce ne soit sur la table de massage pendant que tu te fais peloter ? Dis-le-moi, je veux vraiment savoir, quels sont les moments où vous vous emmerdez au point de compatir à mon sujet ? Je savais que vos vies étaient chiantes à mourir, et que les années n'arrangeraient pas les choses mais à ce point-là, et si vite !

Joanne recula, s'enfonçant un peu plus encore dans le canapé.

— Mais ne t'énerve pas comme ça Mary, c'est ridicule, il n'y avait rien de malin dans ce que je t'ai dit, tu prends tout de travers, au contraire je te témoignais l'affection que nous avons pour toi.

Mary se leva et saisit Joanne par le bras, la contraignant à se lever à son tour.

— Tu sais Joanne, ton affection aussi m'emmerde à mourir ; d'ailleurs pour ne rien te cacher vous m'emmerdez toutes à mourir, et toi la présidente de ton club de mal-baisées en particulier. Écoute-moi bien, je vais te donner un petit cours de vocabulaire, si tu concentres bien l'attention de ton tout petit cerveau sur ce que je vais te dire, tu pourras peut-être même le répéter à tes copines sans te tromper. C'est un animal qu'on apprivoise, un enfant on l'élève! Il est vrai que quand je vois les tiens dans la rue, je suis consciente que tu n'as pas bien saisi la différence, mais essaie quand même, tu verras, tu vas beaucoup moins t'ennuyer.

Maintenant tu t'en vas de chez moi, parce que dans deux minutes je te sors d'ici à coups de pied au cul.

— Mais tu as complètement perdu la tête ?

— Oui, hurla-t-elle, c'est pour cela que je suis mariée depuis si longtemps, que j'élève mes deux enfants, et qu'en plus je suis heureuse. Dehors ! Fous-moi le camp !


Elle claqua violemment la porte derrière Joanne qui dévalait l'allée. Pour reprendre son souffle et tenter de dissiper la migraine qui l'avait saisie, elle appuya son front sur le mur. Elle commençait à peine à se remettre de ses émotions quand elle sursauta en entendant les marches craquer dans son dos elle se retourna.

Lisa habillée d'un jogging impeccable entrait dans la cuisine, elle en sortit quelques instants plus tard tenant une assiette dans la main. Entre quatre tranches de pain de mie recouvertes de mayonnaise, elle s'était composé un sandwich au jambon et au poulet. Il était si haut que pour le faire tenir elle avait enfoncé dedans une baguette du traiteur chinois qui livrait des plats à domicile quand Mary ne voulait pas cuisiner. En plein milieu de l'escalier, là où elle avait été interpellée tout à l'heure, Lisa se retourna et, d'un grand sourire fier, lui dit :