— Mais ce n'est pas toi qui vas t'en occuper, toi tu continueras tes soirées de travail là-haut, c'est ma vie qui va changer du tout au tout !

— Pas plus que si nous avions eu un autre enfant.

— Pas un autre enfant, bon sang, notre enfant ! Mary se leva d'un bond.

— Moi aussi je vais me coucher ! hurla-t-elle en empruntant l'escalier.

— Mais il est 9 heures du matin ?

— Et alors ! On en est à un truc anormal près, aujourd'hui ?

Arrivée à l'étage, elle marcha d'un pas ferme, s'arrêta au milieu du couloir, fit demi-tour, hésitante, et se dirigea vers la pièce où Lisa dormait. Elle entrebâilla la porte sans faire de bruit. L'enfant allongée sur son lit tourna la tête et la fixa sans dire un mot. Mary esquissa un sourire gêné et referma la porte. Elle entra dans sa chambre et s'allongea sur son lit, fixant le plafond en serrant ses poings pour tenter de contenir sa colère. Philip la rejoignit, il s'assit à ses côtés et lui prit la main.

— Je suis désolé, si tu savais comme je suis désolé.

— Mais non tu ne l'es pas. Tu n'as jamais pu avoir la mère, tu as sa fille maintenant ! C'est moi qui suis désolée, je n'ai jamais désiré ni l'une ni l'autre.

— Aujourd'hui tu n'as pas le droit de dire une chose pareille.

— Aujourd'hui je ne vois vraiment pas ce que je peux m'interdire de dire, Philip. Deux ans que tu fais la moue, que tu contournes la question, que tu t'éloignes de notre couple avec mille et une bonnes excuses puisque ce sont les tiennes. Ta Susan t'envoie sa fille et tous les problèmes vont se régler comme par enchantement, à un détail près : c'est une histoire qui surgit de ta vie mais pas de la mienne.

— Susan est morte Mary, je n'y suis pour rien, tu peux ignorer totalement mon chagrin, mais pas une enfant, bon sang, pas une enfant !

Mary se redressa, et sa voix emportée par la rage de l'impuissance se mit à trembler quand elle hurla : « Elle me fait chier ta Susan ! » Philip fixait le rebord de la fenêtre pour éviter de croiser les yeux de sa femme. « Mais regarde-moi bon sang ! Je voudrais que tu aies au moins ce courage-là ! »

De sa chambre où des sons indistincts lui parvenaient Lisa se retourna sous la couette et enfouit sa tête dans son oreiller. Elle y pressait son visage si fortement que ses cheveux semblaient se fondre dans la taie. Les cris étaient moins forts que les grondements de certains orages, mais la peur qu'ils provoquaient était la même. Elle aurait voulu pouvoir cesser de respirer, mais elle savait que c'était impossible, toutes les tentatives des deux précédentes semaines avaient échoué. Le ventre noué, elle mordit sa langue de plus en plus fort, comme sa mère lui avait appris à le faire : « Quand tu sens le goût du sang dans ta bouche, c'est que tu es en vie, et quand tu es en danger, tu ne dois penser qu'à une seule chose, ne pas abandonner, ne pas renoncer, rester en vie. » Le liquide tiède s'écoula dans sa gorge, elle se concentra sur cette sensation et fit le vide en elle. Les exhortations de Philip continuaient de lui parvenir du fond du couloir, parfois entrecoupées de silences. À chaque éruption de colère, elle enfouissait un peu plus son visage dans l'oreiller comme si des coulées de mots allaient l'emporter, à chaque effervescence elle fermait un peu plus les yeux, au point que parfois des étoiles scintillaient sous ses paupières.

Elle entendit la porte de la chambre d'à côté claquer et les pas d'un homme qui descendait l'escalier.

Philip se rendit dans le salon, et s'abandonna sur le canapé, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Thomas attendit quelques minutes avant de rompre le silence.

— Tu fais une partie avec moi ?

— Pas maintenant mon grand.

— Elles sont où les filles ?

— Chacune dans une chambre.

— Tu es triste ?

Il n'y eut aucune réponse. Assis sur la moquette, le petit garçon haussa les épaules et retourna à son jeu. Le monde des adultes est parfois bien étrange. Philip s'assit derrière lui et l'entoura de ses bras.

— Tout va s'arranger, dit-il d'une voix feutrée. Il prit une des deux manettes du jeu.

— À quoi veux-tu perdre ?

Au premier virage la Lamborghini de Thomas envoya la Toyota de son père dans le fossé.

Mary redescendit vers midi. Sans dire un mot elle alla dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et commença à préparer le repas. Ils déjeunèrent tous les trois. Lisa avait fini par s'endormir.

Thomas se décida à parler :

— Elle va rester ? Ce n'est pas normal si elle devient ma grande sœur, c'est moi qui étais là en premier !

Mary laissa échapper le saladier qu'elle apportait à table. Elle foudroya Philip du regard, qui ne répondit pas à la question de son fils. Thomas amusé regarda la salade répandue sur le carrelage et croqua à pleines dents dans son épi de maïs. Il se tourna vers sa mère :

— Ça peut être bien ! dit-il encore.

Philip s'était levé pour ramasser les morceaux de verre éparpillés.

— Qu'est-ce que tu trouves bien ? lui demanda-t-il.

— Je voulais bien d'un frère ou d'une sœur, mais je ne voulais pas qu'il me réveille la nuit avec des cris de bébé, et les couches ça sent mauvais ! Elle est trop vieille pour me piquer mes jouets... C'est joli sa couleur de peau, à l'école ils vont être jaloux...

— Je crois que nous avons compris ton point de vue ! reprit Mary, sans le laisser achever sa phrase.

La pluie avait redoublé d'intensité et ne laissait pas entrevoir la possibilité d'une sortie dominicale. Sans rien dire Mary composa un sandwich. Sur une tranche de pain de mie qu'elle tartina de mayonnaise, elle déposa de la salade, puis une tranche de jambon, hésita, remplaça le jambon par du poulet, hésita à nouveau, replaça la tranche de jambon sur le poulet et recouvrit le tout d'une autre tranche de pain. Elle déposa sa composition sur une soucoupe qu'elle protégea d'une feuille de cellophane et qu'elle rangea dans le réfrigérateur.


— Si la petite a faim en se réveillant, il y a une assiette pour elle au frais, dit-elle.

— Tu sors ? questionna Thomas.

— Je vais passer l'après-midi chez mon amie Joanne, je reviendrai pour ton bain, répondit-elle.

Elle monta aussitôt se changer. En sortant de la maison elle embrassa son fils, dévisageant Philip qui se tenait dans l'escalier. Le reste de la journée s'écoula comme passe un dimanche d'automne, les longues minutes ne se distinguaient les unes des autres que par la lumière du jour qui faiblissait. Elle rentra vers 17 heures et s'occupa de Thomas. Lisa dormait encore lorsqu'ils se réinstallèrent autour de la table pour dîner.


Elle prit tout son temps dans la salle de bains, attendant volontairement que Philip soit couché pour le rejoindre. Elle avait éteint la lumière en entrant et s'allongea à l'extrémité du lit. Philip laissa passer quelques minutes et brisa le silence.

— Tu as tout raconté à Joanne ?

— Oui, j'ai vidé mon sac si c'est ce que tu veux savoir.

— Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Qu'est-ce que tu voulais qu'elle me dise ? Que c'est épouvantable !

— C'est le mot, c'est épouvantable.

— Elle parlait de ce qui m'arrive Philip, maintenant laisse-moi dormir.

Philip avait laissé la lumière du couloir allumée pour que Lisa trouve son chemin vers les toilettes si elle se réveillait. À 3 heures du matin ses yeux s'ouvrirent comme ceux d'une poupée que l'on redresse. Elle scruta la pièce plongée dans la pénombre, cherchant à comprendre où elle se trouvait. L'arbre qui se penchait contre la fenêtre secouait frénétiquement ses branches, semblant agiter des bras trop longs pour lui. Des houppes de feuilles fouettaient les carreaux comme pour en chasser les grosses gouttes ruisselantes. Elle se leva, sortit dans le couloir et descendit l'escalier à pas feutrés. Dans la cuisine elle ouvrit le réfrigérateur. Elle sortit l'assiette, souleva un coin de la feuille de cellophane, huma le sandwich et la reposa aussitôt sur la clayette.

Elle s'empara du paquet de pain de mie, en sortit une tranche, prit dans la coupe de fruits une banane qu'elle écrasa avec une fourchette en la mélangeant avec du sucre roux. Elle étala soigneusement son mélange sur le pain et dévora sa tartine avec un appétit vorace. Elle rangea ensuite chaque chose à sa place, ignora le lave-vaisselle et entreprit de nettoyer son assiette ainsi que tout ce qui restait dans l'évier.

En sortant, elle jeta un dernier regard vers la cuisine et, toujours dans la pénombre, rejoignit son lit.


Huit jours s'écoulèrent, dessinant pour Mary les contours d'une vie qui basculait dans un univers qui n'était plus le sien. Parce qu'elle avait été notifiée dès sa naissance au consulat, la nationalité américaine de Lisa n'était pas remise en cause. La lettre de Susan qui indiquait la donation définitive à Philip de la petite Lisa, née le 29 janvier 1979 à 8 h 10, dans la vallée de Sula, Honduras, de Mlle Susan Jensen et de père inconnu, avait fini par être enregistrée au terme d'une longue série de démarches fastidieuses. Bien que les collègues de Susan aient eu l'idée précieuse de faire authentifier le document par un notaire de l'ambassade américaine avant d'accompagner l'enfant jusque dans le New Jersey, Philip et Lisa passèrent la journée du lundi à déambuler dans les dédales de l'administration. Il leur avait fallu arpenter des couloirs, gravir le grand escalier en pierre blanche qui conduisait vers un immense hall aux murs recouverts de bois, un peu comme ceux du palais de la présidence dont Susan lui parlait occasionnellement. Au commencement elle avait eu un peu peur, sa mère ne lui disait-elle pas toujours que les palais étaient des lieux dangereux, emplis de militaires et de policiers ?