— Tom, va me chercher tes jumelles tout de suite !

A la véhémence de sa mère Thomas comprit que le moment n'était pas à la discussion. Il appuya sur la touche « pause » de sa manette de jeu et grimpa l'escalier à toutes jambes. Il plongea en apnée dans son coffre à jouets afin d'en extraire l'objet, et également les accessoires indispensables auxquels sa mère n'avait pas pensé. Quelques minutes plus tard, ayant enfilé son casque, sa veste de combat et son petit filet de camouflage vert, passé les cartouchières en bandoulière, agrémenté sa ceinture de survie du couteau en caoutchouc, de la gourde, du revolver et du talkie-walkie de son déguisement de combat, il se présenta derrière Mary, la saluant de son petit bras gauche.

— Je suis prêt, dit-il au garde-à-vous.

Elle ne prêta aucune attention à la tenue de son fils et lui arracha des mains les lunettes binoculaires. Le faible grossissement et les multiples rayures sur les verres n'améliorèrent pas grandement sa vision. Elle devinait difficilement son mari dissimulé par l'autre passagère. Il était penché en avant, comme s'il allait poser la tête sur ses genoux. L'anxiété eut raison de sa patience, elle sortit sur le perron, les deux mains posées sur les hanches. Le moteur venait de se mettre à ronronner et Mary sentit les battements de son cœur s'accélérer. La portière s'ouvrit et Philip réapparut sous la pluie ; elle ne distinguait que sa tête, son corps était toujours masqué par la voiture. De nouveau il fit un geste timide de la main droite en reculant d'un pas, et la voiture s'éloigna lentement. Mary observait Philip, immobile au milieu de la rue déserte, abandonné au seul bruit des éclats des gouttes sur l'asphalte.

Elle ne comprenait pas ce qu'elle voyait.

Le bras tendu de Philip se prolongeait d'une main légère cramponnée à la sienne. Le baluchon qu'elle tenait fermement de l'autre ne devait pas peser bien lourd.

C'est ainsi que Mary la vit pour la première fois avec son ballon rouge, dans cette lumière pâle où le temps se fige. Ses cheveux noirs en désordre tombaient sur ses épaules, la pluie dégoulinait sur sa peau métissée. Elle paraissait bien mal à l'aise dans ses vêtements étroits.

Sous l'orage qui se mit à gronder, ils remontèrent le chemin à pas lents. Lorsqu'ils arrivèrent tous les deux sous l'auvent Mary voulut le questionner aussitôt, mais il avait déjà baissé la tête, pour mieux tenter de taire sa tristesse.

— Je te présente Lisa, la fille de Susan. Devant la porte de leur maison, une petite fille de neuf ans dévisageait Mary.

— Maman est morte.




II



7.

Mary recula pour les laisser entrer dans la maison. À leur passage, Thomas se remit immédiatement au garde-à-vous. Mary dévisageait Philip.

— J'ai dû rater un épisode, mais tu vas m'en faire le résumé !

La gorge serrée, il n'essaya pas de parler. Il lui avait simplement tendu l'enveloppe qu'il tenait à la main, et, sans plus attendre, monta changer l'enfant. Mary les vit disparaître dans le couloir et chercha un début de réponse dans la lettre qu'elle venait de déplier.


Mon Philip,


Si tu lis ces mots c'est que c'est moi qui avais raison. Avec mon sale caractère je n'ai pas su te le dire au juste moment, mais j'avais fini par t'écouter et accepter d'avoir cette enfant dont je ne connais pas le père. Ne me juge pas, la vie est ici si différente de tout ce que tu as pu imaginer, et la dureté des jours appelle parfois le besoin de se réconforter auprès d'hommes de passage. Pour me sauver de la détresse, de l'abandon de soi-même, de cette peur de mourir qui me hante, de cet idiot désespoir d'être seule, il fallait que je sente parfois monter en moi la chaleur de leur existence, pour me souvenir aussi que j'étais en vie. Fréquenter la mort au quotidien, c'est vivre une profonde et envahissante solitude, une contagion. Je me suis répété cent fois qu'on n'invente pas la vie au milieu de cet univers, mais quand mon ventre s'est arrondi, je me suis prise à vouloir te croire. Porter Lisa en moi était comme trouver de l'air au fond de l'eau, un besoin devenu vital. Et pourtant, comme tu le vois, c'est la nature qui a triomphé de mes raisons. Te souviens-tu de ta promesse à Newark, que « s'il m'arrivait quelque chose » tu serais toujours là ? Mon Philip, si tu lis ces lignes c'est qu'il m'est arrivé quelque chose d'assez définitif! Je t'ai cru, et j'ai accepté Lisa avec cette certitude que si je ne pouvais plus continuer, tu prendrais alors le relais de ma propre vie.

Pardon de te jouer ce sale tour. Je ne connais pas Mary, mais par tes mots je sais qu 'elle aura la générosité de l'aimer. Lisa est une petite fille sauvage, les premières années de sa vie n 'auront pas été les plus gaies. Apprivoise-la, offre-lui cet amour que je ne peux plus lui donner désormais, je te la confie maintenant, dis-lui un jour que sa mère fut et restera dans ta mémoire, je l'espère, ta complice d'ailleurs. Je pense à vous, je t'embrasse mon Philip.

J'emporte avec moi les meilleurs souvenirs de ma vie, le regard de Lisa et les journées de nos adolescences.


Susan


Mary froissa la lettre, cherchant à enfermer au creux de la boule de papier le sentiment de refus qui s'installait. Elle contempla son fils qui avait conservé son garde-à-vous. Elle s'efforça de sourire : « Repos ! » Thomas fit un demi-tour sur ses talons et rompit sur-le-champ.

Elle était assise à la table de la cuisine. Ses yeux allaient de la fenêtre à la lettre qu'elle serrait entre ses phalanges. Philip redescendit seul.

— Je lui ai fait prendre un bain et elle a voulu se coucher, ils ont voyagé toute la nuit et elle ne veut pas manger, je crois que cela ne sert à rien d'insister. Je l'ai installée dans la chambre d'amis.

Elle resta silencieuse. Il se leva, ouvrit le réfrigérateur et se servit un jus d'orange, cherchant à travers ces gestes simples à retrouver une contenance. Mary ne disait rien, suivant son mari du regard.

— Nous n'avons pas le choix, je ne peux pas la laisser aux services sociaux, je pense qu'elle a eu sa dose d'injustice et d'abandon.

— Elle est abandonnée ? répliqua-t-elle d'un ton sarcastique.

— Sa mère est morte et elle n'a pas de père, tu vois une différence ?

— Et je suppose que tu te proposes d'être celui qui fera la différence ?

— Avec toi, Mary !

— Pourquoi pas ? Je passe des heures, des journées, des week-ends, des soirées à t'attendre.

J'ai mis comme une conne un terme à ma carrière de journaliste pour m'occuper de ta maison et de ton fils. Je suis devenue la parfaite femme d'intérieur de ta vie, pourquoi m'arrêterais-je dans la bêtise ?

— Parce que m trouves que ta vie n'est faite que de sacrifices ?

— Ce n'est pas le sujet, jusque-là c'est encore moi qui l'ai choisie cette vie, mais ce que tu fais là, c'est m'enlever ce dernier privilège.

— Je voudrais seulement que nous partagions cette aventure.

— C'est ta définition d'une aventure ? Moi, cela fait deux ans que je te supplie de vivre avec moi une autre aventure : un second enfant, et toi cela fait deux ans que tu me réponds que ce n'est pas le moment, que nous n'en avons pas les moyens, deux longues années que tu te fous totalement de savoir ce que je ressens. Cette relation qui était supposée être la nôtre est devenue au fil des ans la tienne. C'est à moi qu'il revient de partager tes horaires, tes envies, tes soucis, tes contraintes, tes humeurs et maintenant l'enfant d'une autre, et quelle autre !

Philip ne répondit pas. Il se tordait les doigts, hochant lentement la tête et fixant sa femme dans les yeux. Les traits de Mary étaient crispés et les petites rides qui s'étaient formées aux coins de ses yeux — au grand désespoir des longs moments passés devant sa glace à tenter de les dissimuler— annonçaient l'arrivée imminente de larmes de colère. Avant même qu'elles apparaissent, elle passa le revers de sa main sur ses paupières, comme pour prévenir des cernes, inutiles et dommageables.


— Comment est-ce arrivé ?

— Elle est morte dans la montagne, au cours d'un ouragan...

— Je m'en moque, ce n'est pas ce que je te demande, comment as-tu pu faire cette promesse absurde ? Comment as-tu pu ne jamais m'en parler ? Ce n'est pas faute d'avoir entendu du Susan par-ci, Susan par-là ; certains jours j'avais l'impression qu'en ouvrant le placard de la salle de bains j'allais me trouver nez à nez avec elle.

Philip essaya de parler d'un ton calme et posé. Cette promesse remontait à une conversation vieille de dix ans. C'était une phrase « comme ça », pour avoir raison dans un débat stérile. Il n'en avait jamais parlé parce qu'il avait oublié, et il n'aurait jamais pu imaginer qu'une telle situation se produirait, comme il n'avait jamais songé que Susan finirait par avoir un enfant.

Et puis ces dernières années leurs lettres s'étaient espacées, et Susan n'avait jamais fait la moindre allusion à sa fille. Mais ce qu'il avait encore moins imaginé, c'était qu'elle disparaisse.

— Et qu'est-ce que je suis censée dire ? demanda Marie.

— À qui ?

— Aux autres, en ville, à mes amies ?

— Tu crois que c'est vraiment le fond du problème ?

— Pour moi c'en est un parmi tous ceux qui se posent ! Tu peux te foutre totalement de notre vie sociale, mais moi j'ai mis cinq ans à la construire, et ce n'est pas grâce à toi.

— Tu leur diras que ça ne sert à rien d'aller à la messe tous les dimanches si on n'a pas le cœur assez grand pour faire face à ce type de situation.