— Je suis désolé, dit Juan.

— De quoi ?

— Je vais vous priver de votre bel enterrement, nous sommes sauvés !

— Oh ! ce n'est pas grave, ne t'inquiète pas, j'ai bien deux ou trois copines qui ne seront pas mariées à trente ans, alors je peux attendre quelques années pour mes obsèques sans pour autant passer pour une vieille fille !

Juan n'appréciait pas particulièrement l'humour de Susan, il se redressa pour mettre un terme à la conversation. Le jour n'était pas encore levé et il faudrait l'attendre pour avancer plus en amont sur la route qui conduisait au village. Dans le noir chaque pas était bien trop dangereux. Ils étaient tous deux trempés et elle se mit à grelotter, pas simplement à cause du froid, mais parce que échapper à sa propre mort provoquait quelques légitimes frissons. Il la frotta énergiquement.

Leurs regards se croisèrent. Les dents qui claquaient et la voix chevrotante, elle écarta son visage du sien.

— Juan, tu es très beau garçon, mais tu es un peu jeune pour me peloter les seins, peut-être pas pour toi, je peux le comprendre, mais de mon point de vue, il faudra que tu attendes encore quelques années.


Il ne supporta pas le ton de sa remarque. Elle le vit tout de suite à la façon dont ses yeux se plissèrent. Si elle n'avait pas connu la légendaire quiétude de son compagnon de route elle aurait redouté qu'il ne la gifle. Juan n'en fit rien, il se contenta de s'éloigner d'elle, sa silhouette disparut subitement. Elle l'appela dans la nuit qui n'en finissait plus.

— Juan, je ne voulais pas te blesser ! Quelques grillons, pour sécher leurs carapaces, avaient repris leur grésillement monotone.

— Juan, ne fais pas la mauvaise tête, reviens et parle-moi !

L'aube ne tarderait plus. Susan s'assit contre le tronc d'un arbre en attendant le jour.

Elle était assoupie. Quand l'homme la secoua par l'épaule, elle crut d'abord que c'était Juan, pourtant le campesino accroupi face à elle ne lui ressemblait pas du tout. Il sourit. Sa peau était ravinée par les pluies qui avaient marqué sa vie. Abasourdie, elle contempla le paysage désolé. En contrebas elle put identifier, émergeant de la terre, la souche qui l'avait retenue, un peu plus loin le bord du remblai ou ils s'étaient réfugiés, enfin au fond du précipice la calandre du Dodge presque englouti.

— Tu as vu Juan ? demanda-t-elle d'une voix faible.

— Nous n'avons pas encore retrouvé le gamin, mais nous ne sommes que deux à être partis à votre recherche.

Ils avaient entendu le camion. Rolando était certain d'avoir vu les phares plonger dans la ravine, mais la démence de l'orage avait interdit toute tentative de leur porter secours ; il n'avait pu convaincre quiconque de l'accompagner. Dès l'accalmie, il avait envoyé deux paysans les chercher avec la carriole tractée par l'âne du village, convaincu qu'ils les ramèneraient blessés dans le meilleur des cas. Le plus vieux dit à Dona Blanca qu'elle devait être protégée par un ange gardien pour avoir survécu à une telle tempête.

— Il faut chercher Juan !

— Il n'y a pas à chercher, il suffit d'ouvrir les yeux ! La montagne est toute pelée, il n'y a pas âme qui vive jusqu'en bas dans la vallée. Regardez à droite, la carcasse de votre camion sort de la terre. S'il n'est pas remonté par ses propres moyens au village, il est enterré quelque part sous la boue. Nous fabriquerons une croix et nous la déposerons là où vous avez glissé de la route.

— C'est la route qui a glissé, pas nous !

Le plus jeune des deux hommes fit claquer une lanière de cuir et l'animal se mit en marche.

Pendant que l'âne peinait dans les lacets, Susan s'inquiétait du sort de son protégé devenu, pensa-t-elle, son protecteur.

Ils arrivèrent à l'entrée du hameau une heure plus tard. Elle sauta de l'attelage et hurla le nom de Juan. Aucune réponse ne lui parvint. C'est alors seulement qu'elle prit conscience de l'étrange silence qui régnait dans l'unique ruelle. Plus personne n'était adossé à la façade d'une maison pour y fumer sa cigarette, aucune femme n'allait sur le chemin qui menait à la source.

Elle pensa aussitôt aux incidents qui dégénéraient parfois en combats armés entre les montagnards et les bandes de guérilleros qui fuyaient le Salvador. Mais la frontière était loin et il n'avait jamais encore été signalé d'incursions dans ces régions du pays. Elle fut prise de panique. Elle cria une nouvelle fois le nom de son ami, mais n'obtint pour seule réponse que l'écho de sa voix.

Juan apparut sous le porche de la dernière maison en haut de la ruelle. Son visage maculé de terre séchée et ses traits tirés laissaient paraître la tristesse. Il s'approcha d'elle à pas lents.

Susan était furieuse.

— C'était complètement débile de me laisser toute seule comme ça, je me suis fait un sang d'encre pour toi, ne me refais jamais un coup pareil, tu n'as pas dix ans que je sache !

Il la saisit par le bras et l'entraîna sur le chemin.

— Suivez-moi et taisez-vous.

Refusant d'avancer, elle le fixa droit dans les yeux.

— Tu vas arrêter de me dire de me taire tout le temps !

— Je vous en prie, ne faites pas de bruit, nous n'avons pas de temps à perdre.

Il la conduisit vers la maison d'où il était sorti et ils pénétrèrent dans l'unique pièce de la bâtisse. Des étoffes de couleur obstruaient les fenêtres pour empêcher le soleil d'entrer. Il fallut quelques secondes à Susan pour que sa vue s'accommode à la pénombre. Elle reconnut le dos de Rolando Alvarez. Il «tait agenouillé, se releva et se tourna vers elle, les yeux rouges de sang.

— C'est un miracle que vous soyez venue Dona Blanca, elle n'a cessé de vous réclamer.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi le village est-il désert ?

L'homme la poussa vers le fond de la salle, il écarta une tenture qui cachait une couche adossée au mur.

Elle découvrit celle pour laquelle elle avait entrepris cet imprudent voyage. La petite fille était allongée et inconsciente. Son visage blafard et ruisselant de sueur dévoilait l'origine de la fièvre qui la terrassait. Susan souleva brutalement le drap. Le peu de jambe qui lui restait était violet, tuméfié par la gangrène. Elle souleva la chemise pour constater que l'aine était atteinte. L'infection s'était répandue dans tout le corps. Dans son dos, la voix tremblante de Rolando expliqua qu'à cause de la tempête qui sévissait depuis trois jours il n'avait pas pu redescendre l'enfant. Il avait prié pour entendre le camion, et dans la nuit il avait cru son vœu exaucé, et puis il avait vu les phares éclairer l'abîme. Il fallait déjà remercier Dieu que la Dona soit épargnée. De toute façon pour sa fille c'était trop tard, il le pressentait depuis deux jours, elle n'avait plus de forces. Les femmes du village s'étaient relayées à son chevet, mais depuis la veille elle n'ouvrait plus les yeux et ne pouvait plus s'alimenter. Il voulait la sauver encore une fois, il aurait donné sa propre jambe si cela était possible. Susan s'accroupit près du petit corps inerte. Elle prit le linge qui trempait dans une écuelle d'eau, l'essora et le passa doucement sur le front qui perlait. Elle posa un baiser sur les lèvres et murmura à son oreille la litanie des mots qui lui échappaient.

— C'est moi, je suis venue pour te guérir, tout va aller maintenant. J'étais en bas dans la vallée et j'ai eu une envie folle de te voir, et me voilà. Quand tu iras mieux je te raconterai, c'était une sacrée aventure d'arriver jusqu'ici...

Elle se coucha contre elle, passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs pour les démêler et embrassa sa joue brûlante.

— ... Je voulais te dire que je t'aime, et que tu me manquais. Énormément. En bas, je pensais à toi tout le temps. Je voulais venir plus tôt, mais on ne pouvait pas à cause de la pluie. Juan est là, lui aussi avait envie de te voir. Je suis venue te chercher pour que tu puisses passer quelques jours avec moi dans la vallée, j'ai plein de choses à te faire découvrir. Il faudra que je t'emmène au bord de la mer, je t'apprendrai à nager et nous irons nous baigner dans les vagues. Tu n'as jamais vu ça, mais c'est si beau. Quand le soleil se lève sur l'eau, l'océan est comme un miroir. Et puis nous irons voir la grande forêt qui s'étend plus au loin, il y a des animaux merveilleux.


Elle la serra contre sa poitrine et c'est ainsi qu'elle sentit les derniers battements de son cœur s'éteindre tout contre le sien. En recueillant sa tête devenue si lourde contre son sein, elle se mit à fredonner et continua à la bercer jusqu'à la mort du jour. Le soir venu, Juan s'approcha et s'agenouilla près d'elle.

— Il faut la laisser, maintenant, et recouvrir son visage pour qu'elle puisse monter au ciel.

Susan ne parlait plus. Les yeux vides, elle fixait le plafond. Juan dut la soulever et la soutenir par les épaules. Il la conduisit au-dehors. Arrivée à la porte elle se retourna. Une femme avait déjà recouvert le corps. Susan se laissa couler le long du mur. Juan s'assit près d'elle, il alluma une cigarette qu'il lui glissa entre les lèvres. Elle se mit à tousser à la première bouffée. Ils restèrent ainsi, fixant tous les deux les étoiles dans le ciel.

— Tu crois qu'elle est déjà là-haut ?

— Oui.

— J'aurais dû venir plus tôt.

— Parce que vous croyez que vous y êtes pour quelque chose ? Vous ne comprenez rien à la détermination de Dieu. Par deux fois II l'a appelée à Lui, et par deux fois l'homme a défié Sa volonté : Alvarez qui l'avait sortie du torrent de boue, et puis vous qui l'avez ramenée pour la faire opérer. Mais Sa main est toujours plus forte. Il la voulait près de Lui.

De grosses larmes coulaient le long des joues de Susan. La colère et la douleur lui serraient le ventre. Rolando Alvarez sortit de la maison et se dirigea vers eux. Il s'assit près d'elle. Elle cacha sa tête entre ses deux genoux et laissa exploser sa colère :