-    Mais le Roi a Saint-Germain qui est bien beau !

-    Moins que Saint-Cloud ! Et notre Sire déteste n'être pas le premier en toutes choses. Monsieur son frère a de la chance d’être justement son frère !

-    Pourquoi ? Aurait-il eu à en souffrir ?

-    Je vous raconterai plus tard l’histoire de M. Fouquet, le surintendant des Finances et propriétaire du château de Vaux. Nous arrivons !

On pénétrait en effet dans l’antichambre de Madame où trois valets se tenaient en permanence prêts à acheminer une ou plusieurs des nombreuses lettres que Madame écrivait chaque jour vers des destinations différentes mais le plus souvent l’Allemagne. A cet instant précis d’ailleurs une jeune fille sortait de l’appartement, une épître à la main qu'elle remit à l’un de ces garçons. Elle sourit en reconnaissant Mme de Brécourt et retint l’huissier imposant qui s'apprêtait à annoncer les visiteuses :

-    Madame attend Mme la comtesse de Brécourt, Bertrand, et je vais l’introduire moi-même.

-    Ah, Mademoiselle de Theobon ! fit l’arrivante.

Je suis heureuse que vous soyez ici. Comment est Madame aujourd'hui ? A l’instant j'ai cru croiser son médecin?

-    Vous savez combien elle aime la choucroute et les saucisses de son pays. Elle en a mangé un peu trop à dîner mais le malaise est déjà passé. Venez ! Comme vous venez de le voir, elle est en train d’écrire...

-    Nous risquons de la déranger alors ?

-    On dirait que vous ne la connaissez pas. Lorsqu’elle ne chasse pas avec Sa Majesté le Roi, elle écrit... Mais vous le savez aussi bien que moi !

Tout en parlant, elle introduisait les visiteuses dans un grand cabinet où des portraits de famille alternaient avec des vitrines d’objets précieux et des cadres dorés comme les sièges recouverts de velours amarante. L’un d’eux, placé près de la cheminée, était occupé par la maîtresse des lieux qui tendait vers le feu ses mains potelées dont l’une était décorée d’une tache d’encre. Et qui somnolait quelque peu...

A vingt-sept ans, Madame - Charlotte-Elisabeth de Bavière, princesse palatine, dite Liselotte, la Palatine et parfois même « le gros Madame » - donnait une extraordinaire impression de fraîcheur et de bonne santé. Retenue sur le chemin de l’obésité absolue par la pratique constante du cheval et de la chasse, elle était loin d’être belle avec ses traits rudes et son nez légèrement de travers mais ses yeux bruns et bien fendus sous ses sourcils épais étaient vifs et pétillaient souvent de gaieté. Ses mains étaient ravissantes. Ses joues rebondies, elles, viraient souvent au rouge après les repas où elle faisait preuve d’un solide appétit. Mariée depuis huit ans- au frère de Louis XIV, Philippe duc d’Orléans, récemment veuf alors de la charmante et fragile Henriette d’Angleterre et dont nul n’ignorait l’homosexualité, elle avait réussi l’exploit de s’entendre à merveille avec lui, justement à cause d’un certain manque de féminité, une bonne humeur quasi inusable et un véritable sens de l’humour. A ce jour, elle lui avait donné trois enfants en dépit de l’exclamation épouvantée du prince quand on lui avait présenté sa fiancée : « Seigneur ! Comment pourrais-je coucher avec elle ? » Apparemment il y était fort bien arrivé et le chagrin les avait encore rapprochés quand, l’automne précédent, le petit duc de Valois, leur fils aîné, leur avait été enlevé à quatre ans. A ce moment d’ailleurs, le couple faisait chambre à part à l’immense soulagement de Madame. L’entrée en scène de Mlle de Chartres, le dernier bébé, avait été dramatique et sa mère n’avait échappé à la mort que de justesse. Aussi accueillit-elle avec joie la proposition de son époux de ne plus cohabiter la nuit. La proposition avait été faite avec infiniment de gentillesse et elle lui avait répondu :

- Oui et de bon cœur, Monsieur ! J’en serais très contente pourvu que vous ne me haïssiez pas et continuiez à avoir un peu de bonté pour moi.

Le pacte ainsi conclu, Madame avait ajouté dans une lettre à sa tante : « J’ai été bien aise car je n’ai jamais aimé le métier de faire des enfants. C’était aussi fort ennuyeux que de dormir avec Monsieur. Il ne pouvait souffrir qu’on le troublât pendant son sommeil ; il fallait donc que je me tinsse sur le bord du lit au point que, parfois, je suis tombée comme un sac.»

Du fond de sa révérence, Charlotte n’osait pas lever les yeux vers une aussi haute dame quand elle entendit :

-    Foilà tonc la cheune ville ?

Et faillit éclater de rire. En effet, si Madame parlait et écrivait parfaitement la langue française, elle n’avait pas encore réussi à maîtriser un accent qui lui revenait automatiquement quand elle était prise au dépourvu. Or l’annonce de Mlle de Theobon l’avait réveillée en sursaut. Son œil embrumé n’en fut pas moins amical :

-    J’ai en effet l’honneur de présenter à Votre Altesse Royale ma nièce et filleule : Charlotte Claire Eugénie de Fontenac pour laquelle j’ose demander une auguste protection dont elle a le plus grand besoin.

-    Z’est... C’est une chose crave... grave que fuir un gou... couvent ! Mais... c’est... à mmon avis... chose plus... grave encore que fou... vouloir y faire entrer guel... quelqu’un de force !

Madame sourit de nouveau, contente de retrouver - non sans peine il faut bien le dire - une prononciation plus normale en ce pays où l’on ne se gênait pas pour en rire. Et Madame n’aimait pas que l’on rit d’elle. A dire le vrai, c’était pour le Roi qu'elle faisait cet effort, le Roi qui l’avait éblouie dès son arrivée d’Heidelberg, qu’elle s’était mise à aimer du premier regard et qui lui montrait beaucoup d’affection depuis qu’il avait découvert en elle une jeune femme franche, rieuse, sans détour et surtout sachant monter à cheval et mener le train d’enfer d’une chasse sans jamais montrer l’ombre d’une lassitude. Cela méritait un petit effort...

-    Ici, conclut Madame avec un grand sourire victorieux, vous serez à l’abri.

-    Il se pourrait, avança Mme de Brécourt, que la mère réussisse à toucher le Roi. Et je serais désolée si Votre Altesse Royale devait en éprouver quelque désagrément.

-    Quittez toute crainte ! Je saurai expliquer et je crois que le Roi m’aime bien. En outre cette enfant est charmante ! Laissez-nous à présent petite et dites adieu à votre tante ! Mlle de Theobon va vous conduire à l’appartement des filles d’honneur...

En embrassant sa nièce, Mme de Brécourt lui remit une bourse contenant quelques pièces d’or pour acheter ce dont elle pourrait avoir besoin, en attendant la rémunération normale d’une fille d’honneur.

Charlotte, ravie, l’en remercia, salua encore la princesse et suivit son guide à travers le palais jusqu’au logis du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. Il se composait de deux chambres et d’une pièce commune dans laquelle d’ailleurs des valets étaient en train de dresser un lit :

-    C’est pour vous ! expliqua Lydie de Theobon. En principe Madame a droit à quatre filles d’honneur et, pour le moment, vous êtes en surnombre mais cela ne saurait durer. L’une de nous va peut-être partir. Quant aux autres, vous avez pu voir, dans la chambre de Madame, Eléonore von Venningen qui est venue d’Allemagne avec elle. Il y a aussi Mlle des Adrets qui s'est absentée pour la journée. La dernière je vous la présenterai quand elle rentrera de Saint-Germain... si elle rentre ! Mais ce que vous devez savoir c’est que toutes tant que nous sommes avons tissé avec notre princesse des liens d’amitié qui vont jusqu'à la respectueuse affection. L’an passé, Madame a perdu deux amies très chères : Mme la princesse de Monaco qui était surintendante de sa maison - rôle que j’assume plus ou moins -, ensuite Mme de Sablé avec qui elle entretenait une correspondance assidue. Nous nous efforçons d’adoucir ce double chagrin. Qu’en sera-t-il de vous?

-    Oh, je suis prête à l’aimer de tout mon cœur, protesta Charlotte, elle a l’air si bonne et puis elle me sauve autant dire la vie.

-    Le couvent, je sais...

-    Et vous n’êtes pas scandalisée ?

-    Le devrais-je ? Ma chère, je suis huguenote... comme cette chère Venningen et n’oubliez pas que Madame l’était jusqu’à son mariage. Enfin, dans celles que l’on peut appeler les amies intimes de Madame, il y a la gouvernante des enfants, la maréchale de Clérambault qui est nettement plus âgée que nous et lui voue un attachement de mère. C’est une très bonne personne. Pleine d’esprit. Oh, vous ne serez pas malheureuse ici. Mieux qu’à la Cour en tout cas... mais je vous en parlerai plus tard. Est-ce là tout votre bagage ? ajouta-t-elle en voyant un valet apporter le sac de Charlotte.

-    Pour le moment, mais Mme de Brécourt, ma tante, doit y pallier. Quand je suis arrivée chez elle, dans la nuit d’avant-hier, je ne possédais que ce que j’avais sur le dos : mes habits de pensionnaire.

Déjà, Lydie de Theobon inventoriait le sac, en tirait la robe de velours vert et une seconde en épaisse soie de Chine « gorge-de-pigeon » qu’elle apprécia en connaisseuse :

-    Ce n’est pas si mal si vous partez du principe que Madame, venue de son Palatinat avec une simple robe de satin bleu où elle pensait mourir de froid, n’use jamais que de trois ensembles : ce que vous venez de lui voir, la tenue de chasse qu'elle porte le plus souvent et même chaque jour quand nous rejoignons le Roi à Saint-Germain, à Fontainebleau ou pour l’un des quelques séjours qu’il fait à Versailles, et enfin le grand habit de cour qu’elle déteste !

-    Ah bon ? Ce doit être magnifique pourtant ?

-    Ça l’est, mais elle aime ses aises. En revanche, quand vous verrez Monsieur vous découvrirez que c’est son contraire : il est toujours couvert de rubans et de pierreries. Seul notre Sire étincelle plus que lui. Pour le reste je vous laisse la surprise à l’heure du souper.