-    Oh non ! Comment la Reine peut-elle seulement imaginer un tel malheur ! s’écria Charlotte sincère.

-    Nous sommes tous mortels, ma chère enfant et nul ne sait ni où ni quand Dieu rappelle à Lui. Il faut que vous restiez auprès de moi... ce qui ne serait pas certain si vous refusiez cette union ! ajouta-t-elle plus bas et en détournant les yeux. Le Roi y tient !

-    M. de Saint-Forgeat n’aime pas les femmes ! Je ne lui serai rien ! protesta Charlotte incapable de se contenir plus longtemps...

-    Pour le moment sans doute mais Mme de Maintenon a fait allusion à... ce travers devenu fréquent et elle pense à juste raison qu’une jeune femme aussi belle que vous pourrait l’en guérir...

Mme de Maintenon ! Mme de Maintenon ! A la seule évocation de ce nom Charlotte aurait pu se mettre à hurler. Qu’avait-elle fait à cette femme pour qu’elle s’acharne ainsi à gouverner sa vie ?... Soudain une idée lui traversa l’esprit et elle l’exprima, comme on joue une dernière carte

-    Qu’en dit Mme de Fontenac, ma mère ?

-    On ne demande pas son avis à une personne d’une telle réputation. Elle ne sera ni prévenue ni invitée au mariage. Le Roi entend que les ponts soient coupés entre vous et c’est pourquoi il est formellement attaché à ce que vous deveniez comtesse de Saint-Forgeat !

Il n’y avait rien à répondre à cela mais Charlotte n'eut pas le loisir de s’étendre sur une déception à laquelle Madame l’avait préparée : le Roi s’annonçait. Selon le protocole, on vit paraître le premier valet de chambre portant dans une pièce de taffetas rouge le haut-de-chausses et l’épée du monarque qu’il vint déposer sur un fauteuil placé dans la ruelle du lit du côté où il avait l’habitude de dormir. Le maître le suivait en robe de chambre. Charlotte n’eut que le temps de se relever et de plonger aussitôt dans sa révérence tandis que dans ses draps Marie-Thérèse rosissait d’émotion.

-    Ah ! Mademoiselle de Fontenac ! fit aimablement Louis XIV. Nous avons plaisir à vous voir...

-    Sire !...

-    ... Et à vous féliciter pour votre prochain mariage !

-    C’est que..., osa la Reine remise de son trouble. Mlle de Fontenac me disait justement qu’elle ne souhaitait pas se marier.

-    Pas se marier ?... Quel âge avez-vous, jeune fille ?

-    Dix-huit ans, Sire !

-    Une demoiselle a toujours envie de se marier à cet âge... à moins qu'elle ne se destine au couvent ? Ce qui nous étonnerait fort !

Ce fut au tour de Charlotte de rougir. Elle croyait déceler une vague menace dans les paroles du Roi. Elle baissa la tête :

-    En effet, Sire...

-    Eh bien, mariez-vous ! Et nous vous ferons du bien !

Tout en parlant, il avait laissé son valet le débarrasser de sa robe de chambre. En chemise, il s’assit dans le lit tandis que Charlotte se retirait avec les autres dames encore présentes. Seules deux caméristes dormiraient non loin du couple royal sur des matelas disposés dans la pièce de service attenante...

Elle regagna par un escalier intérieur l’endroit, à peine plus vaste qu'un placard, qui lui servait de logis mais où, du moins, elle était seule. Ce qui l’avait enchantée jusque-là mais pas ce soir. Elle ressentait trop cruellement le besoin d’une épaule amie sur laquelle pleurer mais il n'y avait plus personne et elle mesurait douloureusement la solitude qui n’avait cessé de grandir autour d’elle. Il y avait eu d’abord la mort tragique de sa tante Claire assortie de l’exclusion, lourde de mépris, de son fils qui en la traitant implicitement de bâtarde l’avait rejetée hors du cercle de famille, puis Cécile de Neuville partie se marier aux confins de la Bretagne et de la Normandie, puis la chère Theobon, et Madame, cette lionne à qui l’on s’efforçait d’arracher les griffes et qui n’avait plus aucun pouvoir. Enfin la Reine qu'elle aimait et qui sans doute le lui rendait un peu mais qui s’était laissée prendre aux discours mielleux d’une femme attachée à sa perte sans l’ombre d’une raison...

Sa pensée s’arrêta un instant sur Mme de Montespan qui, en dépit d’un plan bizarre conçu à son endroit, s’était toujours montrée plutôt amicale, mais elle était absente de Versailles et prenait, comme elle le faisait chaque année, les eaux à Bourbon-l’Archambault. Puis vint, bonne dernière et presque à son corps défendant, l’image d’Alban Delalande. Elle ne l’avait pas vu depuis trop longtemps pour qu’il puisse s’intéresser encore à elle. L’Affaire des poisons n’était plus qu’un souvenir et si, à Saint-Germain, le policier gardait quelque proximité avec elle en s'attachant à surveiller la maison de son père et les faits et gestes de sa mère, il n’avait rien à faire à Versailles même si, une seule fois, elle l’avait reconnu sous l’habit d’un valet. A Versailles où désormais allait s’inscrire sa vie à elle. L’immense et sublime palais lui apparut soudain dans sa vérité : la plus somptueuse des prisons. Une bulle scintillante à l’écart du reste du royaume dans laquelle la volonté du Roi enfermait, selon un ordre soigneusement établi, sa famille proche ou plus éloignée, son gouvernement et cette noblesse où demeuraient mal éteintes peut-être les braises des anciennes révoltes féodales. Il les y tenait au point de les amener à considérer comme la pire des catastrophes l'éloignement de ce microcosme que les rayons du soleil éclairaient exclusivement, laissant le reste de l'univers dans les ténèbres extérieures. Elle en éprouva tout à coup une douleur insupportable qui lui coupa le souffle, lui restituant l’envie de fuir qui, une nuit pas si lointaine, l'avait poussée hors des murs de son couvent. Peut-être au bout du chemin trouverait-elle un cavalier solitaire pour la mener vers la douceur d’un refuge ?

Son passage à la cour d’Espagne lui avait ouvert les yeux sur les réalités du mariage et, bien que Saint-Forgeat n'eût rien d'un monstre, l'idée de se retrouver dans le même lit lui serrait la gorge. A tout prendre, elle aurait... oui, elle aurait préféré le Roi. Quoique après l'avoir vu en chemise !... De toute façon elle n'avait pas le choix.

Aussi en revint-elle à ce que l'on pourrait appeler son point de départ : la fuite ! Mais où ? Mais comment ? Sortir du château, de nuit comme de jour, ne présentait aucune difficulté. Sauf aux petites heures les plus obscures où résonnait le pas des sentinelles, les allées et venues y étaient incessantes. Se mêler à cette affluence serait facile. Facile de prendre l'une des voitures de place qui stationnaient devant le château. Mais pour se diriger dans quelle direction ? Chez qui? Personne ne donnerait asile à une fugitive ayant à ce point contrevenu à la volonté royale ! La disgrâce... ou pis encore pourrait s’inscrire dans le filigrane ! Pas même celui à qui elle pensait trop souvent. En admettant qu’il accepte de la secourir, il y risquerait sa carrière et qui sait, sa vie.

Et soudain, une idée lui vint : M. de La Reynie bien sûr ! En mémoire de Mme de Brécourt qu’il avait aimée, il s’était occupé d’elle et s’était efforcé de la conseiller. Evidemment, il ne fallait sans doute pas trop compter sur lui pour approuver une nouvelle fuite, mais il savait tellement de choses ! Il avait tellement d’idées ! En outre, il avait l’oreille du Roi dont il détenait les secrets ! Plus peut-être que la Maintenon... Sans hésiter, c’était à lui qu’il fallait s’adresser !

Aller jusqu’à lui au Châtelet lui paraissant aventureux - cela représentait une assez longue absence et il pourrait ne pas y être ! -, elle décida de lui écrire et passa le restant de la nuit à rédiger

- après quelques brouillons ! - une lettre où elle exposait sa situation et son angoisse... Elle la confia le lendemain à la poste puis, un peu réconfortée, elle attendit la réponse.

Qui ne vint jamais !

Le 27 décembre à minuit, dans la chapelle[27] de Versailles, le cardinal de Bonzy, aumônier de la

Reine, unit Adhémar-Bertrand de Saint-Forgeat à Charlotte-Claire de Fontenac devant une assistance aussi noble que réduite. En présence du Roi, de la Reine, de Madame et de quelques dames et gentilshommes. Monsieur en personne conduisit la mariée à l’autel. Les témoins étaient le chevalier de Lorraine pour Saint-Forgeat et Mme de Montespan pour Charlotte.

Lorsque, revenue à Versailles, elle avait appris le mariage de celle qu’elle considérait comme sa protégée, la bouillante marquise en avait montré une vive satisfaction et s’était proposée d’elle-même pour tenir ce rôle. La mine lugubre de Charlotte l’avait fait rire :

-    Comprenez donc qu’il ne pouvait rien vous arriver de mieux !

-    Epouser quelqu’un que je n’aime pas et que je connais à peine ?

-    Il me semblait vous avoir dit qu’épouser Saint-Forgeat c’était n’épouser personne ! Je serais fort étonnée que la nuit de noces vous incommode !

-    Vraiment ?

-    Oh j’en jurerais ! Je soupçonne ce grand benêt de ne pas savoir comment est faite une femme ! Vous allez porter son nom un point c’est tout ! Et cela, c’est une excellente chose car vous allez prendre rang parmi les plus nobles dames. Et étant donné qu’il ne doit pas avoir plus de famille que vous, vous n’aurez pas à subir les tracasseries d’une belle-mère ! Enfin... et ce n’est pas le moins négligeable : ce mariage agrée pleinement au Roi ! De plus vous serez seconde dame d'atour comme l'était votre tante. C'est dire que vous accompagnerez la Reine partout et que notre Sire vous aura constamment sous les yeux !

-    J’ai peur, Madame, que vous ne vous illusionniez ! Mme de Maintenon est pour quelque chose dans la conclusion de ce mariage. Ainsi que le chevalier de Lorraine ! Et je ne comprends pas ce qu’ils en espèrent !

-    C'est ce que je ne saurais vous dire... mais je vais y réfléchir ! Dans l'immédiat chassez-moi vos papillons noirs et tâchez de briller d'un vif éclat à la chapelle ! Je serai là d'ailleurs pour y veiller !