Après avoir pleuré de joie au chevet de sa belle-fille, Marie-Thérèse consacra une grande partie de sa journée à remercier Dieu et Notre Dame. Elle avait mis au monde six enfants dont il ne lui restait qu’un et celui-là venait d’assurer l’avenir de la Couronne, la consolant de nombre de chagrins. Elle pouvait considérer que sa tâche était accomplie !...
Si intense que fût son désir de lui parler pour demander sa protection contre un mariage qui lui déplaisait, Charlotte n’osa pas troubler son bonheur. La pauvre n’en avait pas eu tellement dans sa vie. Il fallait lui laisser savourer celui-là. En revanche elle se rendit chez Madame.
La Palatine avait tenu son rang durant les diverses cérémonies qui avaient marqué le si considérable événement. Elle avait visité à plusieurs reprises la Dauphine dont on n’avait pas encore célébré les relevailles, l’accouchement l’ayant épuisée et laissée dolente. Une affection liait les deux cousines. La plus jeune, en dépit de l’accueil reçu en France et du fait qu’elle avait plu à son époux, avait ressenti ce dépaysement, cette désagréable impression de déracinement obligatoire pour une jeune fille précipitée dans un milieu étranger. Elle avait apprécié d’y trouver cette cousine haute en couleur mais cordiale et toujours d’humeur joyeuse. Sauf bien entendu quand elle piquait une colère mais cette facette-là, Marie-Christine ne la connaissait pas. Et si la cabale du chevalier de
Lorraine s’était efforcée de les dresser l’une contre l'autre en établissant des comparaisons perfides qui n'étaient jamais en faveur de Madame, la jeune Dauphine n'y était évidemment pour rien. Elles avaient eu à ce sujet un entretien à portes closes très satisfaisant. En outre, elles se rejoignaient dans leur commune aversion pour Mme de Maintenon.
Connaissant ses habitudes, Charlotte la trouva devant sa table à écrire. Autrement dit à l'un des moments où elle était le plus détendue et, surtout quand elle était seule, à l'écart d'oreilles mal intentionnées. Quelques jours plus tôt, en effet, une toute jeune fille d'honneur entrée à son service depuis peu sur l'ordre de Monsieur - donc du chevalier de Lorraine ! - était venue à ses genoux et en larmes lui avouer qu’elle n'était chez elle que pour l'espionner au profit de celui-ci.
Ainsi qu’elle l’espérait, Charlotte fut introduite aussitôt. Madame jeta sa plume et lui tendit une main tachée d’encre qu'elle baisa respectueusement :
- Venez, venez, ma petite ! J'étais certaine que vous ne tarderiez pas à venir me voir. Il paraît que l'on veut vous faire épouser Saint-Forgeat ?
- Madame sait déjà ?
- Je pourrais évoquer les courants d'air qui ne cessent de traverser cette vaste demeure plus vite qu'à Saint-Germain mais la vérité est plus simple . Monsieur me l'a annoncé voici une bonne semaine. J'ajoute qu'il tient la chose comme réglée et qu'elle le satisfait... Si Madame la Dauphine n’avait enfanté ce pourrait être fait !
- Comment est-ce possible ? Avec tout le respect que je lui dois, Monsieur ne peut disposer de moi. Il y a la Reine ! Je ne lui en ai pas encore parlé pour ne pas troubler sa joie si peu que ce soit...
- Et vous avez eu raison. C’était faire preuve de tact mais ne fondez pas trop d’espoirs sur elle...
- Pourquoi ? N’a-t-elle pas pris ma défense lorsque le Roi voulait me rendre à ma mère ? Et cela en faisant violence à sa timidité et à son grand amour. Simplement parce qu’elle estimait que c’était juste...
- Un vrai miracle, en effet, et dont on a beaucoup parlé, mais les miracles ne se renouvellent pas ! Surtout si l’on a persuadé ma belle-sœur que ce mariage vous tirerait d’une situation fausse en vous assurant une position digne de votre naissance.
- On ?... Qui est on ?
- Ne soyez pas stupide ! Vous le savez aussi bien que moi ! N’étant guère appréciée chez la Dauphine, on la voit de plus en plus souvent chez la Reine dont elle se donne les gants de se vouloir la protectrice. Ce dont on lui est vraiment très reconnaissante. N’avez-vous pas su qu'au dernier Noël Sa Majesté lui a fait don de son portrait entouré de diamants ? Une faveur des plus rares.
- Ce qui veut dire que Sa Majesté ne m’aime plus ? Émit Charlotte prête à pleurer.
- Pas du tout ! Et même au contraire ! Elle est persuadée de travailler à votre bonheur. Il n’y a pas plus dangereux qu’une bonne volonté convaincue d’agir pour le mieux !
- Je la détromperai. Je dirai - ce qui est vrai -que je n’aime pas M. de Saint-Forgeat. Elle sera obligée de me croire!
- Mais elle vous croira ! Seulement, comme votre prétendant est jeune, pas vilain et bien en cour, elle essaiera de vous persuader que l’amour viendra plus tard. Surtout quand vous aurez des enfants !
- Des enfants ? Avec lui ? Votre Altesse sait pertinemment...
- Oh oui, je sais ! Cependant j’en ai eu avec Monsieur, n’est-ce pas ? Votre argument tiendra d’autant moins que l’amour ne préside guère aux mariages de cour. Voulez-vous un autre exemple ? Le « cher » - ô combien ! - chevalier de Lorraine aurait engendré plusieurs enfants. On dit même qu’il a épousé secrètement une de ses cousines, princesse de Lorraine devenue abbesse... Par désespoir sans doute !...
- Alors j’irai aux genoux du Roi !
Madame se mit à rire, ce qui ne réconforta pas Charlotte :
- Il est normal que vous y songiez mais vous pouvez être certaine que de ce côté-là aussi Lorraine a assuré ses arrières. De plus, depuis que vous êtes à ma belle-sœur, j’ai cru remarquer que notre Sire vous regardait avec une bienveillance... soutenue... Et si d’aventure il gardait quelque idée derrière la tête, cette union avec ce nigaud de Saint-Forgeat ferait tout à fait son affaire !
- Mais pas celle de Mme de Maintenon ! On assure qu'elle a juré de ramener le Roi à la vertu et à la soumission aux volontés de Dieu... et que pour cela...
Madame, qui avait entrepris de tailler ses plumes, posa son canif et en essaya une :
- ... Elle paierait de sa personne. C'est dans la manière de cette vieille garce hypocrite... mais pas stupide ! Elle a dû apprendre qu’un pareil coureur de jupons ne se convertit pas du jour au lendemain à une quasi-abstinence mais elle tient ses armes prêtes !
- Puis-je demander à Madame comment elle l’entend ?
- Elle n’a pas pu empêcher l’épisode Fontanges mais Fontanges n’a pas tenu bien longtemps le devant de la scène. Il en sera de même avec n’importe quelle autre tentatrice. D’autant plus que la protection de la Reine vous serait retirée.
- Et que se passera-t-il si je m'obstine à refuser ce mariage ?
- Ou je me trompe fort ou vous ne feriez pas de vieux os ! Assena Madame en prenant une nouvelle feuille de papier. Finalement, qu'avez-vous à perdre en épousant Saint-Forgeat ? Il ne vous touchera sans doute même pas !
- Ma liberté !
De ronds, par nature, les yeux de Madame tirèrent sur l’ovale :
- Votre li-ber-té ? Où prenez-vous que vous l’ayez jamais eue sauf peut-être durant la nuit de votre fuite ? Si j’ai un conseil à vous donner c’est de ne pas employer ce mot devant le Roi ! Vous vous retrouveriez à la Bastille ou à Vincennes sans avoir eu le temps de comprendre ce qui vous arrive... Depuis la Fronde c’est un mot qu’il a en horreur !
- Mais...
- Pas de mais ! Pourquoi croyez-vous qu’il construit ce gigantesque palais et la ville qui va avec ? Tout bêtement pour y tenir sous clef cette turbulente noblesse française dont il sait depuis des décennies ce dont elle est capable si on ne la jugule pas d’une main de fer !
En dépit de la mise en garde de Madame, Charlotte voulut tenter sa chance auprès de la Reine. Elle choisit, pour lui adresser sa supplique, le moment où Marie-Thérèse, ses prières dites, allait se mettre au lit. Le plus souvent devant une assistance réduite dont faisait partie la lectrice au cas où la Reine souhaiterait s'endormir au son de sa voix. C’était le cas ce soir-là, mais, au lieu d’ouvrir son livre, Charlotte se jeta à genoux sur les marches du lit :
- Daigne Votre Majesté me pardonner mon audace mais je voudrais lui adresser une supplique.
- A cette heure ?... Laquelle, mon Dieu ?
- Je ne sais si Votre Majesté en a été informée mais on veut que j’épouse l'un des gentilshommes de Monsieur et...
Le visage déjà un peu endormi de Marie-Thérèse s'éclaira d’un sourire :
- Le comte de Saint-Forgeat ? N’est-ce pas ? Cette bonne Mme de Maintenon m’en entretenait encore tout à l’heure pendant ma promenade et je pense comme elle que ce serait pour vous une excellente chose. Seriez-vous d’un avis contraire ?
ajouta-t-elle avec dans la voix une note d’appréhension qu’elle traduisit aussitôt en disant que le Roi y était favorable.
Charlotte baissa la tête :
- En effet, Madame. Je... je n’ai aucune envie de me marier. Je suis heureuse auprès de Votre Majesté ! Et la pensée de la quitter...
- Mais il ne saurait être question de me quitter. Au contraire nous songeons, le Roi et moi, à vous nommer à cette occasion dame d’atour en second en remplacement de Mme de Saint-Martin qui se retire. C’est bien, non ?
- La Reine est trop bonne ! Je n’ai jamais souhaité plus que je ne mérite...
Marie-Thérèse tendit une main et la posa sur la tête inclinée de sa lectrice :
- C’est entièrement mérité et vous savez que je vous apprécie. Je vous en donnerai la preuve en vous dotant et le Roi de son côté... Oh ! Vous n’allez pas pleurer ? Soyez assurée que tout le monde ici ne souhaite que votre bonheur ! L’amour, je sais ? Mais, croyez-moi, l’amour est plus souvent source de chagrin que de joie ! En outre, il vous faut penser à ce qu’il adviendrait de vous au cas où Dieu me rappellerait...
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