- Embrassons-nous donc tous trois !

Là-dessus, Lorraine, Grancey et Effiat reçurent l’ordre de venir présenter leurs excuses à la princesse outragée cependant que le Roi poussait la malice jusqu’à exiger qu'en signe de bonne entente revenue les deux époux passent la nuit ensemble. Et veilla personnellement à ce qu'on lui obéisse !...

CHAPITRE XII

UN CRIME PARFAIT

En dépit de la réconciliation quasi burlesque et de Madame et de Monsieur et malgré les « plaisirs » quotidiens inscrits dans le marbre par un protocole impavide, la Cour continue de vivre son malaise. Moins grave sans doute que celui des Poisons mais un malaise tout de même. Presque chaque jour on découvrait de nouveaux « cas » et l’humeur du Roi ne s’arrangeait pas. Il s’était même écrié un matin qu’il était bien fâché de compter dans son beau royaume tant de zélateurs de Sodome. Et l’ombre discrète de Mme de Maintenon prêchant la vertu et le retour à la pureté originelle se dessinait de plus en plus nettement derrière la silhouette scintillante du Roi.

Durant ces temps difficiles, Charlotte appréciait sa chance de vivre auprès de la Reine qui faisait figure de lis immaculé au milieu d’un champ de mauvaises herbes. De même, ses appartements représentaient un îlot de paix parfumé à l’encens, au chocolat... et à l’ail posé sur un étang dont les eaux lourdes se soulevaient parfois pour crever en bulles nauséabondes. Marie-Thérèse restait sereine grâce aux visites nocturnes de son époux mais son cœur la poussait à secourir ceux qui l'étaient moins. A commencer par Madame qu'elle voyait souvent, le Roi ayant exprimé le désir d’avoir toute sa famille autour de lui pour ses premiers mois à Versailles.

La pauvre Palatine était inconsolable d’avoir vu son conjoint chasser ignominieusement ses chères Theobon et Clérambault. La première surtout ! Au fil du temps et après le départ de Venningen partie se marier en Alsace, Lydie était devenue sa confidente, sa messagère, presque son agent secret et, surtout, le plus sûr de ses remonte-moral avec son courrier qui prit dès le début de l’éloignement de la jeune femme des proportions olympiques : la tante Sophie reçut à ce moment-là une lettre de vingt pages et Madame se mit à écrire journellement à celle qui s'appelait désormais officiellement Mme la comtesse de Beuvron.

Dans ses visites, Charlotte ne manquait pas d'accompagner Marie-Thérèse. Elle ressentait cruellement, elle aussi, l'exil de sa meilleure amie. Ce qui la rapprochait encore de Madame dont l'isolement faisait peine à voir. Lorraine et ses complices avaient admirablement travaillé. Il ne restait plus rien de l'entente affectueuse qui unissait les deux époux depuis leur mariage. Le trop beau chevalier y avait mis bon ordre et tenait le prince d'une poigne de fer. La belle humeur de « Liselotte » n'y avait pas résisté. Il ne lui restait que la fureur et le chagrin :

« On m'a pris mon cœur gai ! » disait-elle.

Dans l'immensité harmonieuse créée par le génial Le Nôtre au pied du palais, Charlotte, plus que jamais attirée par les jardins, s'était trouvée à la lisière des parterres un endroit relativement paisible où elle aimait aller respirer. C’était le labyrinthe[26] dont elle avait décrypté le parcours grâce aux fontaines qui le jalonnaient. Un livre à la main, fidèle en cela à une habitude déjà ancienne, elle s’apprêtait à y pénétrer quand la grande carcasse enrubannée de Saint-Forgeat lui barra le chemin. Il la salua puis, avant qu’elle eût ouvert la bouche :

-    Je suis venu savoir de vous si vous avez pris une décision. Il me semble que je vous ai laissé assez de temps. Alors quand nous marions-nous ?

Mais c’est que l’animal n’avait pas l’air de mettre la réponse en doute. La moutarde monta au nez de Charlotte plus vite que du lait sur le feu :

-    Il n’est pas très logique votre discours, Monsieur de Saint-Forgeat. Si je comprends bien, vous tenez une décision favorable pour acquise ? Eh bien, vous vous trompez ! Je crois vous avoir confié que je n’avais aucune envie de me marier et non seulement je n’ai pas changé d’avis mais vos façons cavalières renforcent ma décision. C’est non !

-    Je ne suis pas certain que vous ayez le choix ! Émit derrière Charlotte une voix froide qui la fit se retourner. Le chevalier de Lorraine lui interdisait la retraite. Magnifique à son habitude dans un justaucorps de satin du même bleu glacé que ses yeux, il s’appuyait d’une main sur une haute canne et, de l'autre, agitait négligemment devant son visage un mouchoir de dentelle parfumé à l’eau de Chypre comme si Charlotte eût émis des effluves déplaisants. Mais celle-ci refusait de se laisser impressionner :

-    Vraiment ?... Et qui dit cela ?

Il lui offrit un sourire insolent :

-    Moi d’abord qui souhaite vivement le bonheur de ce cher ami... Ensuite Monsieur qui se trouve dans les mêmes dispositions...

-    Parce qu’il fait tout ce que vous voulez ! lança-t-elle, rendant dédain pour dédain. Ce qui ne signifie rien ! Je suis à la Reine, Monsieur, et n’appartiens plus à la maison d’Orléans! Veuillez me laisser passer !

-    Plus tard ! Nous avons encore à parler !

-    Je ne crois pas ! Je répète : laissez-moi passer !

-    Pas avant de vous avoir mis les points sur les « i » ! Vous êtes à la Reine, soit ! Mais au-dessus d’elle il y a le Roi et il se trouve qu’il est plus que favorable à cette union !

-    C'est faux ! Le Roi vous déteste, vous et ce que vous représentez ! Pourquoi vous ferait-il plaisir en contrariant son épouse ?

-    Serait-elle si contrariée ? Vous savez qu'elle apprécie chaque jour davantage Mme de Maintenon à qui elle doit le retour d'affection du Roi ? La marquise est très persuasive. Elle saura lui expliquer qu'en donnant la main à ce mariage, elle procurera un contentement sensible à son époux tout en assurant un établissement inespéré à une modeste suivante. Devenue Mme la comtesse de

Saint-Forgeat vous pourrez prendre rang parmi ses dames, devenir - qui sait ? - dame d'atour ? C’est élémentaire en vérité ! Pensez-y !

Conscient d’avoir frappé un grand coup, il rompit là, vira sur ses talons rouges et repartit tranquillement vers le château. Ecrasée par ce qui lui semblait d’une logique implacable, Charlotte était restée figée avec, dans la bouche, le goût amer de la défaite ! Ce démon n’avait que trop raison et si la Maintenon se faisait sa complice, elle savait qu’elle ne serait pas de force...

Saint-Forgeat, lui, n’avait pas bougé, n’ayant d’autre issue que s’enfoncer dans le labyrinthe ou bousculer Charlotte pour pouvoir s’éloigner. Or elle semblait changée en statue et était devenue si pâle qu’il s’inquiéta :

-    Voulez-vous que nous rentrions ?

Il lui tendait une main qu’elle ne vit pas. Elle demanda :

-    Que vous ai-je fait ?... Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ?

-    Vous tourmenter ? Je n'y songe pas un instant ! Je veux seulement vous épouser. Est-ce si terrible ?

-    Oui... si je ne le souhaite pas ! Et je vous croyais mon ami.

-    Ne me suis-je pas montré un bon ami en vous sauvant la vie ? Que voulez-vous de plus ?

Elle l’enveloppa d’un regard accablé. Etait-il vraiment stupide ou faisait-il semblant ?

-    Vous ne me laisserez jamais l'oublier, n’est-ce pas ? fit-elle avec amertume. Et croyez que je vous en gardais de la reconnaissance... mais puisque vous en demandez le paiement...

-    Où le prenez-vous ? Il me semble qu’en cette affaire, c’est moi qui apporte le plus. Un titre, un beau nom, un château, des terres...

-    J’en suis tout à fait consciente. Mais je ne comprends pas pourquoi, possédant cet apanage, vous vous obstinez à me vouloir pour femme moi qui n’ai rien ? A moins que vous ne considériez que, me l’ayant conservée, ma vie vous appartient de droit ? Si encore vous m’aimiez...

-    C’est une obsession ! Cet amour auquel vous paraissez tenir tellement n’est guère d’usage à la Cour dans les transactions de mariage... Et vous devriez penser que l’on pourrait vous unir - vous qui êtes sans dot ! - à un baron quinteux mais riche qui vous demanderait pour votre seule beauté. Je m’étonne même que ce ne soit pas déjà arrivé. Qu'auriez-vous fait dans ce cas ?

-    Ça ne m’est jamais venu à l’esprit mais soyez sûr que j’aurais refusé...

-    Au risque d’être envoyée dans un lointain couvent ? Quand les ordres viennent de haut, il n’est jamais bon de dire non...

Charlotte ne répondit pas. Elle songeait à Cécile, tenue à vingt ans de se laisser donner à un quasi-vieillard simplement parce que son frère le voulait et que le Roi approuvait.

-    Vous devriez vous estimer heureuse, reprit Adhémar en se rengorgeant. Je n’ai rien d’un vieillard quinteux et je tiens pour assuré que nous formerons un beau couple !...

-    Bien ! Soupira-t-elle, abandonnant un combat stérile. Laissez-moi à présent retourner auprès de la Reine !

-    Je vous rappelle que je vous ai demandé une date.

-    Si elle doit être donnée, ce ne sera pas par moi ! De toute façon nous n’allons pas, j’imagine, rester plantés au milieu de cette allée jusqu'à ce que nous ayons des cheveux blancs ?

Il consentit enfin à lui livrer passage et même la gratifia d'un salut qu'elle n'eut pas le courage de lui rendre. Libérée elle prit sa course vers le palais qu'elle trouva en ébullition. Une nouvelle parcourait salons, galeries et couloirs à la vitesse du vent : les douleurs de l'enfantement venaient de s’emparer de Mme la Dauphine...

Comme il s’agissait d’un premier enfant et que cela pourrait être long, le Roi et la Reine firent placer des matelas dans la chambre de la future mère et s'y installèrent pour la nuit en compagnie des princes et des princesses. Or, il ne se passa rien et, au matin, chacun rentra chez soi pour faire toilette et se remettre mais, à midi, le travail ayant recommencé, on revint. Au grand chagrin de la Dauphine qui se serait bien passé d’un si nombreux assistance. Il faisait une chaleur de four et cent fois la malheureuse pensa périr par étouffement. Enfin, à dix heures du soir, son supplice cessa : dans un ultime cri de douleur elle donna le jour... à un fils ! Un magnifique petit garçon bien bâti et visiblement vigoureux. Versailles explosa de joie. Bientôt les cloches sonnaient, les canons tonnaient. Une énorme liesse souleva la ville royale mais aussi Paris, suivies par la France entière pour saluer l'arrivée triomphale de Monseigneur le duc de Bourgogne ! Quant à la Cour, elle s'était ruée en masse chez le Roi et lui aussi faillit étouffer. C’était à qui le toucherait, baiserait ses mains. Certains cherchèrent même à l’embrasser !...