Cependant Marguerite qui se taisait depuis que Mme de Brécourt avait ouvert la bouche estima qu’il était temps pour elle de s’exprimer :

-    C’est très joli tout cela mais je ferai remarquer à Madame la Comtesse que Mlle Charlotte a pour seul bagage ses vêtements de pensionnaire et que...

-    Bien sûr ! Tu as raison et il faut y penser ! Même chez Madame, qui méprise la toilette au point de porter le plus souvent sa tenue de chasse quand elle n’est pas obligée d’arborer le grand habit de cour, il faut un minimum. Levez-vous Charlotte ! Et toi va me chercher deux de mes... ou plutôt j’y vais moi-même !

Elle disparut quelques instants et revint suivie d’une femme de chambre chargée d’une brassée de vêtements qu'elle déposa sur le lit. La comtesse y prit une robe de velours du même vert que les yeux de Charlotte et discrètement bordée d’une guirlande de fleurs en argent, la tint devant sa filleule en appuyant d’abord sur les épaules puis sur la taille et déclara:

-    C’est ce que je pensais. Elle est un peu plus petite que moi, plus mince aussi : il suffit de reprendre un ou deux pouces en largeur et autant en longueur, ce sera parfait... Idem pour cette autre et les jupes qui vont avec. Le manteau lui ne posera aucun problème. Restent les souliers...

Déchaussant un pied, elle tendit une chaussure à Charlotte qui y glissa le sien. Ou tout au moins essaya, mais fit la grimace :

-    Trop petit ! Soupira-t-elle.

-    Et vous n’avez pas encore atteint votre taille définitive! Allez-vous nous fabriquer de ces grands pieds qui sont si commodes dans les maisons royales parce que l’on y reste longtemps debout mais bien peu gracieux ? Heureusement vos mains seront ravissantes quand auront disparu ces égratignures ! Mais qu’allons-nous faire ?

-    En commander chez votre faiseur, proposa Marguerite en allant chercher une feuille de papier et un crayon à l’aide desquels on dessina le contour des pieds de Charlotte. En attendant qu’on lui en livre de nouveaux il fut décidé qu’elle garderait ses propres souliers dont Marguerite avait ôté avec soin les traces laissées par son aventure nocturne.

Et, le lendemain matin, nantie d’un coffre contenant un embryon de trousseau et habillée de neuf sous une mante à capuchon fourré et ourlée de petit-gris, Charlotte prenait place aux côtés de sa tante dans le carrosse qui allait l’emmener vers une nouvelle vie. Ni l’une ni l’autre ne parlait, chacune d’elles ressentant la gravité du moment. Tandis que les pensées de la jeune fille se teintaient du vert de l'espérance en un avenir bien plus excitant que celui d’un couvent à perpétuité, celles de sa compagne étaient plus sombres. A chaque instant, depuis deux jours, elle s’était attendue à voir sa demeure envahie par la maréchaussée chargée de ramener la fugitive et elle osait à peine croire à sa chance. Le pire fut quand on traversa le pont de Saint-Germain au pied même du double château royal, toujours passablement encombré. On ne pouvait guère être plus près du danger - Charlotte d’ailleurs l’éprouva comme elle ! - et ce fut seulement en atteignant Nanterre qu’elle respira plus librement. La capitale était toute proche à présent et Mme de Brécourt entreprit alors de lui faire répéter une fois encore les principaux usages de mise dans une cour princière. Elle y ajouta quelques recommandations :

-    Avant d’aller au Palais-Royal, je vous montrerai notre hôtel du Marais qui n’est pas très éloigné... Il n’est jamais fermé et vous pourrez y trouver de l’aide. Et pourquoi pas un refuge en cas de danger. C’est Marie-Bonne, la sœur de Marguerite, et son époux qui en ont la charge. Ils sauront prendre soin de vous.

On entra dans Paris par la porte Saint-Honoré proche du Palais-Royal que Mme de Brécourt indiqua en passant avant que la voiture ne continue une longue rue au bout de laquelle se dressaient les tours rondes d’une forteresse :

-    La Bastille, signala la comtesse. Elle est commode comme point de repère.

On roula encore une dizaine de minutes puis elle désigna à main droite la grande et belle église de ce qui devait être un couvent.

- Voici Saint-Louis et la maison professe des Jésuites ! Notre rue est juste en face, précisa-t-elle tandis que le cocher tournait à gauche avant de s'arrêter devant le portail à mascarons d’une belle demeure voisine d’un grand hôtel dans la cour duquel deux carrosses pénétraient au même moment. Celui-ci est l'hôtel de Kernevoy, dit Carnavalet, où habite, depuis près de deux ans, la marquise de Sévigné qui m’est une amie chère. Auprès d’elle aussi vous pourriez trouver de l’aide. Quoique je redoute son bavardage. A présent nous retournons au Palais-Royal. Il n'est pas bon de faire attendre Madame ! Et comme je ne rentrerai à Prunoy que demain matin, je vais avoir largement le loisir de passer le mot tant chez moi que chez la marquise. Ainsi je serai pleinement rassurée sur votre sort.

Il s'en était fallu de peu. Une heure à peine après son départ, un détachement de gendarmes avait envahi Prunoy qu'il avait consciencieusement fouillé sous les malédictions de Marguerite qu'il en fallait davantage pour impressionner. Naturellement, ils n'avaient rien trouvé et s'étaient retirés, bredouilles, en s’excusant sur les ordres qu’ils avaient reçus mais le fait n’en était pas moins là : les relations de Marie-Jeanne de Fontenac avec la gouvernante des bâtards royaux devaient être prises en considération...

CHAPITRE II

MADAME, MONSIEUR ET LES AUTRES…

N’ayant encore jamais mis les pieds à Paris, Charlotte regardait de tous ses yeux. Elle trouva que c’était moins joli que Saint-Germain où, entre sa magnifique forêt et la Seine, le double château - le Vieux et le Neuf - avec ses beaux jardins en terrasses régnait sur un assemblage de maisons nobles, de deux couvents et de quelques commerces. L’ensemble était sauvé des crues du fleuve par la vaste terrasse où il s’étalait harmonieusement. Paris, c’était tout autre chose !

Larges rues - pas beaucoup d’ailleurs ! - ou venelles étroites, monuments magnifiques, hôtels aristocratiques, boutiques, maisons modestes ou masures croulantes, tout un peuple - environ 500 000 habitants ! - se côtoyait, se bousculait, s'entassait même les Parisiens ayant souvent tendance à considérer la rue comme une dépendance de leur logis. S'y joignaient des petits commerces ambulants proposant à grands cris des herbes, du lait, des fruits, de vieux habits, du sable, des balais, des poissons, de l’eau et une foule d’autres commodités. Sous le léger soleil qui commençait à sécher les boues de l'hiver à peine à son terme, tout cela faisait un joyeux vacarme pour un tableau plein de couleurs, même si, parfois, ces couleurs étaient en loques ! Les passants étaient nombreux, rares étant les gens disposant d’une monture ou d’un équipage. Presque toutes les classes de la société y étaient représentées. Il arrivait aussi qu'un seigneur aille à pied mais alors sa grandeur se comptait au nombre des laquais dont il s'entourait.

Enfin le carrosse franchit des grilles aux pointes dorées où veillaient des gardes aux uniformes rouges, décrivit un demi-cercle et s'arrêta pour déposer ses passagères avant d’aller se ranger sur la place.

Le Palais-Royal était alors la plus neuve des résidences de la Couronne. C’était le cardinal de Richelieu qui, près de cinquante ans plus tôt, avait fait construire cette demeure vraiment princière que, par testament, il avait léguée au Roi et à ses successeurs. Autrement dit, Monsieur en avait la jouissance mais n’était pas propriétaire[1]. Cela ne l’empêchait pas d'y mener grand train. Ainsi que Charlotte s'en convainquit sans peine, c'était la plus somptueuse résidence de Paris. Rénovée par Anne d'Autriche et par Monsieur lui-même, elle occupait un rectangle de trois cents mètres sur cent cinquante entre la rue Saint-Honoré au sud, l'actuelle rue Richelieu à l'ouest et la rue des Bons-Enfants à l’est. C’était presque une ville dans la ville. On y trouvait, outre les appartements, une chapelle - où Monsieur avait été baptisé et où il avait épousé en premières noces la charmante Henriette d’Angleterre -, une bibliothèque, des cabinets d’objets d’art, des salons de réception, des communs, des cuisines, des logements pour les serviteurs, des écuries, une salle de théâtre pour un millier de personnes, une vaste galerie vouée aux « Illustres » contenant une collection de portraits peints par Philippe de Champaigne et Simon Vouet - où le Cardinal ne s’était pas oublié ! -, enfin un jardin de bonnes dimensions agrémenté de deux grands bassins et même d’un petit bois qui en formait le fond. Il est vrai que la maison de Monsieur comptant près de cinq cents personnes et celle de Madame s’élevant à la moitié, il fallait de la place pour loger tout ce monde.

Les appartements de Monsieur et de Madame se trouvaient dans les ailes de la première cour et de la seconde, les uns à l’ouest, les autres à l’est, et tout y était d’une magnificence exceptionnelle grâce au maître de maison. Monsieur possédait en effet un véritable talent de décorateur, beaucoup de goût et, en digne descendant des Médicis[2], un œil infaillible au service de la passion du collectionneur.

Devant l’étonnement émerveillé de sa nièce, qui n’avait jamais rien vu d’autre que l’hôtel paternel, le petit château de sa tante et son couvent, Mme de Brécourt ne put retenir un sourire :

-    Vous allez passer pour une campagnarde si vous continuez à regarder avec ces yeux ronds ! Sachez que ce palais est modeste auprès de celui de Saint-Cloud que Monsieur vient de faire construire et dont il a fait les honneurs au Roi l’été passé. Sa Majesté en a même éprouvé quelque aigreur, son immense Versailles n’étant pas encore achevé...