Le grand déménagement vint rompre l’espèce de cocon dans lequel s’était enfermée Charlotte. Quitter Saint-Germain lui faisait de la peine parce qu’elle savait que c’était sans retour. Au moins les dimensions du vieux château étaient-elles à taille humaine ! Il n’en allait pas de même pour celles de l’immense Versailles. Elles lui donnaient l’impression d’être jetée à la mer. Fini les descentes matinales au jardin avec parfois un livre à la main. Si la Reine utilisait rarement sa lectrice, celle-ci ne se privait pas de dévorer tout ce qu’elle pouvait trouver. Fini les rencontres presque familières, rendues possibles par la proximité, avec certaines personnes de la Maison du Roi ! Et à l’occasion avec le souverain en personne qui semblait prendre plaisir à échanger quelques paroles avec cette jeune fille qui lui en rappelait une autre. Un plaisir que Charlotte se surprit à partager. Louis XIV pouvait se montrer charmant quand il le voulait. Parfois aussi avec Mme de Montespan que ces brèves entrevues paraissaient enchanter ! A Versailles ce côté familier allait devenir plus rare, en admettant qu’il existât encore puisque les Grands Appartements des deux époux royaux étaient en voie d’être séparés par les quelque cent toises[22] de la galerie en construction. En revanche, il fallait espérer que l’on verrait plus rarement Mme de Maintenon !

Celle-ci, en effet, réussissait chaque jour un peu plus à s’insinuer dans les bonnes grâces de la Reine. L’astucieuse marquise avait réussi à convaincre la douce Marie-Thérèse du rôle prépondérant qu'elle jouait dans les retours d’affection - aussi bien diurnes que nocturnes ! - d'un époux que la malheureuse continuait à adorer en silence. Charlotte ne l'avait-elle pas entendue soupirer un matin avec une sorte d'extase :

-    Dieu a suscité Mme de Maintenon pour me rendre le cœur du Roi !

N’avait-elle pas, aussi, répondu à sa dame d’honneur, la duchesse de Créqui, tentant de modérer cet enthousiasme :

-    Le Roi ne m’a jamais traitée avec autant de tendresse que depuis qu’il l’écoute !

Propos qui mettaient hors d’elle Mme de Montespan, laquelle n’hésitait pas à s’en prendre à Charlotte :

-    Je n’ignore rien de vos petites rencontres matinales avec le Roi et je sais qu’il vous voit sans déplaisir ! Qu’attendez-vous pour vous montrer plus aimable... moins réservée, que diable !

-    Je ne suis pas certaine que ce serait de bon aloi, Madame. En outre Sa Majesté m’impressionne, je l’avoue...

-    Il impressionne tout le monde ! Sauf moi ! Quant à cette pauvre Fontanges, cela allait jusqu’à l’éblouissement !

-    C’est qu'elle aimait le Roi, Madame !

-    Et vous ? Vous ne l'aimez pas ?

-    Je... je ne crois pas ! Pas comme Fontanges l’entendait, à mon sens !

-    Taratata ! On aime toujours le Roi ! Enfin... on doit toujours se tenir prête à l’aimer ! Secouez-vous, ma petite, et souriez-lui davantage si vous ne voulez pas voir un jour la Maintenon reine de France !

L’idée fit rire Charlotte :

-    Vous évoquez l’impossible, Madame ! Même si la Reine venait à disparaître - ce qu’à Dieu ne plaise ! -, le plus grand roi du monde ne la remplacerait pas par... par...

-    Cette vieille rôtisseuse de balais ? Riposta brutalement la marquise. Je la crois capable de l’amener à ce scandale.

-    Heureusement la santé de la Reine est fort bonne ! Il faudrait... oh non ! Il n’est pas possible qu’elle puisse imaginer...

-    De la faire passer de vie à trépas ? Peut-être n’y pense-t-elle pas elle-même mais je suis persuadée que d’autres y pensent pour elle ! Et le nombre de ses fidèles ne cesse d’augmenter. Alors cessez de faire la mijaurée et montrez-vous plus gracieuse ! Débrouillez-vous pour détourner ce benêt d’une telle harpie !

La marquise s’était esquivée là-dessus, laissant Charlotte se demander si oui ou non elle avait bien entendu. Avait-elle vraiment traité le Roi-Soleil de benêt ?...

Le lendemain elle recevait deux robes ravissantes : l’une en satin vert céladon, l’autre en moire rose pâle sans somptuosité déplacée mais propres à rehausser la beauté d’une jouvencelle de dix-huit ans. Un mot bref les accompagnait : « Ceci devrait vous convenir. N’oubliez pas qu'à Versailles il y aura beaucoup de monde. Il faut que l’on vous voie ! »

Que faire sinon remercier et ranger soigneusement ces falbalas inattendus qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver tentants mais qui ne laissaient pas de la mettre dans l’embarras. Elle aimait de moins en moins l’idée de remplacer la pauvre Fontanges tragiquement disparue. On pouvait même dire qu’elle lui répugnait. Aussi dans la voiture qui l’emmenait avec Maria de Visé vers leur nouvelle destination y pensait-elle avec un mélange de crainte, de doute et l’idée déprimante qu’elle allait se trouver prise entre deux feux : elle savait la Montespan capable de tout sous l’empire de la colère et de l’orgueil blessé. Outre le souvenir cauchemardesque qu’elle gardait de la nuit de sa fuite, elle avait été témoin, quelques jours plus tôt, d’une scène proprement incroyable. La marquise raffolait des parfums dont elle s'arrosait abondamment. Or, Louis XIV ne les appréciait pas et, ce jour-là, alors qu’il venait de faire monter la Reine en carrosse où Athénaïs devait aussi prendre place, il lui avait reproché sèchement cette débauche de senteurs :

- Je ne vous empêche pas de sentir mauvais ! lui avait-elle vertement répondu avant de lui tourner le dos.

Dieu sait à quelles extrémités elle pouvait se laisser aller si Charlotte la décevait ! D’autre part la Maintenon ne la rassurait pas davantage. Elle se méfiait des regards qu’on lui jetait pendant qu’on lui souriait. Et moins encore les mots surpris par elle, en apportant à la Reine une écharpe que celle-ci lui avait demandée. Marie-Thérèse s'apprêtait à faire sa dernière promenade dans les jardins en terrasse du Château Neuf. Pas seule évidemment : ils étaient nombreux ceux qui voulaient dire un ultime adieu à ces lieux où, depuis plus de deux cents ans, s'était déroulée l’Histoire. Mme de Maintenon était de ceux-là et s’était empressée de venir saluer la Reine qui l’avait invitée à cheminer de concert.

Et ce fut en rapportant l’écharpe que Charlotte entendit :

- Cette pauvre Mme de Fontenac fait peine à voir. L’horreur du forfait commis par celui qu’elle avait eu la faiblesse d’aimer la poursuit et elle ne cesse d’implorer le pardon du Seigneur ! Elle ne sort plus de chez elle que pour se rendre à l’église et soulager les miséreux. En vérité, cela est vraiment touchant...

L’arrivée de Charlotte l’avait interrompue et elle s'était écartée prestement, mais la jeune fille ne s’était pas trompée sur la signification du regard moqueur que la dame lui avait adressé. Le temps n’était plus très éloigné où Marie-Thérèse, si habilement circonvenue, laisserait parler son bon cœur, accueillerait peut-être même une femme si intéressante et pourrait s’attacher à réunir une mère « douloureuse » et sa fille rebelle. Surtout si l’on parvenait à la persuader que c’était la volonté de Dieu !... Mme de Montespan avait raison, il fallait agir ! Ou du moins essayer en admettant que ce soit encore possible...

Pour permettre à la multitude des serviteurs chargés de son quotidien d’organiser son emménagement, le Roi avait décidé de faire une escale de trois jours chez Monsieur son frère. Dans ce but le long cortège du grand déménagement se sépara donc en deux parties inégales, la plus importante poursuivit sa route tandis que l'autre gagna Saint-Cloud... Une circonstance qui enchantait Charlotte, ravie de pouvoir bavarder avec Lydie de Theobon et Cécile de Neuville autrement que par le truchement des billets qu'elles échangeaient. Ce qui lui avait permis de soupçonner que tout n’allait pas pour le mieux chez les Orléans.

Aussi fut-elle à peine surprise de retrouver le cher Saint-Cloud baignant dans une atmosphère difficile où la bonne humeur n'était qu'apparente. La beauté des jardins où mai épanouissait des milliers de roses, la splendeur raffinée des salons et des appartements abondamment fleuris ne faisaient que souligner par contraste une tristesse latente. L'exubérance habituelle de Monsieur, toujours paré comme une châsse, avait quelque chose de contraint. Quant à Madame, vêtue pour une fois avec élégance de taffetas nacarat[23], de dentelles d'Alençon et de perles, ses yeux rougis sous la poudre parlaient de larmes et de nuits sans sommeil. En outre, un certain frémissement de narines révélait à qui la connaissait une colère difficilement contenue. Mais il fallut attendre l’heure du feu d’artifice tiré dans le parc pour que Charlotte pût s’isoler avec ses deux amies :

-    Si la présence de Mme de Montespan lui est indifférente, expliqua Lydie, elle a dû faire appel à toute sa bonne éducation pour supporter sans piper, vous devez vous en douter, celle de Mme de Maintenon dans sa maison...

-    Au point d'en pleurer ? N'est-ce pas exagéré ?

-    Vous n'y êtes pas ! C'est bien plus alarmant ! Madame est depuis le début de l'année victime d'une véritable cabale menée par le chevalier de Lorraine, la Grancey et le marquis d'Effiat. Cabale destinée à la perdre dans l'esprit de Monsieur, du Roi et de lui rendre la vie intenable !

-    Mais pourquoi maintenant ?

-    Parce que l'Affaire des poisons a pris fin et que la Chambre ardente n'existe plus. Souvenez-vous, Charlotte, de la peur qu'on avait de M. de La Reynie dans l'entourage de Monsieur !

-    La Cour entière avait peur de lui.

-    Mais singulièrement les « mignons » de monseigneur. Ils vivaient dans l'angoisse tant que fut sur le tapis la question de savoir si l'on pourchasserait aussi la sodomie. A présent la menace a disparu et la confrérie a relevé la tête. Elle a compris surtout depuis l'arrivée de la Dauphine que la position de Madame devenait plus fragile.