Au matin de cette arrivée qui lui causait tant de joie, Charlotte, profitant du ciel clair et d’un soleil un peu pâle, saisit l’occasion de descendre dans les jardins. Elle aimait le majestueux parterre étendu comme un tapis précieux entre les deux châteaux. Même sous sa vêture d’hiver. Parmi les arabesques dessinées par les bordures de petits buis taillés, des sables colorés remplaçaient les fleurs et le coup d’œil restait ravissant.

A l’exception des jardiniers à l’ouvrage comme chaque matin, elle pensait être seule et ne vit l’autre promeneur que lorsque, venant du Château Neuf sans doute, il sortit de sous un rideau d’arbres et marcha vers elle. Charlotte n’y prit pas garde d’abord : le personnage, enveloppé d’un manteau sombre, un tricorne bordé de courtes plumes noires sur la tête, allait d’un pas tranquille appuyé sur une canne. Ce pouvait être M. Le Nôtre ou l’un de ses assistants... Elle ne reconnut le Roi que lorsqu’il fut à un mètre d’elle.

Plongeant en catastrophe dans une révérence un rien chancelante, elle faillit céder à la tentation de s’enfuir mais la surprise la cloua sur place. D’ailleurs, il l’avait reconnue :

-    Mademoiselle de Fontenac ? Vous êtes bien matinale ! Ne devriez-vous pas être à cette heure à votre emploi auprès de la Reine ?

Le ton de reproche n'était pas sévère. La jeune fille n'en rougit pas moins. Elle émit une petite toux nerveuse puis répondit :

-    Je suis seulement la lectrice de Sa Majesté. Quand elle est à sa toilette, elle n’a pas besoin de moi. Je... j’en profite souvent pour descendre au jardin...

Ce dernier morceau de phrase fut à peine audible tant Charlotte se sentait mal à l'aise.

-    Vous aimez les jardins ?

-    Oh oui, Sire ! Et ceux du Roi sont toujours si beaux ! Même dans la mauvaise saison. M. Le Nôtre doit être un grand poète !

-    Voilà une raison que je lui rapporterai. Il en sera content... mais le vent se lève : rentrons, voulez-vous ?

Ils marchèrent un moment en silence. Le cœur de Charlotte lui battait si fort qu’il devait s’entendre jusqu’au château. Soudain le Roi dit :

-    Avez-vous peur de moi ?

-    ... Oui, Sire !

-    Cela se voit ! Vous êtes toute rouge !... Elle aussi s’empourprait quand je lui adressais la parole et cela lui allait bien. A vous aussi d’ailleurs...

La jeune fille ne se risqua pas à demander à qui le Roi faisait allusion mais la douceur de l’intonation lui fit relever la tête. Elle vit qu’il lui souriait et sa gorge se desserra. Elle lui rendit son sourire :

-    Votre Majesté est infiniment bonne !

Il prit sa main qu’il retint dans la sienne :

-    Vous le pensez réellement ? Je n’en suis pas certain... Quoi qu’il en soit vous ne devez rien redouter de votre Roi ! La Reine vous aime... et nous vous verrons toujours avec plaisir...

Le retour au pluriel de majesté signifiait la fin de l’entretien. Charlotte le comprit, s'agenouilla presque en saluant et regagna le château, laissant le Roi poursuivre seul sa promenade. Elle n'avait plus envie de continuer. Il fallait qu’elle remît de l’ordre dans ses idées. Jamais elle n’aurait imaginé que le redoutable souverain pût s’adresser à elle avec une telle douceur. C'en était presque troublant !...

Ce le fut plus encore quand, s'engageant dans le grand escalier, elle rencontra Mme de Montespan qui descendait emmitouflée de fourrures et escortée de deux suivantes.

-    Eh bien ? lui lança-t-elle, que vous avais-je dit ?... Je pense qu'à présent vous réfléchirez plus attentivement à mes paroles. Puis baissant la voix jusqu’au murmure :

-    La place de la pauvre Fontanges est encore chaude même si le souvenir qu'elle laisse est peu... ragoûtant.

-    On dit que le Roi l'a beaucoup pleurée...

-    Il pleure toujours beaucoup ! Surtout en public !... Ne soyez pas sotte ! Vous avez tout ce qu'il faut pour jouer les consolatrices...

Ayant dit, elle poursuivit son chemin, laissant derrière elle le sillage d'un parfum complexe et envoûtant...

Rue Beautreillis c’était le drame. Effondrée plus qu’assise sur une chaise basse, Mlle Léonie regardait Delalande faire l'ours en cage, les mains derrière le dos et l’œil orageux :

-    C’est à n’y point croire ! Exhala-t-il enfin. Vous êtes certaine de ne pas vous être trompée ?...

-    De quoi ? De muse ? Je suppose qu’il n’y a pas une cachette derrière chacune de ces neuf dames ?

-    Et vous avez indiqué Clio !

-    Bien sûr que j’ai indiqué Clio et je persiste puisque c’est ce que m’avait confié mon cousin. Je vous rappelle que j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’il y avait à l’intérieur : une lettre et un paquet que je n’ai pas eu le loisir d’explorer...

-    Eh bien, ma chère demoiselle, moi je n’ai absolument rien trouvé ! Pas de lettre, pas de paquet ! Et je ne peux que constater que quelqu'un est passé avant moi et a tout emporté !

-    Mais qui ? Je suis certaine qu'Hubert n’a parlé qu'à moi seule !

-    On a pu l’entendre.

-    En ce cas on se serait empressé de se servir. Or, il était mort depuis plusieurs jours quand j’ai découvert le pot aux roses.

-    Oui, mais vous n’avez pas eu le temps de le prendre parce que la veuve vous a interrompue. Vous m’avez dit que vous aviez eu juste le temps de refermer ?

-    C’est exact.

-    Etes-vous vraiment sûre qu'elle n’a rien vu ? Auquel cas il ne faut pas chercher plus loin : c'est elle qui les possède... et nous il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer. Nous n'avons pas l’ombre d’une preuve. Et comme je n’ai pas non plus La Pivardière pour le travailler au corps, je ne vois pas ce que nous pourrions faire...

Mlle Léonie non plus. Elle pleurait. Tellement même qu’Alban alla chercher une bouteille de vin et deux verres qu’il remplit pour lui et son invitée :

-    Cela ne sert à rien de vous mettre dans cet état ! Buvez un coup ! Vous aurez les idées plus nettes et moi aussi...

Elle cessa de pleurer, renifla, sortit son mouchoir pour s’essuyer les yeux et finalement prit le verre et le vida d’un trait :

-    Qu’allons-nous faire maintenant ?

-    Chercher La Pivardière bien sûr ! N’oublions pas que c’est lui l’assassin de Mme de Brécourt ! Alors la chasse continue !

CHAPITRE XI

LE GRAND DÉMÉNAGEMENT

Cette fois c’en était fait : le Roi, la Reine et la Cour quittaient Saint-Germain pour n’y plus revenir. C’était le 2 mai 1682. On allait habiter Versailles, laissant les deux châteaux entrer dans un sommeil dont ils ne se réveilleraient plus guère. Massés de chaque côté de la route, les habitants, consternés, regardaient passer le brillant cortège des trois imposantes « maisons » royales escortant le carrosse rouge attelé à six chevaux bais du Roi, celui bleu de la Reine attelé à six chevaux blancs, celui du Dauphin rouge aussi avec des chevaux gris enveloppés par les régiments des gardes du corps, des Suisses, des gardes françaises et suivis d’une ligne interminable de voitures où avaient pris place tous ces hauts personnages et grands serviteurs dont depuis des années vivait Saint-Germain. La tristesse était peinte sur les visages de ces gens que l’on abandonnait ainsi et il y avait des larmes dans bien des yeux.

Mais en ce qui concernait les « partants », on n’était pas beaucoup plus gais. Depuis que Louis XIV avait annoncé six ans auparavant son intention d’établir sa personne, sa cour et son gouvernement à Versailles, on avait fini par ne plus y croire et s'engourdir dans la bienheureuse certitude qu’en admettant que cela vienne un jour, ce serait plus tard, beaucoup plus tard... dans un avenir agréablement flou. Le pire étant que l’on n’en bougerait plus ! On allait s’établir définitivement à la « campagne ». Autant dire dans la brousse! On était si aise à Saint-Germain dont le site était charmant, à trois heures de Paris, où l’on pouvait même se rendre en empruntant le fleuve quand les chemins étaient trop boueux et que l’on n’était pas trop pressés. L’on y avait ses habitudes, ses hôtels ou ses propriétés et il fallait quitter cet Eden pour un palais immense, fabuleux certes, mais plein de courants d’air, pratiquement impossible à chauffer, implanté dans un paysage plat et marécageux dont on n’avait pas encore fini d’effacer les inconvénients. Même ceux qui avaient pu se faire construire des demeures dans la ville en gestation auraient préféré qu’on leur donne davantage de temps pour faire leur installation... Grâce à Dieu la belle saison commençait et la perspective du grand parc étendu à la suite des plus beaux jardins et de leurs jeux d’eau était séduisante mais ne compensait pas, pour ceux, moins favorisés, qui n’avaient pas pu faire construire la pensée de s’établir dans des logements exigus, des entresols bas de plafond, voire des soupentes... Sans compter le fait que le palais était encore en cours de travaux ! Cette année voyait s'achever les Grandes Ecuries ainsi que l'aile du Midi - celle du Nord n’était qu’en gestation! - et la première chapelle allait être bénie en présence du Roi, mais ce n'était guère consolant. En résumé, assez peu d'avantages pour énormément de désagréments...

La vie dans l’entourage de la Reine n’était pas follement récréative mais Charlotte, ces derniers mois, y avait trouvé une tranquillité et un calme tels qu’elle n’en avait pas connus depuis son couvent. Les heures de la journée étaient rythmées de façon immuable par les obligations - et aussi les nombreuses prières ! - de la Reine. Une sorte d’apaisement venu du monde extérieur s’y était ajouté. Les assassins de Mme de Brécourt avaient expié leur forfait sur la roue et si l’on n’avait pu retrouver La Pivardière que l’on soupçonnait d’avoir passé une frontière, celui-ci n’en était pas moins condamné à mort s’il avait la mauvaise idée de revenir. Paris - et la Cour donc ! - connaissait un réel soulagement : la Chambre ardente, un moment remise en activité, était définitivement close. Après celui de la Filastre on n’avait rallumé qu’un ou deux bûchers. En revanche, les principaux accusés avaient pu sauver leur vie - tant on redoutait leurs déclarations publiques avant de mourir ! -, mais à quel prix ! La fille Voisin et une autre sorcière avaient été envoyées à la forteresse de Belle-Île, le prêtre satanique Guibourg, Lesage et deux de leurs complices Romani et Galet à la forteresse de Besançon mais ils y étaient autant dire emmurés et, pour plus de sûreté, on les avait enchaînés aux murs de leur prison. De plus, et les ordres de Louvois étaient impitoyables, au cas où il leur arriverait de protester ou de citer certains noms, on les avait avertis qu’ils seraient « corrigés si cruellement au moindre bruit qu’ils feront qu’il n’y en ait pas un qui ose souffler[21] ».