De son côté, Marie-Jeanne détaillait avec colère cette grande jeune fille mince dans de modestes mais chauds vêtements de laine brune et de batiste blanche qu’embellissaient son teint de fleur, ses magnifiques cheveux blond argent et les longs yeux verts qu’elle tenait de son père.

Debout entre les deux, Alban les dévisageait l’une après l’autre en se demandant si le fait qu’elles fussent mère et fille était vraiment crédible. Mme de Fontenac cependant reprenait le combat :

-    Comme c’est facile d’accuser à tort et à travers sans la moindre preuve ! Vous mériteriez le fouet pour cela mais cela pourrait venir un jour... prochain sans doute quand on vous aura enfin enfermée dans le sévère couvent qui vous attend.

-    Ne rêvez pas, Madame. Je suis à la Reine !

-    On me l'a dit, en effet, mais je pense qu'elle a déjà dû vous chasser puisque je vous trouve en telle compagnie et habillée en conséquence. Vous couchez avec cet homme je suppose ? Un beau mâle d'ailleurs !

Charlotte prévint la réaction, qu’elle craignait violente, d’un geste de la main :

-    Ne mesurez pas les autres à votre aune, Madame. Vous l’auriez fait peut-être. Moi pas, je me contente de lui devoir la vie. Quand à mes vêtements, ils sont conformes à ce que l’on doit porter quand on accompagne Sa Majesté dans ses visites à l’hospice. En revenant j'ai vu l'agitation qui règne ici et j'ai demandé la permission de descendre de voiture. Ce que la Reine a eu la bonté de m'accorder. Souffrez à présent que je retourne à mes fonctions...

On s'en tint là. Jacquemin, qui venait de mener les investigations dans les caves et les dépendances, effectuait sa réapparition. Poussiéreux et visiblement mécontent :

-    Rien, Monsieur ! fit-il sobrement.

Marie-Jeanne éclata d'un rire hystérique :

-    Vous l'ai-je assez dit ! M. de La Pivardière est seulement un ami qui me rend visite de temps en temps et votre intrusion" est inqualifiable. Cette fouille d’une noble demeure va vous coûter fort cher, jeune homme ! Je vais porter ma plainte...

-    Si j'étais vous, Madame, je me tiendrai tranquille. La ville entière sait que La Pivardière est votre amant et qu'il vit ici... ainsi que j'ai pu le constater lors du dernier incendie. Je ne peux rien contre vous ce soir mais il peut en aller autrement demain. De toute façon, cet hôtel restera sous surveillance et vous voudrez bien vous rappeler qu'abriter un criminel recherché par la justice revient à se faire sa complice et pourrait vous valoir la Bastille... Mademoiselle de Fontenac, je vais vous faire ramener au château. Toi Jacquemin tu prends soin de Madame. Il y a là une banquette où elle peut s'asseoir. Je t’envoie Léonard et Dulaurier pour éviter qu’elle ne te brûle la politesse...

-    Je suis chez moi et vous n’avez aucun droit !

-    Au nom du Roi j’ai tous les droits, Madame. Quant à moi, je désire vérifier un détail. Rassurez-vous ce ne sera pas long.

Il retint cependant son élan. Marie-Jeanne n’avait pas fini de cracher son venin et s’adressait à sa fille qui s'apprêtait à sortir :

-    Ne faites pas trop la renchérie, la belle ! Vous pourriez bien vous retrouver à la rue. Les reines ne sont pas éternelles. Il se peut que celle-ci ne vive pas vieille !

-    C'est une menace ? Gronda Delalande. Vous m'avez l'air d'en savoir des choses et j'ai bonne envie de vous prier de venir avec moi !

-    Où ? En prison ? Je vous rappelle que vous cherchez ce pauvre La Pivardière, pas moi !

-    Alors que signifie ce que vous venez de dire au sujet de Sa Majesté ?

-    Cela ne signifie rien. C'est un simple point de vue. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’elle devient gênante.

-    Priez Dieu qu’il ne lui arrive rien sinon je saurai me souvenir de vos paroles. Elles sont de celles qui tuent !

-    Ce serait fort injuste ! Je ne lui veux aucun mal, moi, à cette malheureuse !

-    Alors allez-vous asseoir et tenez-vous tranquille ! Je reviens... Ah, Léonard ! Tu ramènes Mlle de Fontenac au château, ajouta-t-il à l’intention du policier qui entrait...

Charlotte ouvrit la bouche pour protester mais Alban était déjà parti, se précipitant vers la librairie dont, par précaution, il referma la porte sur lui avant de jeter un regard circulaire. Les traces de l’incendie restaient visibles en dépit des quelques coups de pinceau que l’on y avait appliqués pour effacer le plus gros. Les grands rayonnages séparés par des panneaux peints et contenant les livres n’avaient souffert que de la suie et de la fumée. Se souvenant des instructions de Mlle Léonie, il chercha celui que décorait la muse de l’Histoire et aussi le point qu’on lui avait décrit. C’était sur le côté droit du panneau et protégé par un lourd volume sur l’art des fortifications, une protubérance du bois sur laquelle il appuya, dévoilant l’ouverture d’une cachette.

- C’est bien ça ! fit-il avec satisfaction. Voyons un peu ce qu’il y a là-dedans...

Et il glissa la main dans l’ouverture.

Charlotte rentra au Château furibonde. Si, d’une part, elle était satisfaite que les assassins de sa tante fussent sous les verrous en attente d’une inévitable exécution et que la culpabilité de La Pivardière soit établie, le savoir en fuite ne lui causait aucune joie. En revanche, elle en voulait à Alban de ne pas l’avoir raccompagnée lui-même au lieu de la confier à ce garçon à moitié endormi qui ne lui avait pas adressé la parole. Pour dire quoi, d’ailleurs ? C’eût été tellement différent avec son chef ! Cet animal devait bien se douter qu’elle avait besoin de réconfort après s’être retrouvée en face d’une mère qu’elle n’avait jamais eu aucune raison d’aimer, dont elle était sûre à présent qu’elle était son ennemie. Et une ennemie désormais implacable. Au lieu de cela, il ne s’était intéressé à elle que dans les strictes limites de son métier, pour lui poser des questions sans plus d’égards que si elle avait été la première fille venue !

A la colère succéda un désagréable sentiment de honte en passant en revue la suite de leurs relations. N’était-ce pas elle qui, au retour d’Espagne, s’était jetée dans ses bras, allant jusqu’à lui avouer qu’elle l’aimait ? Quelle idiotie ! Bien digne d’une gamine et tout cela parce qu’elle sentait le besoin d’être protégée, défendue et qu’il émanait de lui une extraordinaire impression de force. Lorsqu’elle était près, de lui d’étranges pulsions s’éveillaient en elle dont elle avait à peine conscience, mais qui, en se retirant, lui laissaient une bizarre sensation de faim jamais éprouvée en face d’autres hommes. Dieu sait pourtant que, depuis son entrée chez la Reine, nombre de gentilshommes lui avaient fait la cour sans qu'elle y fût le moindrement sensible ! Aucun ne faisait battre son cœur au rythme affolé que suscitait la présence d'Alban. Il allait falloir se reprendre sinon cette attirance - puisque à l’évidence on devait se résigner à l'appeler ainsi ! - risquait de la détruire.

Rentrée dans son petit logis elle se hâta de changer de vêtements pour se rendre auprès de la Reine qu’elle trouva inquiète du temps qu'elle avait mis à revenir. Et ce fut avec plaisir que Marie-Thérèse apprit que les assassins de sa chère Mme de Brécourt ne tarderaient pas à payer leur forfait, regrettant seulement que l'instigateur ait pu s’échapper...

-    Si je vous ai comprise, la police suspecte votre mère ? Cela doit être horriblement cruel pour vous.

-    Moins cruel que la perte de ma tante. Je sais depuis longtemps que ma mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas non plus. Il n’en reste pas moins que cette suspicion me couvre de honte vis-à-vis du monde et que je ne remercierai jamais assez Votre Majesté de m’avoir donné un asile où je peux demeurer à l’écart d’une cour dont je redoute la méchanceté...

-    Je ne peux vous donner tort ! Ces gens savent se montrer si impitoyables parfois. Sans doute ne diffèrent-ils guère de ceux qui peuplent les autres cours, mais ce n’est pas vraiment une consolation... Cela dit j’ai une heureuse nouvelle. Vous allez retrouver des amis : Monsieur et Madame arrivent demain pour célébrer avec nous les fêtes de la Nativité et l’An nouveau. Ils logeront comme d'habitude au Château Neuf...

A l’idée de revoir la Palatine, Lydie de Theobon et Cécile de Neuville, Charlotte éprouva une joie réelle. Elle ne les avait pas vues depuis longtemps, Madame ayant, suite à la mort de son père, voyagé plusieurs semaines en Alsace, où elle avait retrouvé sa mère, et outre-Rhin. Certes Charlotte aimait bien Maria de Visé qui depuis son entrée chez la Reine lui avait montré beaucoup de sympathie, mais ce n’était pas la même chose qu’avec ses anciennes compagnes. Elles étaient pour elle les sœurs qu'elle n'avait jamais eues..

En réalité, le Château Neuf ne l'était pas tellement puisque le bâtisseur en était le roi Henri II, fils de François Ier. C'était en 1556 que le souverain avait chargé son architecte Philibert Delorme de construire à quatre cents mètres du Château Vieux et sur le rebord du plateau une « maison de théâtre et de baigneries » posée sur six étages de terrasses et de jardins descendant jusqu'à la Seine. Interrompue par les guerres de Religion, la construction ne fut reprise que sous Henri IV. En fait c'était plutôt une résidence d'été avec son corps central, ses deux ailes et son unique étage posé sur une infinité de grottes, de jeux d'eau, de parterres où il était agréable de se promener. Louis XIII y était né et aussi Louis XIV, mais si la demeure dégageait un charme certain elle était mal commode pour les dimensions de la maison du Roi et, en 1664, celui-ci avait définitivement opté pour le Château Vieux, laissant l’autre à Monsieur son frère. Au-delà s’étendait l’immense terrasse de trois quarts de lieue bordant la Seine et que Le Nôtre avait achevée sept ans plus tôt[20]...