J'suis sûr qu’le Roi peut pas en dire autant !

-    Non... Il ne peut pas en dire autant... et je le regrette.

A la suite de ce jour, elle avait emmené Charlotte de préférence aux autres femmes :

-    Vous savez regarder la misère en face et vous n’avez pas peur de vous salir les mains.

-    J’aurais honte de me montrer plus difficile que Votre Majesté, mais comment fera-t-elle quand la Cour sera définitivement installée à Versailles. A moins qu’il ne s’y trouve un hôpital ?

-    Non. La ville n’est pas achevée. Je continuerai à venir ici : ce n’est pas si loin.

-    Mais la Reine risque sa santé. Le Roi le permet-il ?

-    Non. Naguère encore lors de mes visites, avec Pierrette et une de mes dames, celle-ci n’avait rien de plus pressé que courir chez le Roi lui expliquer que je mettais en danger ma vie et celle de toute la Cour. Il me l’avait interdit. Mais cela n’empêchait pas mes visites sous un déguisement et je n’ai plus emmené aucune de ces dames. Seule Maria de Visé a le dévouement de m’accompagner. Maintenant vous êtes là et je crois que vous accepterez sans trop de peine de m’assister à tour de rôle avec Maria ?

-    Ce sera une joie pour moi, une façon de remercier la Reine de m’avoir sauvée. J’avais tellement peur de n’être utile à rien !

Marie-Thérèse se mit à rire :

-    Il est vrai qu’à l’exception des livres de piété, nous ne lisons guère, mais vous oubliez qu’avec vous je peux parler ma langue natale et c’est sans prix !

Par la suite, Charlotte devait apprendre que la charité de Marie-Thérèse ne s’arrêtait pas à l’hospice de Saint-Germain. Elle avait aussi fondé à Poissy une maison d’accueil pour les scrofuleux, ces porteurs d'écrouelles que l’onction du sacre donnait au Roi le pouvoir de guérir. Sans compter les secours aux pauvres, les dots des filles dépourvues et d’autres aides encore offertes dans la plus grande discrétion afin de ménager la fierté de ceux qu’elle aidait. Sa cassette n’y suffisait pas toujours, surtout quand elle avait perdu au jeu. C’était là, en effet, son point faible : elle aimait jouer tout autant que boire du chocolat. Alors il lui fallait faire appel à son époux qui ne se faisait pas trop tirer l’oreille, conscient des sommes fabuleuses qu’il dépensait pour ses maîtresses, ses plaisirs et ses bâtiments. Mais lorsqu'elle gagnait, sa générosité ne connaissait pas de bornes !

Ce jour-là, aux approches du crépuscule, on rentrait de l’hôpital et comme d’habitude on passait devant la maison natale de Charlotte. A ce moment la jeune fille se rejetait en arrière dans la voiture pour éviter de voir et d’être vue. Jusqu’à la mort de son père, elle y avait vécu heureuse et craignait l’assaut des regrets stériles. Mais cette fois non seulement elle se pencha à la portière, mais demanda même la permission de descendre.

-    Le château n’est pas loin et je rentrerai à pied, dit-elle.

-    Vous ne voulez pas que nous vous attendions ?

-    Grand merci, Madame, mais c'est inutile. Votre Majesté est en retard et il ne faut pas contrarier le Roi. Cette maison est celle de mon père et il s’y présente quelque chose d'inhabituel.

En effet, le portail était grand ouvert et Charlotte avait pu apercevoir dans la cour un groupe de domestiques apeurés regardant aller et venir des hommes qui ne pouvaient être que des policiers parce que, debout au milieu d’eux, Alban Delalande commandait la manœuvre. Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes en dépit du froid et des gardes de la Prévôté qui faisaient circuler les curieux.

-    Ne vous attardez pas alors ! recommanda Marie-Thérèse. Je voudrais savoir moi aussi...

Déjà Charlotte sautait sur le sol, franchissait le portail et courait vers Alban. L’un des gardes voulut lui barrer le passage mais elle le repoussa :

-    C’est ma maison et M. Delalande me connaît !

Mais celui-ci vint à sa rencontre, la prit par le bras et l’entraîna vers le fond de la cour :

-    Vous avez décidément l’art d’arriver quand on n’a pas besoin de vous ! Qu’est-ce que cette voiture ?

-    La Reine est dedans, souffla-t-elle, et vous feriez mieux de vous en occuper ! Discrètement s'il vous plaît !

A l'évidence, la foule des curieux s'épaississait et gênait l'avancée des chevaux. Le passage fut vite rétabli. Sur l’ordre du jeune homme les piques des gardes dégagèrent le chemin et l’attelage s’éloigna. Alban revint vers Charlotte :

-    C’était réellement la Reine ?

-    Je ne vois pas pourquoi je mentirais. Evidemment c'est elle ! Nous sortons de l’hôpital où elle se rend chaque semaine. Et maintenant me direz-vous ce que vous faites chez... mon père ?

Elle allait dire chez moi mais pensa que ce n’était plus vrai depuis longtemps. Il comprit, sourit et la fit asseoir sur une marche du perron où il appuya un pied :

-    Il y a deux jours, j’ai arrêté les assassins de Mme de Brécourt !

-    Ce n’est pas possible ! Comment avez-vous fait ?

-    Grâce à Jacquemin, mon second. Dans un cabaret de l’île Notre-Dame il a remarqué un homme en train de vendre un bijou à un autre. Or, ce bijou, un bracelet orné de camées, correspondait à l’un de ceux qui ont été volés sur le corps de votre tante...

-    Comment saviez-vous ce qu'elle portait ce jour-là ?

-    Une certaine Marguerite, gouvernante au château de Prunoy, nous les a décrits minutieusement. Jacquemin n’a pas lambiné : quelques minutes après l’individu était appréhendé et conduit au Châtelet où il n’a pas été très laborieux de lui faire donner le nom de ses complices. Ils étaient quatre que nous n’avons pas eu de difficultés à retrouver, mon ami Desgrez et moi. Ils sont tous sous les verrous et cela a été un jeu d’enfant pour M. de La Reynie d’obtenir qu’ils racontent leur histoire. C’est La Pivardière qui les a soudoyés...

-    Et... ma mère y est impliquée ?

-    Ils n’en ont rien dit. Ce qui est normal : ce n’est pas l'affaire d'une dame de recruter des tueurs. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit innocente ! Je pense savoir où trouver la preuve qu’elle a empoisonné votre père...

-    Mon Dieu ! Gémit Charlotte. Ainsi ma pauvre tante avait raison ! Et où est cette preuve ?

-    Ici. Malheureusement, n'ayant pas de charges contre Mme de Fontenac, je n'ai aucun moyen de m'en assurer. D'autant plus qu’elle s'est retirée dans la pièce même où cela doit se trouver.

-    Ma mère est ici ?

-    Je viens de vous le dire ! En comprenant que je venais épingler La Pivardière, elle a jeté feu et flammes puis est allée s’enfermer après nous avoir insultés en ajoutant que nous le chercherions en vain parce qu’il n’était pas là. Et de fait, nous avons fouillé de fond en comble sans rien trouver. Sauf, dans sa chambre, que nous a indiquée l’intendant, quelques objets lui appartenant... mais qui pourraient aussi bien appartenir à n’importe qui. Nous nous apprêtions d’ailleurs à partir...

-    Ce qui m’échappe c'est que vous dites qu’il y a une preuve contre elle cachée dans la librairie et que vous lui ayez permis de s’y enfermer. Et si elle y cachait justement La Pivardière ?

-    Je l’ai déjà visitée. Pourquoi ? Y aurait-il un passage secret ?

-    Pas dans la librairie. Il ouvre sous l’escalier et mène hors les murs de la ville en descendant jusqu'au bas du plateau...

-    Qu’attendez-vous pour me le montrer ? C’est par là sans doute qu’il s’est enfui...

On rentra dans la maison mais Charlotte eut beau actionner à plusieurs reprises le mécanisme que son père lui avait montré pour l’amuser, il lui fut impossible d’ouvrir :

-    Ce doit être bloqué de l'intérieur ! Soupira-t-elle.

-    Et vous savez à quel endroit il débouche dans la campagne ?

-    Non. Mon père a refusé que j’y descende : il disait que l’escalier creusé à l’époque des guerres de Religion était devenu extrêmement dangereux avec l’usure du temps et il m’avait fait promettre de ne jamais essayer...

-    Il aurait mieux fait de ne pas vous le montrer alors.

Sur ces mots Charlotte prit feu :

-    Qui êtes-vous pour vous permettre de juger mon père? Il était l’homme le plus merveilleux, le meilleur de la terre ! Je l’aimais ! s’écria-t-elle la voix enrouée par les larmes.

-    Ah oui ?... Il serait sans doute grandement fier aujourd’hui s'il pouvait voir sa fille acoquinée avec les argousins de la police !

Sans que l’un ou l’autre l’eût entendue venir, Marie-Jeanne de Fontenac se tenait en retrait d’eux, les bras croisés sur la poitrine, le mépris à la bouche...

Si elle fut surprise, la jeune fille se reprit instantanément :

-    Ma mère ! riposta-t-elle, rendant insolence pour insolence. Croyez-vous qu’il serait plus fier d’apprendre que son épouse n’a cessé de le trahir et lui a non seulement donné la mort, mais, pour employer votre langage, s’est acoquinée avec l'assassin de sa sœur ?

Il y avait longtemps que les deux femmes ne s’étaient vues puisque lors de sa fuite des Ursulines près d’une année s’était écoulée depuis leur dernière rencontre. Elles se redécouvraient en quelque sorte. Charlotte gardait le souvenir d’une jolie femme très parée, tirée à quatre épingles dans des toilettes roses ou bleu pâle qu’elle déclarait convenir à sa carnation de blonde, les cheveux brillants comme de l’or. Mais le temps avait coulé, détruisant cette espèce de vernis soyeux qui -    Charlotte n’en savait rien ! - avait tenté un jour l’appétit facilement en éveil de Louis XIV. Restaient les yeux dorés autour desquels la peau cachait sous un pied de crème et de poudre ses flétrissures et une couperose due à un penchant marqué pour la bouteille en voie de développement. Des rides apparaissaient et un pli amer marquait la commissure des lèvres autrefois si fraîches. Mais se voulant proche de la mode, elle portait - Avec élégance - une robe de beau velours outremer brodée d’or et réchauffée d’un mantelet assorti. Des bagues bosselaient ses mitaines de dentelle blanche comme la fontange filigranée d’or qui la coiffait.