TROISIÈME PARTIE

LE RÉGICIDE

CHAPITRE X

UNE ÉTRANGE PROPOSITION

La toilette de la Reine déroulait comme chaque matin son rite immuable. Pourtant, il fut vite évident pour les dames présentes qu'il était arrivé quelque chose d’inhabituel : Marie-Thérèse n'avait pas cet air de dignité, juste teinté d’un sourire qu'on lui voyait toujours. Au point que l'on pouvait se demander si ce n'était pas un masque destiné à cacher ses souffrances, qu’elle appliquait dès le réveil. Or, pas de masque ce jour-là mais une expression de souriante douceur se rapprochant... oui, de la béatitude. Aussi les yeux des femmes de son entourage étaient-ils autant de points de muette interrogation. On pensait généralement que Sa Majesté avait dû faire un beau rêve et qu’elle était encore sous son emprise...

Assise au bord de son lit, elle avait laissé Pierrette Dufour, sa femme de chambre préférée, lui passer ses bas de soie sur lesquels Mme de Saint-Martin, dame d’atour en second, avait bouclé les jarretières de rubans ornées de bijoux sans dire un mot. Puis le sourire s’était à peine effacé pendant les premières prières mais alors qu’il arrivait fréquemment quelles fussent accompagnées d’une ou deux larmes, elles avaient cette fois une apparence d’action de grâces...

Ensuite, la Reine gagna sa chaise de commodité d’un pas léger après quoi elle revint s'asseoir tandis que commençait le ballet des pages et des chambrières portant l’eau, la cuvette de cristal, le savon de Venise et les parfums. Après cela la première tasse de chocolat fut dégustée avec un plaisir visible. Et d’ailleurs aussitôt suivie d’une autre. Toujours en silence ! Aussi le cercle féminin regardait-il avec quelque agacement la naine Chica qui dormait habituellement dans la ruelle du lit et qui prenait des airs importants.

Cela fait la Reine prit sa chemise des mains de la maréchale de Béthune, première dame d’atour, puis on la vêtit d’une jupe de soie blanche, si étroite qu'elle épousait ses formes dodues, d’un léger corset en toile fine généreusement pourvu de baleines que l’on laça pour essayer d’affiner sa taille. Soudain, la duchesse de Créqui, dame d’honneur qui avait tiré la naine à part pour la confesser, s’écria avec un sourire épanoui :

- Mesdames, je crois qu’il nous faut demander à Sa Majesté la permission de lui présenter nos félicitations émues. Notre Reine a reçu, cette nuit, la visite de son auguste époux !

L’événement ne s’était pas produit depuis des années, aussi toute la chambre entra-t-elle en ébullition et les félicitations fusèrent tandis que Marie-Thérèse riait sans retenue en frottant ses petites mains l’une contre l’autre comme elle le faisait autrefois lorsque, toute jeune épousée, on la plaisantait gentiment sur l’assiduité d’un mari qui s’en serait voulu de laisser passer une seule nuit sans la rejoindre. Et ce, quelle que fût la maîtresse du moment. Or, cette bonne habitude Louis l’avait abandonnée quand sa passion pour Mme de Montespan avait flambé au point de lui faire dédaigner le devoir conjugal. Sans jamais le montrer, Marie-Thérèse avait souffert le martyre. Une seule fois, après avoir vu Athénaïs lui passer devant le nez dans la voiture du Roi, la coupe avait débordé et elle s’était écriée :

« Cette pute me fera mourir ! »

Rien de plus et jamais plus ! Mais, retombée dans son silence, la pauvre petite reine s’était efforcée de faire bon visage à celle qui lui déchirait le cœur. Ce dont d’ailleurs on ne lui avait su aucun gré. N’était-il pas normal qu’une femme se soumît aveuglément aux volontés de son époux ?

L’annonce de la « bonne nouvelle » mit un peu de désordre dans le cérémonial. Les dames parlaient toutes à la fois tandis que l’on coiffait les cheveux blonds restés très beaux, dont le cendré s’accentuait de fils d’argent lui conféraient la quarantaine et qui lui allaient bien. Le bonheur surtout lui allait bien ! Elle avait rajeuni de dix ans et le bleu de ses yeux, trop souvent rougis, retrouvait de l’éclat.

La voix de la Reine soudain domina le brouhaha :

-   Je crains, dit-elle, de m’être montrée fort injuste envers cette pauvre Mme de Maintenon dont le Roi mon époux accepte les conseils. Au fond c’est une excellente personne et une vraie chrétienne.

Mme de Créqui, dont on n'était pas persuadé qu'elle en fût une vraie, protesta :

-    La Reine est trop indulgente ! Quelle sorte de conseil une femme comme elle pourrait-elle bien donner ?

-    A moi, non, mais au Roi si... Elle lui a fait comprendre qu’un époux vertueux se devait d’abord à sa femme et que c’était elle le véritable refuge dans la période troublée qu’il traverse. Et mon cher mari l’a écoutée. A y penser, s'il se reprend d'amour pour moi, c'est à elle que je le dois. Il faudra que je l'en remercie !

Le silence stupéfait qui suivit cette déclaration inattendue vola en éclats : Mme de Montespan, surintendante de la Maison de la Reine, faisait son entrée quotidienne c’est-à-dire accompagnée de quelque fracas. Elle avait entendu la réflexion de Marie-Thérèse et s’en indigna. Sa voix sonna haute et claire :

-    Si j'ai bien compris Sa Majesté, l'impudence de cette femme ne connaît plus de bornes puisqu'elle ose se mêler de régenter le ménage royal ? La Reine devrait savoir qu’elle possède assez de charme pour attirer le Roi sans qu’il soit besoin des bons offices de cette guenipe comme dit Madame.

-    Madame est une mauvaise langue et vous aussi, trancha Marie-Thérèse. Le Roi est trop avisé pour donner son amitié à qui ne la mérite pas. Et si cette femme m’a fait du bien, je saurai lui en montrer ma gratitude.

Ayant dit et le dernier nuage de parfum répandu, la Reine fit une belle révérence à ses dames et prenant son missel s’en alla rejoindre son seigneur et maître pour entendre la messe. Les plus titrées la suivirent. Mme de Montespan demeura et se tourna vers Charlotte occupée à remettre en place sur la table à coiffer les nombreux pots et flacons dont on venait de se servir. Mme de Visé, l’unique Espagnole laissée à la Reine parce qu’elle avait épousé un Français, pliait et rangeait le peignoir de soie blanche et les vêtements de nuit. Elle s’éclipsa sur un signe de la surintendante :

-    Que dites-vous de cela, petite ? Ces étranges dispositions de Sa Majesté me paraissent menaçantes pour votre tranquillité !

-    Peut-être. Mais si c’est la volonté de la Reine, que puis-je faire ?

-    Pas grand-chose j’en conviens ! Cette vipère est habile à se faufiler partout. D’une piété « espagnole », la Reine est un mets de choix pour cette bigote doucereuse qui ne cesse de prêcher la vertu. Elle veut, en régentant le Roi, réformer la Cour, faire de Versailles une sorte d’Escorial parfumé à l’encens où les violons seront remplacés par les grandes orgues, où l’on ne dansera plus, où aucune jolie femme ne sera admise afin que soit aboli à jamais le règne des favorites détestées. Elle ne cesse de parler au Roi du salut de son âme et lui fait reprendre le chemin du lit conjugal mais elle couche avec lui en prônant le beau cadeau qu'elle lui fait là. Comme si un corps de cinquante ans pouvait en faire oublier un de vingt ans ! Voyez l’état où elle a réduit cette pauvre Fontanges qu'elle a persuadée d’accompagner sa sœur au couvent de Chelles !

Charlotte avait écouté sans mot dire la philippique exaspérée de la marquise mais ouvrit de grands yeux en l’entendant invoquer celle dont une bonne moitié de la Cour, à commencer par l’intéressée, était convaincue qu'elle l'avait fait empoisonner.

En effet, quelques mois plus tôt la malheureuse Angélique était trépassée au monastère parisien de Port-Royal où elle s'était fait transporter sur la réputation d'une austérité plus conforme à une fin exemplaire qu'à l’abbaye infiniment plus mondaine sur laquelle régnait sa sœur. Tenu au courant du mal par les ducs de La Feuillade et de Noailles, Louis XIV était allé la voir. Fontanges n’avait que vingt ans mais elle n’était plus que l’ombre d’elle-même et à ce spectacle il avait versé des larmes abondantes qui avaient arraché un ultime sourire à l’agonisante. Elle avait alors murmuré :

-    Je meurs contente puisque mes derniers regards ont vu pleurer mon Roi...

Cependant il fallait que Charlotte trouve quelque chose à répondre. Elle se contenta d’un banal :

-    Elle était très malade, ne s’étant jamais remise de son accouchement !

-    Sans doute mais quel exemple de choix à étaler sous les yeux du Roi que cette éclatante beauté menée au tombeau en deux ans par ses turpitudes !

Charlotte aurait pu faire remarquer qu’en fait de turpitudes la toujours belle Athénaïs était orfèvre en la matière, mais ce n'était pas à elle de lui faire la morale. D’ailleurs celle-ci continuait :

-    A présent la Maintenon a entrepris de circonvenir la Reine et comme celle-ci est trop malléable, elle n’aura guère de mal à la mettre sous son emprise. A ce moment-là, pouvez-vous me dire ce que vous deviendrez ? Elle n'aura trêve d’obtenir votre renvoi...

-    Mais pourquoi ?

-    Parce qu’elle a peur de vous ! Cessez donc de me regarder avec ces yeux ronds et venez ici !

Saisissant la main de Charlotte, elle la plaça devant un miroir :

-    Quel âge avez-vous ?

-    Bientôt dix-huit ans !

-    Elle avait cet âge quand j’ai présenté Fontanges au Roi... Vous avez le même et vous êtes presque aussi belle bien que différente !

-    Mais, Madame, à quoi songez-vous donc ? fit Charlotte qui craignait de commencer à comprendre. On dit que vous avez fort regretté d’avoir mis Mlle de Fontanges sous le regard du Roi...