-    Vous en doutez ?

-    Il faut toujours douter. Le baron s’en est peut-être défait depuis longtemps. Joseph évoquait les souvenirs de sa jeunesse et comme tout un chacun il aurait pu les embellir. Mais laissons cela ! Ce qui m’intrigue c’est...

-    Quoi ?

-    Que vous n’ayez jamais essayé de savoir ce qu’il y avait de vrai dans les histoires du vieux Joseph.

-    Il aurait fallu pouvoir. A peine son époux eût-il rendu le dernier souffle que Marie-Jeanne fermait son cabinet de travail à triple tour de clef, mettait celle-ci dans sa poche avec interdiction à quiconque de pénétrer dans la pièce, même pour y faire le ménage. De temps en temps elle allait s’y enfermer. Charlotte a voulu y entrer un jour : elle s’est retrouvée aux Ursulines le lendemain. Quant à moi j’avais seulement réussi à trouver la cachette et à lire la lettre !... Je vous l'ai dit.

-    Pas de raison à cette interdiction ?

-    Si. Elle prétendait que c'était le seul endroit où elle pouvait communier avec l’esprit de son époux bien-aimé.

-    Mais quand elle était absente ?

-    Sa Marion montait la garde et une garde vigilante, vous pouvez m'en croire ! Que cherchait la baronne ? Savait-elle quelque chose sur les petits secrets de ce pauvre Hubert ? Même La Pivardière n'y avait pas accès avec ou sans elle. Et cela n'a pas varié d'une ligne durant toutes ces années... Allez comprendre ! La seule solution eût été de passer par la fenêtre... mais vous me voyez grimper aux murs à mon âge ?

Alban se mit à rire :

-    Mais je vous en crois très capable ! Cela dit... le bruit m’est venu d’un voyage en Italie avec son amant ?

-    Elle l’a laissé courir en effet - Dieu sait pourquoi ! -, mais en fait elle n’est jamais partie.

-    Bien. Ne cherchons pas plus loin pour le moment mais il n’en demeure pas moins qu’une question se pose : celle de l’incendie. Qui en est responsable ? Elle-même ? Cela m’étonnerait...

-    Moi aussi... bien qu’elle ne soit pas très adroite de ses mains. Une bougie mal éteinte ou renversée sans qu’elle s’en aperçoive c’est possible. Quand elle s’y retirait à la nuit close, elle fermait les rideaux et allumait deux candélabres dont elle changeait elle-même les chandelles.

-    C’est étrange ! Et La Pivardière le supportait ?

-    Mal. Ils se disputaient souvent. C’est une femme terrible, vous savez. Mais... ils se réconciliaient sur l’oreiller !

-    Et si c'était lui qui avait mis le feu ?

-    Je ne vois pas comment il aurait pu s’y prendre. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr c’est qu’il est inutile de chercher Marie-Jeanne ailleurs qu’à Saint-Germain. Je suis convaincue qu’elle n’a pas bougé de chez elle.

Alban, qui s’était assis sur un coin de table, se leva et s’étira :

-    Bon. Nous ne pouvons qu’attendre, pour l’instant, les rapports que j’ai réclamés. J’irai tout de même là-bas un de ces prochains jours.

Mlle Léonie, qui n’était pas restée inactive durant leur conversation, achevait sa tourte en dorant la pâte au jaune d’œuf avant de l’enfourner. Sans regarder le policier, elle demanda :

-    Quand pensez-vous avoir des nouvelles de Charlotte ? Si vous saviez combien je me tourmente pour elle.

Il allait franchir le seuil de la porte pour monter dans sa chambre. S’arrêta et se retourna :

-    Cela veut-il dire que vous l’aimez bien ?

-    En seriez-vous surpris ? C’est une enfant attachante !

-    Je sais... Et pour ce qui est des nouvelles, la famille royale s'attardant à Versailles, je suppose qu'elle s’y trouve aussi en compagnie de cette force de la nature qu'est Madame. Je l'y crois en sûreté mieux que n'importe où...

-    Vous êtes vraiment naïf! Comment peut-on être en sûreté au milieu d'un palais inachevé encore ouvert à tous les vents et d’une cour dont l’année qui vient de se passer a démontré largement ce que ses broderies et ses joyaux pouvaient recouvrir de malfaisance ? Charlotte promettait d’être belle à dix ans !

- Elle a tenu sa promesse, grogna-t-il en se raclant la gorge. Je vais envoyer Jacquemin voir ce qu’il en est...

Enfermée dans sa chambre ou clopinant sur deux cannes, exhibant un pied orné d’un gros pansement - le récent accident de Madame lui en avait donné l’idée ! -, Charlotte se fût ennuyée à périr si les bruits d’une cour en perpétuelle ébullition n’étaient venus la distraire, portés par Lydie de Theobon et par Cécile que le soin des enfants Orléans tenait cependant à l’écart des fêtes incessantes. Elle sut ainsi qu'au lendemain même du passage de M. de La Reynie, une violente querelle avait opposé Mme de Montespan à Mme de Maintenon. La première ayant reproché à la seconde non seulement de la desservir auprès du Roi, mais encore d’avoir oublié qu’elle était son obligée depuis de nombreuses années puisque, réduite à une quasi-misère après la mort de Scarron, son douteux mari, c’était elle qui lui avait confié ses enfants, l’amenant par conséquent à entrer en relations avec le Roi. Qui la détestait d’ailleurs à l’époque. Finalement la veuve en était venue à vivre dans les palais royaux mais Montespan n’avait pas manqué d’évoquer les amants que son adversaire avait eus du temps de Scarron.

- Si vous êtes parvenue à l’état où l’on vous voit aujourd'hui c’est à moi que vous le devez et, au lieu de m’en savoir gré, vous me desservez de cent manières auprès du Roi qui, sans moi, ne vous aurait jamais vue.

Et ainsi de suite...

Le Roi étant apparu vers la fin du conflit, Mme de Maintenon lui avait demandé humblement la faveur d’un entretien privé. Ce qui lui avait été accordé. A la suite de quoi, Louis avait entrepris de raisonner la blonde tigresse qu’il avait tant aimée... et aimait encore un peu. Non sans une certaine logique : comment croire d’une aussi grande dame qu'elle eût fait choix pour élever ses enfants d'une ancienne demoiselle de petite vertu dont ils n'eussent pu attendre que de mauvais exemples ? Le coup était imparable. Il fallut bien que la favorite s'en contentât. Du moins en apparence, car il ne fit de doute pour personne que la guerre était à présent déclarée entre les deux femmes. Et que la balance semblait pencher vers l’ancienne gouvernante des petits bâtards...

Née princesse de Bavière, d’une branche collatérale à celle de Madame, la Dauphine Marie-Christine avait noué avec celle-ci des liens d’amitié où ceux de la famille n’entraient pour rien. Toutes deux étaient laides mais alors qu’aucune grâce n’arrangeait la situation chez « Liselotte », la nouvelle venue n’en manquait pas. Grande et élancée, sa taille était parfaite ainsi que ses bras, sa gorge et ses mains. Elle parlait quatre langues, jouait du clavecin à ravir, dansait encore mieux et - c’est en cela qu’elle se rapprochait le plus de sa « tante » - possédait beaucoup d’esprit. Evidemment, il y avait le visage ! Si le nez de Madame était de travers, celui de Marie-Christine était en pied de marmite. En outre le tour de la bouche ainsi que le bas des joues trop rouges et quelques taches jaunes sur le front n’évoquaient guère les lys et les roses mais le sourire fréquent découvrant de jolies dents et la gaieté des yeux bleu foncé rectifiaient largement ces imperfections. En résumé, elle avait séduit non seulement son mollasson de mari, mais aussi le Roi, la famille et la majeure partie de la Cour.

Ce matin-là, elle était venue bavarder en voisine avec Madame comme il lui arrivait de temps en temps pour parler du pays, de ceux que l’on y avait laissés - même s’ils se haïssaient cordialement ! - et retrouver un instant le goût des pâtisseries bavaroises. Mais elle venait aussi partager un souci:

-    J’aimerais savoir qui est au juste cette Mme de Maintenon que l’on a fait entrer dans ma maison en tant que deuxième dame d’atour. On la dit sans naissance et elle s’entend fort mal avec Mme de Montespan dont je sais qu’elle est... l’amie du Roi ?

-    Avez-vous quelque raison de vous en plaindre personnellement ? demanda Madame pleine d’espoir.

-    Non. Elle est toujours fort polie, fort aimable, toujours souriante, toujours modeste, d’une grande piété, mais l’on ne peut jamais savoir ce qu'elle pense. Cependant je suis mal satisfaite de son comportement vis-à-vis du Roi.

-    Pourquoi ? Ne vous a-t-on pas dit quelle était sa nouvelle amie ?

-    Eh bien je trouve que l'amitié va un peu loin. Savez-vous que chaque soir, à huit heures, M. de Chamarande vient la chercher pour la conduire dans la chambre de Sa Majesté où elle reste plus de deux heures ? Pourquoi mon beau-père a-t-il besoin de la voir tous les soirs et que peuvent-ils se dire pendant tout ce temps ? Je me demande si elle n’est pas chargée de m’espionner et si c’est le cas que peut-elle avoir à rapporter ?

-    Calmez-vous ma chère ! fit Madame en riant. Je suis certaine que vous n'êtes pas le centre de leurs conversations. Qu’il lui arrive de parler de vous est possible mais vous menez auprès de votre époux une vie si paisible, si régulière qu’elle ne doit pas offrir matière à critique. En revanche soyez sûre que les sujets de conversation ne manquent pas à cette mégère hypocrite. Tout au moins quand il y a conversation !

-    Que voulez-vous dire ?

Madame émit un petit ricanement :

-    Dieu que vous êtes naïve ! A votre avis que peut-on faire à deux dans une chambre ?

-    Vous ne voulez pas me faire entendre qu'elle... couche avec lui ?

-    C’est une aventurière et des aventures, elle en a eu tout son content ! Quand la Montespan a piqué cette grosse colère en les lui rappelant, elle ne proclamait que la vérité !

-    Mais elle est vieille ! Plus que le Roi à ce que l’on dit.