La pièce changea de main et Jacquemin rejoignit Delalande en train de se restaurer de jambon, de pain, de beurre et d’un pichet de vin blanc. Il en prit sa part tout en racontant ce qui venait de se passer. Alban l’écouta attentivement, puis :

-    La librairie ? Tiens donc ? C’est bien dommage de ne pas pouvoir la visiter. En attendant je me demande si la baronne est vraiment absente. Le corps central et l’aile est de l’hôtel sont intacts, dis-tu ?

-    Il m’en semble. Evidemment la façade de l’aile endommagée aura besoin de vitres neuves et d’un bon récurage mais on doit pouvoir y vivre à condition de ne pas craindre le bruit ni la poussière ! Surtout s'il y a un jardin derrière.

-    Il y en a un qui va jusqu'au rempart. D'un autre côté, il est concevable que la baronne ait jugé préférable de s’éloigner pendant les travaux. Auquel cas, La Pivardière assurerait la surveillance... Quoique je l’imagine mal passant ses jours seul dans une maison vide. As-tu vu des domestiques ?

-    Je crois avoir aperçu une livrée verte tandis que je m'expliquais avec cet affreux bonhomme...

-    Peste ! Tu es difficile ! Qu'il ait l'air mauvais, je te l'accorde, mais on ne peut nier qu'il soit beau.

-    Ce n'est pas mon avis, fit Jacquemin. Et maintenant on fait quoi ?

-    Il faut y réfléchir. Evidemment, M. de Vauxbrun doit rejoindre Paris puisqu’il n’aura pas le plaisir de rencontrer Mme de Fontenac...

A cet instant, l’aubergiste arrivait, sortant de la cave, un tonnelet sous le bras. Ainsi que l'avait prédit la laveuse de vaisselle, il ne gardait aucune trace de sa cuite de la veille. Il posa son tonnelet sur le comptoir, sourit, salua son client et lui demanda s’il avait bien dormi :

-    Comme un ange, mon cher hôte ! Je vais regretter d'autant plus de reprendre mon chemin si vite !

-    Vous partez ? Je croyais que vous aviez à faire à l’hôtel de Fontenac ?

-    Que voulez-vous que j’aille y faire, maître Grelier ? Mon domestique s’y est rendu afin d’annoncer ma visite mais il n’a trouvé que des ouvriers et un gentilhomme fort mal embouché qui doit être le futur époux dont vous m’avez parlé hier. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit que la maison avait brûlé ?

-    C’est vrai. Il y a deux jours un incendie s’est déclaré dans l’aile ouest à cause d’une chandelle mal éteinte dans la salle où feu M. le baron avait ses livres. J’ai été voir, bien sûr, mais les dégâts pour ce que j’ai compris ne sont pas très importants et Mme la baronne...

-    ... a préféré s’éloigner d’après ce que l’on a dit à mon valet. Vous ne sauriez pas où elle a pu aller ?

Maître Grelier haussa les épaules :

-    Ma foi non ! L’a pas de château ! Ça je le saurais, mais peut-être à Paris où elle aurait de la famille ?

Pour ce qu’il en savait, Alban voyait mal la vaniteuse épouse du gouverneur de Saint-Germain garder des liens étroits avec d’obscurs robins comme les Chamoiseau. Il se promit d’interroger à ce sujet Mlle Léonie. En attendant il n'avait plus rien à faire à l’auberge du Bon Roy Henri et annonça son départ :

-    Je pourrais peut-être la rencontrer là-bas, conclut-il, mais à mon retour, j’aurais plaisir à faire étape chez vous, maître Grelier !

Une demi-heure plus tard il était parti salué bien bas par un hôtelier charmé de sa générosité et couvert de ses vœux de prompt revoir. Il avait hâte à présent de retrouver la rue Beautreillis. Chemin faisant il expliqua à Jacquemin ses intentions : demander d’abord à La Reynie de faire surveiller l’hôtel de Fontenac pendant quelques jours par l’un des indicateurs dont il s’était certainement assuré les services puisque Saint-Germain était encore la résidence officielle de la Cour.

-    Etant donné que La Pivardière t’a vu, tu es « grillé » mon garçon et moi j’ai besoin de savoir ce qui se passe dans cette maison et surtout des agissements d’un personnage dont j’ai toutes les raisons de me méfier.

Rentré à Paris, Alban passa au Châtelet avant de regagner son logis pour mettre La Reynie au courant de son expédition. Celui-ci approuva et promit d’établir une surveillance aussi étroite que possible autour de l’hôtel de Fontenac ainsi que le jeune policier l’espérait. Savoir La Pivardière installé là à demeure comme les faits le portaient à le croire lui était pénible sans qu’il sut trop pourquoi : l’impression peut-être que la maison natale de Charlotte abritait un nid de serpents ! Pauvre petite ! Il eût cent fois mieux valu pour elle être orpheline de mère !

Revenu rue Beautreillis, il trouva Mlle Léonie en train de confectionner une tourte aux prunes. Enveloppée d’un vaste tablier, les mains dans la farine, elle malaxait sa pâte comme si elle lui en voulait personnellement :

-    J'étais persuadée que vous rentreriez ce soir ou demain, lui dit-elle. Alors, quelles nouvelles ?

-    Pas fameuses ! Il y a eu un incendie chez les Fontenac mais une aile seulement a été touchée : celle de la « librairie ».

-    Tout est détruit ?

-    Non, je ne crois pas : un ouvrier chargé de déblayer a parlé de livres brûlés, de murs noircis mais c'est tout. Une bougie mal éteinte aurait mis le feu !

-    On peut donc espérer que les rayonnages ont été épargnés ? Il faudrait pouvoir s'en assurer !

-    Je ne vois pas comment. La Pivardière est sur place et monte la garde. Mme de Fontenac aurait pris du champ. Auriez-vous une idée de l’endroit où elle a pu se rendre ? A Paris ? Dans sa famille ?

-    Les Chamoiseau ? Vous voulez rire ? s'exclama la vieille demoiselle en se remettant à l'ouvrage. Il y a beau temps qu'elle les a rayés de son vocabulaire comme de ses relations et si même elle pouvait les effacer de la surface de la terre, elle n'hésiterait pas un instant !

-    Qu'en reste-t-il ?

-    Pas grand-chose à vrai dire. Un père podagre et à moitié gâteux qui vit quelque part dans le Marais, entouré d'un valet et d'une servante pas beaucoup plus frais que lui mais qui le surveillent comme du lait sur le feu pour rafler ce qui pourrait subsister dans la maison dès qu'il aura lâché la dernière quinte de toux !

-    Et cette maison du Marais ? Elle doit valoir son prix... Et la baronne en héritera si elle est enfant unique ?

-    Elle est hypothéquée jusqu’au toit ! Vous pensez bien que Marie-Jeanne s’est renseignée ! Non, si elle est quelque part ce n'est sûrement pas rue François-Miron !

-    Chez une amie ?

-    Je ne lui en connais guère ! Deux ou trois « relations » d’église à Saint-Germain - elle donne volontiers dans la bigoterie, ce qui lui a permis d’approcher Mme de Maintenon... qu'elle a d’ailleurs connue lorsque celle-ci était la veuve Scarron et elle-même, Mlle de Chamoiseau. Je ne suis pas certaine que la nouvelle marquise en soit vraiment flattée, mais Marie-Jeanne est habile et sait se faire rampante et pleurnicheuse quand il y va de son intérêt !

-    Vous lui vouez un amour dévorant à ce que je vois ? fit Alban en riant. Mais parlons d’autre chose ! En mourant le baron vous a bien confié l’existence d’une preuve de son assassinat cachée dans son cabinet de travail ?

-    En effet !

-    Il ne vous a rien dit d’une sorte de... trésor composé de pierres précieuses ramenées de Golconde qu’il garderait jalousement ?

-    D’où sortez-vous cette histoire ?

-    De l’auberge du Bon Roy Henri. L’épouse de maître Grelier aurait recueilli à peu près mourant le vieux valet du baron...

Les sourcils de Mlle Léonie remontèrent au milieu de son front tandis que ses yeux s’arrondissaient.

-    Joseph ? J'étais malade quand il est parti... finir ses jours chez une nièce du côté de Saint-Denis. C’est du moins ce que l’on m’a dit.

-    Qui ?

-    Marion, la femme de chambre de la baronne qui me soignait plus ou moins ! Elle est presque aussi mauvaise que sa patronne celle-là !

-    Eh bien, elle vous a menti. Le pauvre bougre a été jeté dehors comme un malpropre. Il n’a pas pu aller plus loin qu’un montoir à chevaux sur le marché... Au moment de son agonie il a parlé de pierres... une surtout mais sans autre précision. Il n’a pas eu le temps d’en dire davantage !

-    Alors ce serait vrai ?

-    Vous en aviez déjà entendu parler ?

-    Par lui, oui ! Il aimait à bavarder avec moi parce que j'étais la seule à ne pas tourner en ridicule les évocations de son « beau temps »... des voyages vécus en compagnie d’Hubert. Et un soir d’hiver où l’on était tous les deux dans la cuisine à se chauffer les pieds, il m’a parlé de ces cailloux brillants trouvés ou acquis je ne sais comment par mon cousin. D’un en particulier ! Un gros diamant jaune dont il était tombé autant dire amoureux et qu’il voulait tenir caché. Joseph avait un peu bu, ce soir-là, et j’avoue ne pas l'avoir cru mais j’ai fait semblant et lui ai recommandé de n’en toucher mot à personne s’il tenait à la vie. Vous imaginez le résultat si cette histoire était tombée dans l’oreille de Marie-Jeanne ou de Marion, son âme damnée, sans oublier son La Pivardière ? Le pauvre vieux était bon pour passer à la question !

-    C’eût été une cruauté inutile. Je suis convaincu qu’il n’en savait pas plus. Hubert avait dû garder soigneusement son secret.

Il y avait eu une note de tristesse dans la voix de la vieille fille, une larme dans ses yeux. Alban continua :

-    Cela ne remet pas en cause sa confiance en vous. Qu’il ne vous en ait jamais parlé ne l’entache en rien. Et d’ailleurs...

L’idée qui lui traversait l’esprit le fit taire un instant, le temps de l’examiner. Mlle Léonie leva sur lui un regard d’attente.

-    ... et d’ailleurs, reprit-il, pourquoi la cachette de la lettre et du sachet ne serait-elle pas aussi celle des pierres... si elles existent vraiment ?