-    Elle y a trouvé son avantage. Je lui évitais d’engager une gouvernante, sans compter les divers travaux dont elle m’a chargée. En outre ma figure n’étant pas de celles à porter ombrage à qui que ce soit - sans compter mon âge ! -, elle m’a gardée tant qu’elle a estimé que je lui étais utile. Et puis je suis tombée malade... et vous savez la suite.

Ayant achevé de bourrer sa pipe, Alban l’alluma à un tison, tira une ou deux bouffées et se carrant dans son fauteuil:

-    Cette maladie n’était-elle pas suspecte ?

-    Non. J’ai les bronches fragiles et je m’étais fait tremper par la pluie. Elle n’y était pour rien.

-    Mais elle aurait pu... vous empêcher de guérir. C’était si facile !

-    Pas à ce point. Elle n’ignorait pas que Mme de Brécourt la soupçonnait d’avoir enherbé son époux. Ma mort eût donné à la comtesse une arme supplémentaire. C’était d’autant plus dangereux que nous étions en pleine Affaire des poisons. Elle a préféré me laisser guérir ou à peu près puis me jeter tranquillement à la rue après m’avoir cherché une querelle destinée uniquement à lui offrir la possibilité de se mettre en colère, de se déclarer offensée et de se débarrasser de moi.

-    Et personne n’a pris fait et cause pour vous ?

-    Qui vouliez-vous ? Les domestiques ? Elle a renvoyé les plus anciens, ceux qui étaient attachés à Hubert. Leurs remplaçants ont tous été choisis par La Pivardière et, en vérité, je ne sais trop où il se fournit. Dans quelque bas-fond échappé à la vigilance de M. de La Reynie quand il a nettoyé les cours des Miracles sans doute ! Ils ont tous des têtes de forbans et je crains fort qu’ils n’en aient pas que la tête.

A la suite de cette conversation, Alban décida de disparaître pendant quelques jours avec la permission de son chef. Laissant les « balayures de l’Affaire des poisons » à son célèbre collègue Desgrez, son aîné qu’il n’hésitait pas à proclamer le « meilleur limier de France » après qu’il eut réussi à arrêter la trop fameuse Brinvilliers - depuis la mise en sommeil de la Chambre ardente il n'y avait plus que des broutilles à glaner sur le pavé parisien -, il céda à l’envie d’aller observer l’hôtel de Fontenac et ses habitants en se faisant passer pour le fils d’un gentilhomme picard dont le père aurait bien connu feu M. de Fontenac lors d’un de ses voyages aux Indes. Celui-ci, envoyant son héritier faire un tour d’Europe pour se meubler l’esprit, lui aurait conseillé d’aller saluer cet ami d’autrefois et lui porter une lettre accompagnée de son chaleureux souvenir. Une aventure rendue possible par les confidences de Léonie à qui Fontenac s'était confié, surtout vers la fin de sa vie, tandis que sa femme courait les salons ou allait allègrement rejoindre un amant.

C’est ainsi qu’un soir du début d’octobre, un voyageur d’apparence prospère, monté sur un beau cheval et suivi d’un valet presque aussi bien accommodé, descendit pour prendre logis à l’auberge du Bon Roy Henri située juste en face du Château Vieux. Il s’annonça le vicomte Gérard de Vauxbrun venant d’Abbeville et demanda le meilleur appartement pour lui et son valet Jacquemin. Lequel n’était autre que son jeune assistant qui n’avait pas jugé utile de changer un nom tirant aussi peu à conséquence. Une vaste perruque, une moustache et une « royale[18] » changeaient complètement sa physionomie. L’hôtelier rôtisseur François Grelier reçut avec révérence ce jeune seigneur de si noble apparence. L’installa selon ses souhaits et même, quand il eut fini son souper, vint demander si un digestif lui ferait plaisir. Il était si visiblement désireux d’engager la conversation qu'Alban l'invita à s’asseoir. Ce que Grelier accepta sans se faire prier après être allé chercher un flacon d’une eau-de-vie de prune qu’il voulait lui faire goûter. Il ne risquait pas de créer de jalousie, le faux vicomte étant ce soir-là son seul client.

Ce qui fournit à Alban une entrée en matière bienvenue. Il s’étonna du peu d’affluence d’une maison dont la réputation était venue jusqu’à lui et cela par un soir de pré automne qui devait inciter à la chasse dans la forêt voisine.

-    C’est que la forêt est domaine royal, Monsieur, et qu’on n’y chasse pas quand Sa Majesté n’y est pas. Or Sa Majesté n’est pas au château. Elle devrait être déjà rentrée mais, cette année, on dirait qu'elle s'attarde dans ce Versailles qui va nous ruiner...

-    Mais le Roi n'y est pas encore fixé, ni sa cour à ce que l’on m’a dit ?...

-    Pas encore mais cela va venir. Il y serait sans les travaux qu’il commande sans cesse. Voici quatre ans qu’il a décidé d’y habiter...

-    Et il passe toujours ses hivers ici ? Sans doute ne va-t-il plus tarder. De toute façon, nombre de grandes familles ont leur demeure à Saint-Germain et constituent un fonds de clientèle...

-    Qui diminue à vue d’œil. On ne construit pas que le château à Versailles mais aussi des hôtels pour la noblesse, les ministres, l’administration et que sais-je encore ! Le pire est que je ne comprends pas pourquoi il tient à s'installer là-bas. Le site est tellement moins beau que le nôtre. Je suis allé voir : c’est plat, marécageux, triste à pleurer même si les bâtiments sont remarquables, je veux bien l’admettre.

-    Allons, ne désespérez pas ! Je suis certain que Saint-Germain ne sera pas abandonné. C’est peut-être moins somptueux que Versailles mais c’est plus charmant. Le Roi est né ici. Il ne l’oubliera pas...

-    Je souhaite que vous ayez raison, Monsieur, mais je n’y crois guère. Il paraît que, depuis l’an passé, il se fait construire à Marly un petit château d’intimité afin de s’y reposer des fastes de son palais alors que celui-ci n’est même pas achevé. Avouez que c’est désolant ! conclut-il en vidant son verre pour le remplir derechef.

C’était surtout inexplicable, mais Alban, qui n’ignorait rien de ce nouveau détail, avait renoncé à comprendre les motivations d’un souverain qui semblait se donner à tâche de s’éloigner de son peuple le plus possible. Ce qu’il n’approuvait pas et d’ailleurs cela n’avait aucune importance, l’opinion d’un obscur fonctionnaire de police ne présentant guère d’intérêt pour Louis XIV. Mais ce qui était plus grave, c’était le fossé qui ne manquerait pas de se creuser dès que le pouvoir serait définitivement implanté à Versailles. Lui-même, s'il reconnaissait la grandeur du souverain, n'aimait pas l’homme, qu’il jugeait égoïste, partial, cruel et ayant légèrement trop tendance à ne se soucier que de son « bon plaisir ». Certes, la paix de Nimègue, deux ans auparavant, avait fait de lui l’arbitre de l’Europe, mais son ambition ne s’en tiendrait pas là. En outre Versailles serait peut-être une merveille mais plus de trente mille hommes dont un bon tiers de soldats inoccupés y travaillaient dans des conditions souvent difficiles. On disait que le palais était le cauchemar du ministre Colbert épouvanté de voir engloutir dans toutes ces constructions un argent qu’il eût volontiers employé autrement. Et maintenant cette mise en sommeil - en espérant que ce ne soit pas la fermeture définitive - du tribunal chargé d’assainir les plus détestables penchants d’une partie de la haute société... Le policier imaginait sans peine les bruits qui ne manqueraient pas de courir les rues de Paris.

Cependant il n’était pas là pour épiloguer sur le comportement royal. Laissant son aubergiste la larme à l’œil se resservir de prune, il en vint à ce qui l’amenait :

-    Vous me dites que les hôtels de la noblesse sont de plus en plus désertés ici. J’ose espérer qu’il n’en est rien de celui du gouverneur. Vous savez certainement où habite M. de Fontenac ?

-    C’est lui que vous venez voir ?

-    Oui. C’est un ancien ami de mon père et...

-    Je suis désolé, Monsieur, d’avoir à vous apprendre que l’hôtel du gouverneur n’est plus celui de M. de Fontenac parce que ce noble gentilhomme est décédé depuis... oh, depuis plus de cinq ans. Son remplaçant habite...

-    C’est sans intérêt pour moi dès l’instant où le poste n’est plus occupé par M. de Fontenac... mais je suppose que sa famille est toujours là ?

-    Sa veuve, oui ! Enfin, sa veuve... mais je n’ai pas le droit de porter un jugement sur une dame de la noblesse, moi qui ne suis qu'un modeste aubergiste...

-    Tout homme a le droit de penser ce qu'il veut ! Vous n'avez pas l'air d'aimer beaucoup la baronne ?

-    A vous dire le vrai, je la connais peu, n'ayant pas sa pratique, mais je ne connais que trop son futur époux. Celui-là est certainement le personnage le plus désagréable qui soit. Au point de se demander s’il est vraiment gentilhomme !

-    Il loge chez vous ?

-    Que non ! Il loge chez sa maîtresse, ce que nul n’ignore, mais il vient dans mon hôtellerie pour boire, oublie de payer et se conduit ensuite comme un possédé du Diable. Celle que je plains c’est la gamine. Dès la mort du père on l'a expédiée au couvent dont elle risque fort de ne jamais sortir...

-    Pourquoi ?

-    Dame ! Pour que la fortune revienne à sa mère ! On paye la dot au couvent et on garde le reste ! Or le reste, paraîtrait qu’il en vaut la peine.

-    Ah oui ?

Etait-ce l’effet de la vieille prune mais le brave homme devenait affectueux. Une main au col de la bouteille il posait l’autre sur la manche de ce client qu’il semblait apprécier particulièrement.

-    Oui, affirma-t-il avec force. J’ai recueilli le vieux valet du baron qui le connaissait depuis l’enfance et qui l’avait servi dans les Indes lointaines quand son maître était jeunot et voulait courir les aventures. Il est mort ici, autant dire dans mes bras...

-    Qu’est-ce qu’il faisait là ?

Maître Grelier eut un léger hoquet :