La Reynie se leva et reprit son chapeau qu’il avait posé sur un coffre en arrivant :

-    Je pense qu’il est temps pour toi de me faire visiter ton logis. Au fait, elle s'appelle comment ta protégée ?

-    Léonie des Courtils de Chavignol !

-    Peste, si elle manque d’argent elle ne manque pas de noms ! Et que faisait-elle chez les Fontenac ?

-    Oh, elle y gagnait son pain ! Le baron Hubert l’avait recueillie par charité un ou deux ans après son mariage. La dame de Fontenac n’étant pas femme à jeter l’argent par les fenêtres sauf pour ses plaisirs, Mlle Léonie y était chargée de la lingerie. Ensuite elle s’est occupée de Charlotte à sa sortie de nourrice jusqu’à la mort de son père où elle a été confiée aux Ursulines. L’enfant expédiée au couvent, elle a été employée à diverses tâches ménagères. Jusqu’à ce que, relevant de maladie, la charitable baronne estime qu’elle lui coûtait trop cher et s’en débarrasse sans plus de formes que s’il s’était agi d'une paire de chaussures éculées. Ce qui était une grosse sottise, mais elle ignorait que le déchet en question possédait le moyen de la perdre.

Harassé par sa nuit sans sommeil et son excursion à Versailles, La Reynie reprit sa voiture - cette fois en compagnie d’Alban - et quelques minutes plus tard on arrivait rue Beautreillis. Alban y habitait l’une des maisons construites sur les ruines du magnifique hôtel du financier Zamet[17] qui n’avaient plus grand-chose à voir avec le faste de ce dernier.

Le défunt procureur avait été un homme parcimonieux mais aimant ses aises. Il y avait là, entre cour et jardin, un petit bâtiment, pris sur un plus conséquent, comportant en rez-de-chaussée une salle qui s’achevait en cuisine, à l’étage deux chambres et, attenant à l'ensemble, une remise et une écurie surmontées d’une mansarde. Ce qui constituait un état de maison appréciable pour un célibataire, mais Alban n’ayant pas les moyens de s’offrir un valet, c’était la femme du portier de l’hôtel de Monaco à quelques pas dans la rue des Lions-Saint-Paul qui se chargeait de l’entretien moyennant une honnête rétribution.

Vu l’heure matinale, et surtout la fatigue de la veille, Delalande pensait trouver sa protégée encore endormie mais elle était bel et bien en train de s'activer au ménage. Un torchon noué sur la tête et un tablier sur sa robe, elle balayait la salle toutes portes et fenêtres ouvertes.

-    J’essaie de me rendre utile, expliqua-t-elle avec un sourire contrit, puisque je ne puis autrement prouver ma reconnaissance pour l’hospitalité reçue...

Il y avait une telle fierté dans ces mots que sa personne s’en trouvait magnifiée. Léonie de Chavignol eût été petite si elle n’avait tenu sa tête aussi droite. Elle avait une figure ronde mais finement ridée, et avec ses yeux noirs et vifs elle ressemblait à une pomme fripée, mais du torchon débordaient de beaux cheveux gris soigneusement coiffés.

-    Il ne fallait pas vous donner ce mal, fit Alban. Voici M. de La Reynie que vous souhaitiez tellement rencontrer.

Mlle Léonie se débarrassa de son attirail de femme de ménage et esquissa une révérence :

-    Je vous suis bien reconnaissante d’avoir pris la peine de venir m’entendre, Monsieur le lieutenant général. Ainsi qu’a dû vous le dire M. Delalande je veux vous donner les moyens d’envoyer Marie-Jeanne de Fontenac devant ses juges. Je sais de source sûre qu’elle a empoisonné son époux avec l’aide de son amant, il y a six ans.

La Reynie fronça le sourcil :

-    Si vous avez des preuves, donnez-les-moi !

-    Je ne les ai pas en ma possession. Voyez-vous j’ai été mise à la porte de façon si brusque que je n’ai pas eu la possibilité d’aller les chercher là où elles se trouvent. Il faudrait que vous vous rendiez à Saint-Germain...

-    Je vous arrête tout net, Mademoiselle. Je n’ai pas le droit, sur une simple dénonciation, d’effectuer une quelconque perquisition.

-    Mais... que faites-vous d’autre depuis une année ?

-    J’aurais dû dire : je n’ai plus le droit. Je vais dans les heures qui viennent suspendre les travaux de la Chambre ardente et les arrestations. Mais il est évident que si j’avais à ma disposition des preuves avérées... et d’abord en quoi consistent les vôtres ?

-    Un paquet contenant de la poudre et un billet d’un certain Vanens qui semblait au mieux avec Marie-Jeanne. Comment Hubert les détenait-il, je l’ignore. Il n’a pas eu le temps de me fournir des explications...

Au nom de Vanens, l’un des principaux inculpés,

Alban avait tressailli et échangé un coup d’œil avec son chef. Celui-ci reprit :

-    Comment avez-vous su qu’il les possédait ?

-    Il était à l’agonie et je le veillais. Soudain il a tendu la main vers moi. Je l’ai prise et il a dit très bas, c’était presque un souffle : « Je meurs... poison... la preuve... Clio... dans mon cabinet... sur le côté. » Il a vomi du sang et j’ai appelé.

-    Clio ? demanda La Reynie.

-    Dans son cabinet de travail qui était aussi sa bibliothèque, il y a entre les planches de livres des boiseries peintes représentant les neuf muses. Après sa mort et profitant de l’effervescence de la maison, j'ai pu m’occuper de Clio et j’ai trouvé la cachette non sans mal. J’ai lu la lettre mais Marie-Jeanne est survenue et j’ai eu juste le temps de remettre la chose en place et de faire semblant d’essuyer les livres, mais on m’a signifié que je n’avais rien à faire là et il m’a été impossible d’y retourner.

-    Ce que je ne comprends pas, s’étonna Alban, c’est que si M. de Fontenac savait qu’on l’empoisonnait, pourquoi n'a-t-il pas réagi ?

-    Il était déjà malade. A la suite de cette découverte il est allé mieux pendant quelque temps. Marie-Jeanne devait manquer de munitions mais elle a dû s’en procurer d’autres et, ensuite, tout a été très vite...

-    Et il n’a jamais rien dit à cette femme ? C’est incroyable, remarqua La Reynie. Vous avez une explication ?

-    Non. Il est parfois difficile de délabyrinther un cœur humain. Hubert n’était pas toujours facile à comprendre et puis je crois qu’il l’aimait encore trop. Ou alors s’est-il senti trop las pour l'accuser ouvertement. Quant à moi, je n'ai plus eu la possibilité de pénétrer dans ce qui était sa pièce préférée et qu'elle s'est annexée. C'est la raison pour laquelle je voulais vous prier de venir avec moi à Saint-Germain pour une visite domiciliaire. Peu m'importe qu'elle sache que je l'ai dénoncée...

-    Par malheur je n'en ai plus la latitude. Mais dites-moi pourquoi vous avez attendu qu'on vous mette à la rue pour en faire état.

-    A cause de Charlotte que l'on m'avait confiée avant de la reléguer au couvent. Sa mère condamnée et conduite à l'échafaud, sa vie s'écroulait. Vous connaissez ce qu'il advient des familles des condamnés.

-    Sachant le destin que cette femme lui réservait, je ne vois pas beaucoup la différence. D'ailleurs pourquoi n'avoir pas mis Mme de Brécourt dans la confidence ? Durant des années elle a soupçonné sa belle-sœur et j'étais de ses amis...

-    Cela je l'ignorais. Si je me suis résolue à venir jusqu'à vous c'est parce que tout le monde à présent sait qui pourchasse sorcières et empoisonneurs. Et puis Charlotte a disparu...

-    Ne comptez pas sur nous pour vous renseigner ! Coupa sévèrement Alban. Qui nous dit, finalement, que depuis hier vous ne jouez pas une comédie destinée uniquement à retrouver sa trace ?

La vieille demoiselle devint blême tandis que des larmes montaient à ses yeux, mais sa tête demeura droite et son regard direct :

-    Vous imaginez-vous, par hasard, que sa mère ignore qu'elle est fille d'honneur de la redoutable Madame Palatine ? Cet abominable La Pivardière l’a reconnue à Fontainebleau quand Mademoiselle est devenue reine d’Espagne. Il l’a vue partir dans la suite de Sa Majesté. Et je suis au courant de son retour et aussi qu’elle a repris son service au Palais-Royal...

-    Et que votre La Pivardière a tenté de l’enlever le mois dernier à Fontainebleau, vous le savez aussi ? Explosa Alban. Mais, bon sang, qu’attendiez-vous pour faire usage des armes que vous détenez ? Qu'il la tue ?

-    Dieu m’en garde ! J’ai pour cette enfant plus d’affection que vous ne le pensez. Ce qu’elle ignore d’ailleurs. Seulement je suis tombée assez sérieusement malade pour indisposer Mme de Fontenac pour qui je n’étais plus qu’un poids mort. En outre j’ai appris l’assassinat de Mme de Brécourt... vous savez la suite... Cela posé il me reste à vous remercier, vous Monsieur le lieutenant général de m’avoir écoutée même si cela ne sert à rien, et vous, Monsieur Delalande, de m’avoir abritée cette nuit...

Ayant dit, elle remit la coiffe de toile empesée qu'elle avait ôtée pour la préserver de la poussière, endossa la cape noire qui lui servait de manteau et reprit le sac posé dans un coin avant de se diriger vers la porte.

-    Où allez-vous ? demanda La Reynie.

-    Là où j’aurais dû aller hier. A l’église Saint-Paul qui est proche d’ici. On saura bien m’y indiquer un couvent où l’on accueille les demoiselles nobles mais sans le sou...

Un soudain éclat de rire d’Alban fusa, lui coupant la parole. Elle se retourna indignée :

-    La reconnaissance que je vous garde ne vous autorise pas à vous moquer de moi, jeune homme !

-    Veuillez me pardonner ! Je n’y ai pas songé une minute mais depuis hier soir nous avons fait un peu connaissance et je ne vous vois pas plus chez les moniales que Ch... Mlle de Fontenac. Que je sois pendu si vous y avez la moindre vocation !

-    Il n’y a pas que la vocation qui y pousse les femmes. Il existe beaucoup d’autres raisons...