-    Détrompez-vous ! Madame n’a aucune illusion sur ses charmes, mais si le Roi s’entiche d’une personne de sa maison, il vient la voir plus fréquemment et, pour elle, c’est le principal !

-    Que dois-je faire alors ?

-    Rien ! Ou plutôt vous faire aussi petite que possible de façon à ce que l’on ne vous remarque pas. Après toutes les fêtes de Versailles ne vont pas durer six mois. Une quinzaine de jours encore et nous regagnons Saint-Cloud !

-    Je ne demande pas mieux mais vous oubliez un détail.

-    Lequel ?

-    Le gentilhomme qui accompagnait le Roi ? Vous savez qui il est ?

-    Le duc de La Rochefoucauld ? Il est Grand Veneur de France et c’est aussi le plus cher ami du Roi. D’un autre que Louis XIV, on aurait pu dire son favori. Il est de ceux qui ont fait la fortune de Fontanges...

-    Il m’étonnerait qu’il croit aux fantômes !

-    Lui ? Il ne croit à rien sinon à François de La Rochefoucauld et à son chemin à la Cour... Mais vous avez raison, il y a là un problème si notre veneur se mettait à flairer vos traces... Et je n’y vois qu’une solution : demain vous serez souffrante et le resterez jusqu’à notre retour chez nous !

CHAPITRE VIII

COUP DE TONNERRE DANS UN CIEL BLEU…

Charlotte et Cécile avaient tort de se tourmenter. Cinq minutes après cette rencontre qui avait si bizarrement frappé le Roi, celui-ci l'avait oubliée : l’un des garçons bleus attachés à son service particulier l’avait rejoint pour lui annoncer que M. de La Reynie demandait à être entendu d'urgence et attendait Sa Majesté dans son antichambre. Pour qu’il eût osé faire chercher le souverain en plein milieu d’une fête, il fallait que ce qu’avait à dire le lieutenant général de Police fût grave. Aussi tandis que les deux jeunes filles rentraient au logis, l’une grimaçant de douleur comme à la suite d’une chute douloureuse - l’évidente bonne santé de Charlotte rendant peu crédible une quelconque maladie -, Louis XIV se hâtait de regagner son appartement. Auparavant il avait donné ordre d’introduire le visiteur dans son Grand Cabinet.

C’était la première fois que La Reynie y venait, ses précédents entretiens s’étaient toujours déroulés à Saint-Germain. Quand on ouvrit les portes devant lui, il ne put retenir une exclamation admirative. C’était en effet l’une des plus belles pièces du château dont elle occupait l’angle nord-ouest[14]. Donnant par ses six fenêtres sur les jardins illuminés, elle resplendissait de ses marbres polychromes, de ses bronzes dorés et des couleurs éclatantes de ses peintures de plafond représentant le maître des dieux prêt à lancer sa foudre... La Reynie ne put s’empêcher d’y voir un présage et les contemplait encore quand le pas rapide de Louis XIV fit résonner le bois précieux du parquet. Il se plia alors en deux pour le plus respectueux des saluts.

-    Eh bien, Monsieur le lieutenant général, aviez-vous à ce point envie de visiter mon beau Versailles que l'on vous y voie à cette heure de la nuit ? Vous auriez dû nous en aviser plus tôt ! J’aurais donné des ordres.

Le ton, plus badin qu’agressif, restait aimable mais n’apporta qu’un soulagement passager au porteur de mauvaises nouvelles.

-    Il est vrai, Sire, que je ne vois ici que merveilles dignes de la gloire d’un grand roi et je lui demande de me pardonner l’audace de le poursuivre dans ce palais de rêve et jusqu'au milieu d’une fête mais, sur un avis unanime, la Chambre ardente a interrompu ses travaux et se sent incapable de les poursuivre sans en avoir au préalable référé au Roi.

Immédiatement le royal sourcil se fronça :

-    Interrompu ?... Se sent incapable de poursuivre ? Un bien étrange langage, Monsieur, dont vous allez, j’espère, me donner l’explication...

-    Certes, Sire... et à mon grand regret mais les derniers interrogatoires de la Filastre, de la fille Voisin et du prêtre Guibourg ont révélé des faits d’une extrême gravité et touchant Votre Majesté d’assez près pour justifier les hésitations du tribunal à s’enfoncer plus avant dans l’abominable univers de dépravation et de crime qui s’est révélé à lui.

-    Je croyais vous avoir autorisé à poursuivre vos investigations sans regarder au rang ? De bien grands noms ont été prononcés dont certains nous touchaient d’assez près et vous avez eu toute licence pour instrumenter. Alors ?

La Reynie ouvrit le maroquin qu’il portait sous le bras, en tira un dossier peu épais :

-    Il y a des noms que je me refuse à prononcer, Sire, mais si Votre Majesté voulait bien jeter les yeux sur ces quelques feuillets...

Le regard du Roi croisa celui du magistrat qui en supporta le poids sans faiblir :

-    C’est à ce point ?

-    Oui, Sire... et je ne saurais dire combien je ressens douloureusement ce devoir qui m’a conduit ici ce soir...

-    Je n’en doute pas un seul instant. Je ne vous ai jamais vu d’une telle pâleur ! Donnez-moi cela... et asseyez-vous !

-    Sire... le respect !

-    Je ne vois guère ce qu’il en restera si vous vous évanouissez devant moi ! Prenez ce tabouret et laissez-moi lire!

La Reynie s’exécuta avec soulagement. Jamais à sa souvenance il ne s'était senti aussi mal. Il connaissait suffisamment Louis XIV pour savoir combien il était imprévisible... Le coup qu’on lui portait allait être si rude qu’il pouvait aussi bien se traduire par un ordre d’incarcération à vie pour le responsable. Le Roi blêmissait en effet à mesure qu’il lisait, ses sourcils se fronçaient et son nez se pinçait. Des minutes coulèrent, de plus en plus lourdes, jusqu’à ce qu’enfin Louis ferme le dossier en laissant sa main appuyée dessus :

-    Est-ce que l’intégralité du tribunal a connaissance de ceci ?

-    Non, Sire. Quelques membres seulement ont instrumenté. Ceux dont le dévouement à la personne de Votre Majesté est prouvé. Mais c’est d’un commun accord que nous avons décidé d’interrompre les travaux de la Chambre.

-    Ces aveux ont-ils été recueillis sous la torture ?

-    Pas tous. Ce vieux démon de Guibourg semble prendre un malin plaisir à faire étalage de ses crimes...

-    Quoi qu’il en soit d’autres que vous ont connaissance de ces aveux. J’entends par là les bourreaux.

-    Ils sont assermentés, Sire, et savent ce qu’ils risqueraient en cas de violation. En outre, je leur ai fait boucher les oreilles avec de la cire d’abeille.

-    Le greffier ?

-    J’en ai fait office moi-même !

Le Roi garda le silence un moment puis :

-    Vous me servez bien, Monsieur de La Reynie, et je vous en sais gré ! Laissez-moi ceci... dont vous êtes trop avisé pour n'avoir pas fait une copie j'imagine ?

-    En effet, Sire.

-    Il est déjà tard et je vais donner ordre que l’on vous loge. Nous nous reverrons demain, après la messe. Vous recevrez alors mes instructions.

-    Aux ordres de Votre Majesté !

La Reynie salua et sortit à reculons comme l'exigeait le protocole. Hors du Grand Cabinet, il trouva Bontemps, premier valet de chambre du Roi, qui le prit en charge pour lui faire gagner sous les combles un logement exigu sentant la peinture fraîche sans lui faire traverser les appartements royaux[15].

Resté seul, Louis XIV médita longuement, la main toujours posée sur les feuillets comme si son poids pouvait retenir la marée de boue putride et sanglante qu’ils contenaient. Enfin il intima que l’on fasse venir le marquis de Louvois.

Des deux grands ministres qui illustrèrent le siècle de Louis XIV, lui et Colbert, il fut le seul à avoir accès à l’intimité du souverain, le seul à être le dépositaire des secrets d’Etat. Né dans le cénacle - il était le fils de ce premier Michel Le Tellier qui fut ministre et chancelier de France -, il était de deux ans l’aîné d’un roi qu’il servait depuis l’adolescence... Secrétaire d'Etat à la Guerre, il avait à quarante ans réformé entièrement les armées, construit des casernes - au lieu de loger les hommes chez l’habitant ! -, veillé à la santé des troupes, entamé avec Vauban la construction de places fortes d’un type nouveau, construit les Invalides afin qu’un sort décent fût offert aux vieux soldats. Enfin, et bien que Paris fût du ressort de son ennemi Colbert, c’était lui qui avait en charge la Chambre ardente et tout ce qu’elle recouvrait... Au physique, c’était un homme de taille moyenne, bâti en force, présentant une tendance à l'embonpoint et des appétits exigeants. Il aimait la chasse, les femmes, la bonne chère - tout comme le Roi ! - et les rudes plaisanteries dont il lui arrivait d’être le seul à rire. Hautain, brutal, il avait un caractère intraitable pouvant parfois aller jusqu’à la cruauté. C’était un ami de Mme de Montespan.

Lorsqu’il parut devant Louis XIV, celui-ci lui tendit sans un mot le redoutable dossier mais ne l’invita pas à s’asseoir, sachant qu’en habitué il le lirait rapidement. Ce qu’il fit en effet :

-    Eh bien ? Qu’en dites-vous ?

-    Que puis-je en dire, Sire ? Qu’il doit y avoir là-dedans autant de vrai que de faux. La peur de la torture, la torture elle-même peuvent inspirer des aveux plus ou moins crédibles. La soif de vengeance aussi et c’est à ce sentiment qu’obéit, je pense, la fille de la Voisin...

Le Roi leva la main pour l’interrompre mais Louvois continua :

-    Encore faut-il, évidemment, que cette vengeance ait de quoi s’alimenter. Je croirais volontiers qu’à l’exemple de tant de femmes redoutant de perdre leurs amants, la... dame en question a pu chercher à se munir de philtres d’amour dont leurs fabricants promettent merveilles...

-    Croyez-vous que l’on puisse seulement y songer quand on possède une beauté d’un tel éclat ? N’ai-je pas donné assez de preuves de son emprise sur moi ?