Elle ne l'avait pas revu depuis des semaines et l’on en était là par ce matin gris d’un mois de mars à son début... Pour l’heure, il y avait le problème que représentait l'arrivée de Charlotte en pleine nuit pour chercher refuge chez elle et qui - cela crevait les yeux ! - mettait en elle toutes ses espérances. Des espérances qu'il ne fallait décevoir à aucun prix. L'enfant était encore trop fragile, même si elle possédait un caractère impétueux et si elle venait de faire preuve d'un courage et d’une détermination au-dessus de son âge...

Inquiète soudain du silence de sa tante, Charlotte demanda :

-    Madame ma tante, vous n’allez pas, j'espère, me renvoyer là-bas ?

Mme de Brécourt passa un doigt caressant sur la joue veloutée de la petite. Quelle était donc devenue mignonne depuis leur dernier revoir ! Les angles de poulain nouveau-né qu'elle avait encore deux ans plus tôt s’adoucissaient en dépit du fait que sa minceur était à la limite de la maigreur, mais son visage à fossettes ne s’en ressentait pas. Et qu’elle avait donc de beaux yeux ! Longs, fendus en amande et remontant légèrement vers les tempes, ils étaient d’un vert profond comme la mer et scintillants comme des étoiles. Leur contraste avec les cheveux blonds argentés était frappant. En dépit du peu de soin qu’en prenait Charlotte, assez indifférente à son aspect extérieur, ils avaient la douceur et la souplesse de la soie. Encore inachevée sans doute, elle était déjà ravissante et sa marraine comprit que jamais sa mère ne l’accepterait dans son entourage. La beauté épanouie, un rien clinquante, de ladite mère n’avait rien à y gagner. Elle aurait donc trouvé une solution : un couvent, même si la règle voulait que chaque future épouse du Christ apportât une dot. La pingrerie de la dame en souffrirait mais lui serait moins douloureuse que celle qu’il faudrait donner en mariage. En outre, la trésorière du couvent aurait sans doute quelque peine à en recevoir l’intégralité... Mais il fallait répondre à l’interrogation angoissée de l’adolescente :

-    Non, je ne vous renverrai pas là-bas...

-    Il ferait beau voir ! Renchérit une forte femme qui venait de pénétrer dans la chambre, portant un plateau sur lequel une tasse de lait fumait à côté d’une pile de tartines. Cette pauvre enfant est arrivée cette nuit plus morte que vive et peut-être ne serait-elle jamais parvenue jusqu'à nous si un étranger ne lui avait porté secours !

Celle qui s’exprimait ainsi savait qu’on ne la reprendrait pas. C’était Marguerite, la sœur de lait de Mme de Brécourt, qui ne l’avait jamais quittée et faisait office de gouvernante dans ses différentes demeures, aussi bien Prunoy que l’hôtel parisien. Seules lui échappaient les tours féodales de Brécourt, le fief comtal de Normandie dont le maître actuel était depuis sa majorité le fils de Claire...

-    Au fait, sait-on de qui il s’agit ? Il conviendrait de le remercier !

-    Il s'est contenté de me laisser à la grille, répondit Charlotte en attaquant ses tartines, mais il ne m'a pas dit son nom. Il n'a pas voulu. C'était sans importance, selon lui...

-    De quoi avait-il l'air ?

-    Que puis-je dire ? Qu'il était jeune, vêtu convenablement... et que c'était un excellent cavalier. Un bourgeois peut-être ? Il n'avait pas de plumes à son chapeau... quoique sa tournure fût plutôt militaire.

-    Comment l’avez-vous rencontré ?

-    J'avais si grande hâte de m'échapper que je courais de toutes mes forces. J'ai fini par faire une chute et il m'a ramassée. En plus, je m'étais trompée de chemin. Mais Gratien pourrait vous en parler : il l'a vu aussi bien que moi. Mieux sans doute ! J'avais tellement peur !...

-    De quoi, mon Dieu ? Tout de même pas que les nonnes vous courent après !

Sans trop savoir pourquoi, Charlotte sentit qu'elle rougissait et piqua du nez dans sa tasse de lait mais sa confusion n'échappa pas à celles qui l'observaient. D’un accord tacite, cependant, elles ne la questionnèrent pas davantage. Et comme ayant fini son lait elle se laissait aller de nouveau dans ses oreillers, Marguerite la débarrassa du plateau :

-    M’est avis que notre demoiselle a encore besoin de dormir un brin, Madame la comtesse ! Un souper léger ce soir avant une bonne grande nuit et elle sera comme neuve demain!...

-    Tu as raison !... Reposez-vous bien mon cœur et quittez tout souci ! Nous allons voir quel avenir pourrait vous être offert...

Reconnaissante et apaisée, la rescapée sourit, se pelotonna dans son lit, ferma les yeux et se rendormit aussitôt!

-    Que c'est beau la jeunesse ! murmura la comtesse tandis que Marguerite refermait les courtines.

-    A condition de lui laisser le temps d’exister, bougonna Marguerite. Ce qui ne semble pas entrer dans les intentions de Mme la baronne de Fontenac ! Jetée au cloître à quinze ans et jusqu'à la fin de ses jours, ça promet une agréable existence ! Et qu'est-ce que nous allons faire, maintenant ?

Mme de Brécourt lui fit signe de se taire et elles quittèrent la chambre sans autre bruit que le léger grincement du parquet. La porte refermée, elles gagnèrent le cabinet attenant à la chambre de la comtesse où elle se retirait souvent pour lire ou pour écrire. C'était une pièce élégante et chaleureuse. Un feu de bois pétillait dans la cheminée de marbre blanc et ses flammes caressaient le cuir blond et les ors des livres alignés dans une bibliothèque, les bronzes d’un petit bureau en bois des îles, la soie « feuille-morte » des rideaux assortis aux trois fauteuils. Au mur un miroir de Venise ancien renvoyait la lumière triste du jour et surtout celle du candélabre chargé de bougies rouges allumées.

La comtesse alla s’asseoir à sa table mais se contenta d'y appuyer les coudes afin de pouvoir reposer sur ses mains son visage d’où le sourire s’était effacé :

-    Assieds-toi ! Il faut que nous parlions. Que va-t-il se passer à présent selon toi ?

-    On va la chercher. Le couvent d’abord puis si on ne la retrouve pas, on préviendra la mère. C’est sûr ! Peut-être pas tout de suite. La supérieure doit savoir que Mme la baronne ne porte guère d’intérêt à sa progéniture puisqu’elle veut que le couvent l’en débarrasse. Est-ce que vous la connaissez ?

-    La supérieure ? Pas assez pour lui parler à cœur ouvert. Et puis mieux vaut que l’on ne me voie pas à Saint-Germain ce jour d’hui.

-    Est-ce que vous n’allez pas au château ?

-    Non. Le Roi chasse, la Reine comme chaque jeudi se rend à l’hôpital visiter les malades et je laisse à d’autres le plaisir de l’accompagner. Mme de Visé, par exemple, à qui, en digne Espagnole, le sang ne fait pas peur. J’y suis allée une fois et j’ai pensé m’évanouir : tu n’imagines pas jusqu’où sa charité mène notre reine. Les plaies les plus hideuses ne la rebutent pas. C’est un ange de bonté. Elle déverse sur ces misérables les trésors d’un cœur dont on ne se soucie pas ailleurs. Jamais reine de France n’a été si mal traitée par un époux qui la honnit au point de lui imposer ses maîtresses... mais qu'est-ce qui nous arrive là ?

Le roulement d’un carrosse et le son cadencé des sabots des chevaux se faisaient en effet entendre :

-    Va voir ! dit Mme de Brécourt, mais Marguerite n’eut que le temps de quitter le cabinet : un valet accourait annonçant M. de La Reynie. Le bruit d’un pas rapide venant de l’escalier l’accompagnait. Apparemment le visiteur ne doutait pas d’être reçu.

-    On dirait qu’il y a urgence, mon ami ! fit la comtesse en allant à la rencontre du lieutenant général de Police que dès son entrée elle prit par la main, coupant court aux politesses de la porte pour le mener au canapé où elle le fit asseoir près d’elle.

-    De quoi s'agit-il ?

En dépit d’une impassibilité dont il se départait rarement, La Reynie ne put s’empêcher de sourire :

-    C’est vrai, je suis pressé... mais pas au point de renoncer à baiser votre main !

Elle la lui offrit aussitôt :

-    Voilà ! Voulez-vous boire quelque chose de chaud ? Il fait un froid de gueux ce matin !

-    Je vais me répéter : pas à ce point-là ! Mais j'admets qu’un doigt de vin d’Espagne me ferait plaisir !

Une déjà ancienne amitié autorisait ce ton libre entre la grande dame et le gentilhomme que le Roi avait personnellement chargé de traquer le crime sous toutes ses formes et de purger Paris de ses sanies. La Reynie s’y employait d’une main de fer qu’il lui arrivait cependant de couvrir de velours lorsque son sens aigu de la justice l’exigeait. Originaires de Guyenne, les Fontenac avaient connu La Reynie alors président de ladite Guyenne au temps de la Fronde quand celui-ci, indéfectiblement fidèle au jeune roi, affrontait le parlement de Bordeaux et le prince de Condé retranché dans la ville. Ensuite, après avoir assisté le duc d’Epernon dans le gouvernement de Bourgogne, il vint à Paris, y acheta une charge de maître des requêtes et fut remarqué par Colbert au point que celui-ci le recommanda au Roi pour réorganiser la police de la capitale - en admettant qu'elle l’eût jamais été -et mettre de l’ordre dans l’incroyable pagaille régnant alors sur les nuits - et même les jours ! - de la ville. Chose plus appréciable encore, La Reynie ne rendait compte qu'au Roi et à son ministre. Ce qui lui laissait les mains libres vis-à-vis des autres magistrats... Au physique, et à cinquante-trois ans, c’était un homme de belle taille, droit comme un I et sans un pouce de graisse. Un visage aux traits nobles, sérieux mais sans excès, où la puissance du menton annonçait la volonté, un nez fort, deux yeux sombres, ouverts et pénétrants, d’un brun foncé comme l’épaisse chevelure à peine striée de quelques fils d’argent complétaient l’ensemble.