-    Pauvre garçon ! Quelle injustice ! Émit Charlotte compatissante.

-    Si j’étais vous j’éviterais ce genre de discours ! Estimez-vous heureuses d’avoir repris votre place ici. On aurait fort bien pu vous renvoyer chez les vôtres...

-    Mais vous-même, Madame, lança Charlotte non sans insolence, pourquoi êtes-vous rentrée ?

-    Vous n’imaginez pas que j'allais passer ma vie dans ce pays ? On y meurt d'ennui surtout quand on a l’habitude de nos palais français. Si dans certains cas il est judicieux de se faire oublier, dans d'autres c'est tout le contraire qui se produit et grâce à Dieu j'ai des amis qui ont fait en sorte de me réclamer.

On ne pouvait douter desquels il s'agissait. Ou plutôt duquel : le chevalier de Lorraine avec qui elle formait un couple hors norme lié par leur commune passion de l’or et autres richesses. D'ailleurs, pour célébrer le retour de sa belle, ledit chevalier donna une fête dans son magnifique domaine de Frémont où furent tous ses amis, Monsieur en tête, et où il oublia d'inviter Madame. Ce dont l'intéressée ne montra aucune acrimonie : elle n'était jamais si heureuse que dans les moments, trop rares pour elle, où le beau Philippe était loin. Le cher Saint-Cloud devenait alors une sorte de Paradis avant le serpent. Ce soir-là, la Chambre ardente avait clos sa séance plus tard que d'habitude et il était plus de neuf heures quand Nicolas de La Reynie regagna son bureau du Châtelet. Alban l'y attendait, sans impatience, en fumant une longue pipe en terre comme les affectionnaient les marins, les pieds sur les chenets de la cheminée et le dos calé au dossier raide d'une chaise gothique.

En voyant entrer son chef chargé d'une pile de documents, il se leva et posa sa pipe dans l’âtre pour aller le soulager de son fardeau. Le lieutenant général de Police l'en remercia d'un sourire fatigué et se laissa tomber dans son grand fauteuil de cuir :

-    Trouve-moi quelque chose à boire ! Soupira-t-il. J’ai la gorge aussi sèche que si j’avais avalé toute la poussière de Paris... De l’eau, tiens ! Cela suffira...

La Reynie, travaillant souvent une partie de la nuit, avait à sa disposition, dans une sorte de placard, une cruche d’eau fraîche renouvelée chaque jour et un ou deux flacons d’eau-de-vie. Il avala d’un trait le contenu du verre que lui tendait Alban mais les plis soucieux qui barraient son front ne s'effacèrent pas.

-    C'est si grave que cela ? S’inquiéta le jeune policier.

-    Oui, parce que cette fois, nous en sommes au point que nous redoutions depuis si longtemps. La Voisin est morte sans parler mais aujourd’hui nous avons entendu sa fille et aussi l’immonde Guibourg, ce prêtre louche, boiteux, qui porte son infamie inscrite sur son visage. Et ces deux-là parlent, crois-moi, plus que ne feraient tous ceux que nous tenons à la Bastille ou à Vincennes. C’est effrayant !

-    Et que disent-ils ?

-    Tu veux t’en faire une idée ? Ecoute, alors !

Ayant ouvert l’un des dossiers, La Reynie y prit un papier qu’il se mit à lire à mi-voix :

« Mlle des Œillets est venue pendant deux années et plus chez ma mère ; on ne la nommait pas par son nom, non plus que d’autres, ne voulant pas être connue. Et lorsque ma mère n’y était pas, on lui disait au retour que la demoiselle brune qui avait sa robe troussée devant et derrière à deux queues était venue la demander. Elle, fille Voisin, la connaissait particulièrement pour lui avoir parlé plusieurs fois et lui avoir porté des sachets de poudre à Saint-Germain. »

-    Tant que cette femme ne parle que de Mlle des Œillets, ce n’est pas si dramatique. Certes, elle est la suivante préférée de Mme de Montespan, sa confidente, mais c’est une assez jolie fille et elle peut avoir eu commerce avec la Voisin pour ses propres affaires...

-    Ne te fais pas l’avocat du diable ! Il ne fait aucun doute, pour les juges, que son nom ne fait qu’en cacher un autre... Voici mieux d’ailleurs : « Toutes les fois qu’il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du Roi, elle en donnait avis à sa mère afin qu’elle apportât quelque remède. Et sa mère avait aussitôt recours à des prêtres par qui elle faisait dire des messes et donnait des poudres pour en faire prendre au Roi... »

-    Cette fois vous avez raison, le nom est prononcé mais des poudres peuvent être prises pour une foule de choses, pour l’amour par exemple ?...

-    Elles ne devaient pas être bien efficaces. Je sais qu’à cette époque, le Roi s'est plaint de maux de tête tenaces. Par malheur, la fille Voisin dit aussi qu'au plus fort de la passion avec Mlle de Fontanges, il a été question d'empoisonner le Roi!... Je sais : cela ne tient pas debout ! La mort du Roi signifierait l’accession au trône du Grand Dauphin et l’on peut chercher en vain quel intérêt y aurait eu la marquise. Il n’en demeure pas moins que le fait est écrit ici noir sur blanc... Enfin il y a les messes noires.

-    Ah !

-    Maintenant c’est Guibourg qui a pris le relais. Il dit avoir célébré plusieurs de ces messes sur la même dame. La première il y a huit ans dans la chapelle du château de Villebouzin près de Montlhéry... la seconde sur les remparts de Saint-Denis... la troisième chez la Voisin. C’était il y a cinq ans. Il déclare qu’il s'agissait toujours de la même personne et qu’on lui avait dit que cette femme était Mme de Montespan... Il y en aurait eu d’autres... Ce que nous savons tous les deux, n'est-ce pas ?

Delalande ne répondit pas. Les bras croisés sur sa poitrine, il fit quelques pas vers l’étroite et haute fenêtre ogivale d’où tombait la lumière rougeoyante du soleil à son couchant :

-    Auriez-vous l’intention de m’appeler en témoignage ?

-    Tu perds la tête ? Et pourquoi donc pas aussi cette pauvre petite Fontenac sur laquelle un mauvais génie semble s’acharner. Je ne me féliciterai jamais assez d’avoir conseillé à Mme de Brécourt de la confier à Madame Palatine. La mort de la comtesse l'eût laissée sans protection et sans un sou !

-    Plus encore que vous ne le pensez ! C’est vous, Monsieur, qui l’avez prévenue du retour du fils ?

-    En effet. Cela me semblait naturel. Pourquoi ?

-    Le jeune Jacquemin, mon « assistant » que j’ai chargé de la suivre dans Paris, m'a rapporté qu'elle s’était rendue aussitôt rue de la Culture-Sainte-Catherine à l’hôtel de Brécourt. Elle y est allée chaperonnée par Mlle de Theobon, ce qui n’a pas empêché le comte Charles de la chasser de chez lui, en l’accusant d’être responsable de la mort de sa mère.

-    Comment cela ?

-    Jacquemin s'est arrangé pour soutirer les confidences d'un des laquais assez porté sur le vin de Tonnerre. C'est ainsi qu’il l'a su... et moi aussi.

La Reynie s'empourpra et son poing s’abattit sur la table :

-    C’est une honte ! Je n’aurais jamais cru ce garçon capable d’une telle dureté de cœur, lui que sa mère adorait. Il est certain que les assassins ont voulu priver Mlle de Fontenac de sa plus sûre protection et je vais de ce pas me rendre chez lui...

-    N’en faites rien, s'il vous plaît, Monsieur ! Les funérailles achevées il reprendra sans doute la mer sans trop tarder et moi j'ai besoin, en ce moment, que les choses restent où elles en sont avec Mlle de Fontenac. Elle est à Saint-Cloud, elle y est bien et nous ne tenons pas encore les assassins. Même si je suis persuadé que le coup a été monté par Mme de Fontenac et son La Pivardière. Il me faut des preuves.

-    Des preuves ? La tentative d'enlèvement de la jeune fille dans le parc de Fontainebleau ne t'a pas suffi ? Alors que tu l’as pris sur le fait ?

-    Ce n’est pas moi qui l’ai « pris sur le fait », ragea Delalande, mais ce godelureau de Saint-Forgeat qui, en le piquant avec sa lardoire, l’a fait fuir. Mais le coup d’épée reçu ne devait pas être d'une gravité extrême car il courait comme un lapin. Je l’aurais cependant rejoint si l’on ne l’avait autant dire hissé dans une voiture noire, sans marque distinctive, postée à une grille du parc non loin des lanternes, ce qui m’a permis de reconnaître La Pivardière, mais l’attelage a filé sans demander son reste.

-    Ne trouves-tu pas bizarre cette tentative d’enlèvement? N’aurait-il pas été plus simple d’occire la jeune Charlotte ?

-    Sans doute la mère tient-elle à son idée de couvent ? En outre, une mort supplémentaire dans la famille risquait d’attirer l’attention du Roi. Sa justice a la main lourde ces temps derniers... A moins, poursuivit Alban, que La Pivardière eût choisi d’œuvrer pour son propre compte ? Au fond, ce qu’il cherche, c’est s’adjuger la fortune des Fontenac et je le crois susceptible de s’être dit qu’il serait moins fatiguant... et plus agréable d’épouser l’héritière - un assez joli tendron ! - qu’une mégère déjà sur le retour !

-    Et que fait-on, dans ce cas, de la mégère sur le retour ? Un cadavre de plus ? On en revient au point de départ ! Soupira La Reynie. Quoi qu’il en soit, il faut garder un œil sur les agissements de cette femme. Mme de Brécourt l’exécrait et s’en méfiait. Elle avait la certitude qu’elle avait empoisonné son mari mais sans preuves, hélas ! J’avoue, en souvenir d’elle, espérer qu’une de ces maudites sorcières que nous tenons sous clef prononcera un jour son nom !

-    Il devrait y avoir moyen de le... suggérer ?

-    J’en suis conscient. Malheureusement il n’en est rien jusqu’ici et j’ai trop à cœur d’exercer la justice et rien que la justice pour me livrer à ce genre de manœuvre !... A ce propos, ajouta le lieutenant de Police en revenant à ses dossiers, la fille Voisin accuse aussi Mme de Montespan d'avoir empoisonné Mlle de Fontanges, sa rivale, au moyen de gants et de mouchoirs suspects...