-    C'est ce qu'il est convenu d'appeler la vie de famille, lui rappelait Madame qui pour des raisons personnelles ne détestait pas le voisinage quotidien d'un beau-frère un rien trop séduisant.

-    La vie de famille ? Est-ce que je sais ce que c'est ? Au temps de l'affreux Mazarin nous vivions avec les domestiques, Sa Majesté et moi, et nous nous disputions à qui aurait l’assiette la mieux garnie... quand on pensait à nous nourrir ! Et nous dormions dans des draps troués quand M. le Cardinal se vautrait dans la soie et le velours ! De temps en temps on nous décrassait, on nous habillait avec magnificence pour nous montrer au peuple, à des visiteurs étrangers ou pour un Te Deum à Notre-Dame après quoi on nous renvoyait à notre grisaille ! Alors que venez-vous me parler de vie de famille ? Vous savez ce que c’est. Moi pas !

Et vivement applaudi par la horde dorée de ses gentilshommes, Monsieur, un voile sur la figure pour éviter que le soleil ne gâte sa peau délicate, grimpa dans son carrosse en compagnie du chevalier de Lorraine, du marquis d’Effiat et de Saint-Forgeat... Et l’on partit à travers la luxuriante campagne briarde.

On ne gagna pas Saint-Cloud directement. Une halte au Palais-Royal s'imposait pour procéder à un échange de bagages et, pour Monsieur, apprendre les nouvelles de la capitale qui lui tenait fort à cœur et dont il se savait presque plus roi que son aîné.

On venait juste d'arriver quand Charlotte reçut un billet de La Reynie : Charles de Brécourt était rentré depuis deux jours dans l'hôtel familial où il mettait de l’ordre dans ses affaires et, sans doute, s’occupait des funérailles de sa mère avant d’aller présenter ses devoirs au Roi et à son ministre Colbert. C’était enfin une bonne nouvelle et Charlotte n’eut aucune peine à obtenir la permission de se rendre rue de la Culture-Sainte-Catherine. Madame y mit seulement une condition :

-    N’y allez pas seule ! D’abord ce n’est pas convenable, ensuite, dans des circonstances aussi douloureuses, il vaut mieux avoir une amie avec soi. Emmenez Neuville !

Charlotte ne demandait pas mieux. Le séjour à Fontainebleau avait encore resserré les liens entre les deux filles, même si le service des enfants princiers était nettement plus absorbant que celui de Madame, même handicapée et ne se déroulant pas aux mêmes heures. Cécile, n’ayant plus qu’un frère qui ne s’occupait jamais d’elle, compatissait au chagrin de son amie privée par un crime révoltant de la seule protection affectueuse qui lui restât. Charlotte, bien sûr, n’avait pas fait la moindre allusion à la folie passagère qui l’avait jetée dans les bras d’Alban Delalande. Instant qu'elle s'efforçait à présent d’oublier, car lorsqu’il lui arrivait d’y penser, elle ne pouvait se défendre d’un frisson beaucoup trop délicieux pour la paix de son âme.

Au dernier moment cependant, Madame changea d’avis et ce fut Theobon, plus mûre, qui accompagna Charlotte.

Vers quatre heures de l’après-midi, une voiture du Palais-Royal franchissait le porche de l’hôtel de Brécourt et s'arrêtait dans la cour au centre de laquelle était une fontaine muette. Un valet vint à la porte s’enquérir des visiteuses, qui donnèrent leur nom. Puis il ajouta :

-    C’est que Monsieur le comte reçoit une dame et je ne sais...

-    Et il la reçoit où cette dame ? fit Lydie avec hauteur. Pas dans sa chambre j'espère ?

-    Oh Mademoiselle ! J’ai dit une « dame » et...

-    Et vous ne risquez pas de savoir s'il peut en recevoir deux autres si vous ne le lui demandez pas ! Pour ma part je lui porte les condoléances de Madame, duchesse d'Orléans !

Elles attendirent un moment en silence. Tout d'ailleurs était silence dans cette demeure où se montraient partout les couleurs du deuil, comme sur les livrées des domestiques. Il y avait aussi des bandes de crêpe aux portes et à l'intérieur, les volets étaient clos, seule la lumière des cierges étant admise.

Le valet revint prier les visiteuses de le suivre et elles pénétrèrent dans un vestibule d'où partait un escalier de pierre le long duquel s'échelonnaient des niches contenant des statues dont chacune arborait son ruban noir. De l’étage partait une enfilade de salons à peine éclairés par des bougies.

Le maître de maison se tenait dans le premier adossé à une console dont la glace était voilée. Charlotte ne l'avait pas vu depuis longtemps - plusieurs années ! -, mais elle sentit une joie à constater qu'il ressemblait plus que jamais à sa chère marraine. C'était - en plus viril ! - les mêmes traits, les mêmes yeux lumineux et certainement le même sourire bien qu'il fût improbable qu'elle pût le constater.

On échangea les révérences rituelles et Mlle de Theobon débita son petit discours dont elle accompagna une lettre de Madame et qu’elle acheva en s’écartant pour faire place à une Charlotte qui, les larmes aux yeux, était prête à tomber dans les bras de son cousin pour communier avec lui dans le chagrin d'une perte aussi cruelle. Or, au lieu de s’approcher d’elle, Charles de Brécourt lui jeta un regard glacé :

-    Quelle audace de venir afficher un visage d’affliction! Croyez-vous que j'ignore qui est la cause première de cette monstruosité où ma mère a trouvé la mort ?

Désarçonnée par la brutalité de l'apostrophe, Charlotte ne trouva rien à répondre sinon :

-    Vous ne voulez pas dire que...

-    Qu’elle est morte à cause de vous ? Oh si ! Et je l’affirme bien haut ! Le refuge qu'elle vous a offert après votre ridicule fuite du couvent des Ursulines, l’asile qu’elle vous a trouvé et son refus de vous rendre à la baronne ont attiré sur elle les haines de cette abominable femme, car c’est elle, j’en jurerais devant Dieu, qui a armé les estafiers chargés d’assassiner la meilleure des mères !

La sortie était un peu grandiloquente. L’indignation, la colère vinrent au secours de Charlotte :

-    En ce cas que n’allez-vous porter votre plainte au Roi? C’est lui l’instance suprême. C’est à lui seul de rendre justice à ce qui touche à sa noblesse...

-    Vous en parlez à votre aise n’est-ce pas ? C’est pourtant lui qui a ordonné que le château de Prunoy soit fouillé de fond en comble au lendemain de votre fuite ? Nul autre que Sa Majesté ne pouvait donner un ordre qui vous met hors la loi... comme ceux qui vous auront accueillie !

-    Un instant ! Coupa Lydie de Theobon en repoussant légèrement sa jeune compagne. Vous devriez mesurer vos paroles, Monsieur de Brécourt ! Ou entreprenez-vous de mettre hors de la légalité les personnes qui ont ouvert leurs portes à Mlle de Fontenac ? Si cela est, j’aimerais que vous veniez vous en expliquer avec Son Altesse Royale, Madame, duchesse d’Orléans, ainsi qu'avec Monsieur, frère du Roi, qui a toujours montré bon visage à celle dont vous me semblez décidé à faire un monstre. Et pourquoi donc pas à la reine d’Espagne ?

-    Je suis persuadé qu’ils ignorent encore que cette... jeune personne a osé s’enfuir d’un couvent telle une servante ayant volé l’argenterie...

-    Ils n’ignorent absolument rien. Madame votre mère ne leur avait rien caché. Serait-ce un crime de refuser de s'ensevelir à quinze ans sous un voile noir de nonne quand on n’a pas la vocation ? Aucune alternative n’était laissée à cette pauvre enfant : elle devait se soumettre un point c’est tout et sa mère n’a même pas pris la peine de se déranger pour lui signifier une volonté dont le but est des plus transparents : s’assurer la totalité des biens laissés par le défunt baron de Fontenac à sa fille.

-    A condition qu'elle soit sa fille !

-    Quoi ?... Comment ?

Le double cri de surprise indignée fusa en même temps, amenant un sourire de dédain sur les lèvres de Brécourt :

-    Il semblerait que Mme de Fontenac n’ait aucun doute à ce sujet, ce qui est bien normal, et qu'elle en ait parlé ouvertement à ma mère lors de leurs rares entrevues. Mme de Brécourt savait donc à quoi s’en tenir. Elle haïssait sa belle-sœur qu’elle accusait d’avoir empoisonné son frère mais tenait à préserver sa « filleule ». Elle aurait déclaré qu'elle se chargeait d’elle et que, le moment venu, elle la doterait ! C'est ce que j'ai appris, par lettre, ces jours derniers. En conséquence de quoi vous comprendrez sans peine que je préfère dès à présent mettre un terme à nos relations. En mémoire de ma mère, je garderai un secret dont je n'ai pas la clef mais je ne vois nulle raison de vous doter s'il prend à quelqu’un fantaisie de vous épouser. Je vous concède le nom de Fontenac - que vous y ayez droit ou non -, c’est déjà fort joli puisque vous héritez du baron. A condition, évidemment, que votre « mère » vous en laisse le loisir. Mademoiselle de Theobon, croyez-moi votre serviteur !

Revenue de sa surprise et bouillante d’indignation, celle-ci passa un bras autour des épaules de Charlotte qui semblait sur le point de s’évanouir et lâcha :

-    Avoir des serviteurs de votre acabit est certainement la dernière chose que je souhaiterais, Monsieur ! Inutile de vous demander qui vous a si judicieusement renseigné ?

-    Inutile, en effet !

-    Je n’en suis pas surprise ! Laissez-moi vous dire, entre parenthèses, qu’après avoir eu le bonheur de connaître Mme la comtesse de Brécourt et son cœur immense, on a du mal à croire que vous soyez son fils ! Il y a comme cela des erreurs de la nature ! Venez, Charlotte !

Mais revenant peu à peu à la claire conscience après ce coup inattendu, la jeune fille posa une dernière question :

-    Puis-je savoir la date et le lieu des funérailles ?

-    Demain je l’emmène à Brécourt. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que je ne souhaite pas vous y voir !

-    Dire qu’elle vous adorait et vous croyait aussi bon, aussi généreux qu’elle l’était !