Afin d’éviter de se retrouver au milieu du bal, elle choisit, pour rentrer chez Madame, de passer par l’extérieur et le Quinconce où l’on n’entendait que le chant des oiseaux...

Pourtant en atteignant le couvert des arbres, elle vit qu’il y avait quelqu'un. Certainement l’un des « garçons bleus » puisqu’il en portait le costume. Accroupi dans l’herbe, il était armé d’une loupe et examinait soigneusement un carré de terrain. Elle remarqua qu’il prenait quelque chose - un objet très petit sans doute, car elle n’en distingua rien -et le mettait dans sa poche. Bien que les pas de la jeune fille fissent peu de bruit sur la terre molle, il dut l’entendre car il se releva, se retourna et elle reconnut Alban Delalande.

-    Mademoiselle de Fontenac ? fit-il avec l’ombre d’un sourire. Vous venez revoir le lieu du crime ? D’habitude c’est plutôt le rôle de l’assassin...

Le ton railleur déplut à Charlotte qui haussa les épaules :

-    Le crime ? L’assassin ! Quel galimatias est-ce là?

Il eut ce bizarre sourire en coin dont elle se refusait de s’avouer qu’il lui plaisait :

-    Allons, ne faites pas comme si vous ne compreniez pas ! C’est bien à cet endroit que vous avez été agressée cette nuit en sortant de chez Mme de Fontanges ?

-    Oui... sans doute ! Je n’ai pas fait très attention. En revanche je me demande ce que vous venez y chercher... et sous ce costume ?

-    Un costume remarquablement pratique pour surveiller ce qui se passe au château. Les garçons bleus vont partout...

-    Assurément, mais c’est hier au soir que votre présence aurait été utile. Vous aviez promis de veiller sur moi ou ai-je rêvé ?

-    Je l’ai promis et j’ai tenu parole... seulement quelqu'un d’autre m’a devancé...

-    M. de Saint-Forgeat dont j’aurais juré qu’il était incapable d’un tel exploit !

-    Il ne faut jamais se fier à l’eau qui dort... Cela dit ce n’est pas un exploit extraordinaire que d’enfoncer deux pouces de fer dans les côtes d'un malfaiteur qui vous tourne le dos.

-    Encore fallait-il y être. Or je n’ai pas souvenance de vous avoir vu.

-    Vous ne pouviez pas me voir. Pendant que l’on s’occupait de vous j’ai poursuivi votre agresseur...

-    Vous l’avez pris ? Bravo !

-    Ma foi non, il m’a échappé.

-    Autrement dit et malgré ses blessures il courait plus vite que vous ! Félicitations !

-    Ne soyez pas stupide ! Il m’a échappé parce que je l’ai fait à bon escient. Si je l’ai laissé filer c’est que je voulais savoir où il allait et, si possible, qui il est.

-    Et vous savez tout cela ?

-    Je sais toujours tout ce que je veux savoir !

Dieu qu’il était agaçant ! Il avait une façon de la regarder en penchant légèrement la tête de côté qui lui donnait sur les nerfs. Comment avait-elle pu se laisser aller à l’embrasser... à lui dire que... Oh ! C’était proprement insupportable !

-    A mon avis, fit-elle en redressant fièrement la tête, vous en savez certainement davantage qu’il ne conviendrait ! On en vient à dire n’importe quoi quand on est avec vous !

-    Etait-ce le cas lorsque je vous ai amenée chez M. de La Reynie ?

-    Exactement ! Aussi je préférerais que vous n’y pensiez plus...

-    Rassurez-vous, c’est déjà fait ! J’ai tout oublié...

-    Voilà qui me convient ! Eh bien mille mercis Monsieur Delalande !

Elle lui tournait déjà le dos. Sans bouger il lança :

-    Vous n’êtes pas curieuse de connaître le nom de votre agresseur ?

-    Vous le savez ?

-    Je vous ai dit que...

-    Ne rabâchez pas ! Je suis au courant, vous savez toujours tout. Alors ?

-    Il s'appelle Eon de La Pivardière, le prétendant de votre mère.

-    C'est impossible ! Ils sont en Italie tous les deux !

-    On en revient ! Vous êtes bien revenue d’Espagne, vous ? Alors, un conseil d’ami : méfiez-vous !

Et, aussi prestement que s’il eût été un elfe des bois, il disparut derrière les arbres du Quinconce, laissant Charlotte trop étourdie pour mettre deux idées bout à bout. Et ce fut à pas lents qu’elle rentra chez Madame…

CHAPITRE VII

LES SOUCIS DE M. DE LA REYNIE

Charlotte ne revit pas Mlle de Fontanges. En dépit des soins du prieur de Cabrières accouru à son chevet, les pertes de sang continuaient et la jeune femme allait s’affaiblissant. Le Roi venait chaque jour prendre de ses nouvelles mais il ne s'attardait guère plus de quelques minutes, ce qui désespérait la malade. Chacun devinait qu'elle allait bientôt quitter la scène où, pendant plus d’une année, elle avait joué un premier rôle si divinement grisant !...

A sa demande, celui qu’elle aimait tant lui accorda une ultime faveur. S'autorisant de ce que, dix ans auparavant, Mme de Montespan avait obtenu pour sa sœur aînée Gabrielle de Rochechouart-Mortemart la plus que royale abbaye de Fontevrault où elle régnait sur une double communauté - féminine et masculine ! - ainsi que sur les tombeaux des rois Plantagenêt d’Angleterre, Angélique demanda l’abbaye de Chelles pour sa sœur Catherine de Scorailles de Roussille. Fondée jadis par la sainte reine Radegonde, et toujours sous la crosse d’une abbesse de haut rang, Chelles n’était inférieure que de peu à Fontevrault. En outre, la jeune Catherine, en religion depuis l'âge de quatre ans par vocation, venait de l’abbaye de Faremoutiers dont sa tante Jeanne de Plas était abbesse. Elle était donc tout à fait digne de s'asseoir au siège abbatial.

Le 12 juillet, la Cour quittait Fontainebleau pour rejoindre Saint-Germain après avoir assisté au départ de la nouvelle abbesse que suivait, dans son carrosse de voyage à huit chevaux, Mme la duchesse de Fontanges accompagnée de son confesseur et d’une nuée de domestiques, femmes de chambre, cuisiniers, valets de pied et autres serviteurs composant alors le personnel d’une maison ducale. Ses autres sœurs, son frère et quelques amis venaient ensuite, tassés dans des carrosses à quatre chevaux. La Cour entière assista à ce départ qu’elle s’en serait voulue de manquer. Le Roi en personne mit en voiture celle dont tous savaient qu’elle ne reviendrait plus. Et elle, de son côté, avait fait ce qu’il fallait pour que soit inoubliable cette dernière image qu’elle offrait à la Cour... Vêtue de satin d’azur pâle et de dentelles neigeuses givrées de brillants, ses magnifiques cheveux d’or roux mêlés de perles et artistement décoiffés sous cette « fontange » scintillante qu’elle laissait pour emblème, portant à la gorge, aux poignets et aux oreilles les plus beaux diamants offerts par son royal amant, droite et fière en dépit de son mal, un éventail aux doigts, elle semblait quelque divinité venue visiter une terre indigne de la garder et on put voir une larme se perdre dans la moustache de Louis XIV quand le carrosse se fut enfoncé sous les arbres de la forêt.

Comme tout le monde - et à son rang -, Madame, entourée de ses dames et demoiselles, assistait au départ de son ancienne fille d’honneur montrant un air de mélancolie qui lui était peu habituel :

-    Qui eût cru, soupira-t-elle, qu’un astre aussi éclatant fût passé aussi vite ? Le Roi l'aimait si fort que l’on aurait pu croire son règne se poursuivant durant des années. Jusqu’à ces derniers mois elle était la jeunesse incarnée... Et regardez maintenant ce qui reste à notre Sire ? La robe noire et les yeux hypocritement baissés de cette Maintenon qui a le double de son âge !

-    Mme de Montespan a le même pourtant et elle est encore remarquablement belle ! Voyez-la plutôt dans sa calèche ! Elle rayonne positivement !

-    Elle aurait tort de pleurer, remarqua Mme de Ventadour. Fontanges était son œuvre et elle l’a complètement éclipsée. J'ai l’impression qu’elle lui a donné la peur de sa vie. A présent la voilà libérée !

-    A ce propos, demanda Charlotte à Theobon, comment se fait-il qu’elle soit devenue duchesse alors que Mme de Montespan qui a donné des enfants au Roi n’a pas été élevée au tabouret ?

-    C’est tout simple. Fontanges n’est pas en puissance de mari, ce qui n’est pas le cas de la belle Athénaïs. Pour en faire une duchesse il aurait fallu faire un duc de l’encombrant Montespan !

-    Oh, encombrant, il ne l’est plus guère, remarqua Mme de Ventadour. Il vit retiré sur ses terres où il a fait célébrer les funérailles de sa femme. J’admets qu’au moment où a éclaté la passion du Roi ce n'était pas le cas : on ne voyait que lui à Saint-Germain, en grand deuil et portant à son chapeau une gigantesque paire de bois de cerf. A la suite de quoi il a tâté de tout : de la Bastille comme de l’exil sans modifier le moins du monde sa position.

-    Il n'a jamais servi aux armées ?

-    Que si... et fort brillamment, reprit Theobon, mais la mort n’a pas voulu de lui... pas plus que sa femme !

-    On ne le voit jamais à la Cour ?

-    Vous voulez rire ? La dernière fois - et cela remonte à des années -, il voulait se battre en duel avec le Roi !

-    Evidemment !

Quand le - triste ! - cortège de la nouvelle abbesse et de sa sœur se fut effacé, le Roi et la Reine quittèrent Fontainebleau pour rentrer à Saint-Germain tandis que les Orléans se disposaient à regagner le cher Saint-Cloud avec un enthousiasme unanime. Madame y était plus heureuse que partout ailleurs ; quant à Monsieur son époux, il avait toujours la tête pleine de nouveaux agencements pour son beau château et brûlait de les mettre en pratique. En outre, il se trouvait à l'étroit dans son logis de Fontainebleau et ne voyait pas pourquoi son frère l'obligeait à cette contrainte quand il était tellement mieux chez lui !