La belle Angélique se taisait maintenant. Appuyée au bras de sa jeune compagne, elle marchait en reniflant ses larmes dans la lumière incertaine diffusée par la partie du château qu’elles longeaient. Il y avait là, l’une contre l’autre, la chapelle dont l’abside arrondissait ses vitraux à peine distincts de la nuit par les lampes de chœur et la grande salle de bal obscure dont ce soir on n’avait pas usage puisque le jeu était chez la Reine. On allait doucement afin de ménager les forces de la malade - comment l’appeler autrement ? - que Charlotte sentait trembler de faiblesse contre elle.

-    Mon Dieu ! Souffla la duchesse. Je sens... que je recommence à saigner...

-    Ce que nous faisons est imprudent. Attendez-moi ici un instant après m’avoir expliqué où je dois chercher du secours. On va venir et l’on vous portera chez vous.

-    Oh non ! Cela ferait un trop grand bruit ! Continuons ! Par la cour de la Fontaine je peux rentrer sans éveiller les curiosités.

On poursuivit donc, mais Charlotte la sentait peser plus lourdement sur son bras. En même temps la malade se penchait de plus en plus en avant, une main posée sur son ventre. Craignant qu'elle ne s’évanouisse et ne glisse sur le sable de l'allée, Charlotte avisa devant elle une porte, ou plutôt un passage mal éclairé où veillaient deux gardes. Tant bien que mal, on réussit à les rejoindre :

-    De l’aide s'il vous plaît ! Ma... compagne est souffrante !

L'un de ces hommes s'approcha, regarda. Sans doute avait-il de bons yeux ou bien la coiffure scintillante lui rappela-t-elle quelque chose :

-    Mais... c'est Mme la duchesse de Fontanges...

-    Puisque vous l'avez reconnue, vous devinez l'urgence. Dépêchez-vous d'aller chercher du secours mais aussi discrètement que possible ! Madame voudrait rentrer chez elle en évitant le bruit...

-    J’y vais... mais d’abord il y a là un banc. Il faut l’y asseoir...

La jeune duchesse n'avait même plus la force de protester. Elle se laissa tomber lourdement sur la pierre où Charlotte s'assit de manière à lui appuyer la tête sur son épaule...

-    Faites vite, je vous en prie !

Le garde déposa sa hallebarde contre le mur, dit un mot à son collègue et fila comme un lapin vers la cour de la Fontaine. Il ne fut absent qu'un court moment mais à son retour, escorté de deux suivantes, deux laquais et un brancard, Fontanges avait perdu connaissance. Les femmes s'empressèrent autour d’elle, visiblement affolées. On essaya de l'étendre sur la civière mais elle avait dû revenir à la conscience, car elle se mit en chien de fusil sans doute pour avoir moins mal. L’une d’elles voulut lui enlever la mante de taffetas mais Charlotte s’y opposa :

-    Laissez-la-lui et tâchez d’en couvrir son visage. Elle ne veut surtout pas que l’on sache cet accident...

-    Puis-je vous demander qui vous êtes ?

-    Je suis des filles d’honneur de Madame et j’ai connu Mme la duchesse lorsqu’elle l’était aussi... Allez, pressez-vous à présent ! J’espère qu’un médecin l’attend chez elle...

-    Oui, oui... soyez tranquille Mademoiselle... ?

-    De Fontenac !

-    Merci ! On vous rapportera votre mante chez Madame...

L’instant suivant Charlotte regardait le petit groupe s'engager dans un large escalier montant à l'étage. Rassurée, elle se disposait à rebrousser chemin pour rentrer chez Madame quand un violent coup de tonnerre éclata juste au-dessus de sa tête. Simultanément un éclair déchira le ciel devenu noir comme de l’encre.

-    Pressez-vous de vous mettre à l’abri, conseilla le garde qui s’était montré si secourable. Sinon vous allez être mouillée. A moins que vous ne préfériez attendre ici où vous serez à couvert...

-    Merci, je préfère rentrer au cas où Madame me chercherait...

Prenant ses jupes à deux mains, elle se mit à courir le long du château mais elle n'était pas revenue à la hauteur de la chapelle que les nuages crevaient, déversant sur elle une trombe d'eau. En quelques secondes elle fut trempée mais n’en ralentit pas sa course pour autant, cherchant au contraire la protection du Quinconce au bout duquel était le salut...

Elle l'atteignait à peine quand l’attaque se produisit.

Brusquement quelque chose s'abattit sur elle l'enveloppant jusqu'à la ceinture - un tissu rêche qui pouvait être une couverture - où deux bras le resserrèrent. Elle sentit qu'on l’enlevait, que ses pieds ne touchaient plus terre. Elle hurla :

-    A l’aide... Au secours !

Elle se débattit furieusement contre un agresseur plus vigoureux qu'elle. Il voulut la faire taire en appliquant une main sur sa bouche - à l'endroit tout au moins où il supposait qu'elle se trouvait -, mais pour ce faire dut relâcher son étreinte de la taille, ce qui permit à Charlotte de glisser sur le sol où elle hurla de plus belle mais alors il s’abattit sur elle. L’impression qu’un bahut lui tombait dessus ! Assommée, elle n’émit plus qu’un cri étouffé et perdit conscience...

En reprenant connaissance, ce fut la voix bien connue de Theobon qui lui parvint en premier :

-    Où l’avez-vous trouvée ? S’inquiétait-elle.

On lui tapait dans les mains puis ce fut l’odeur piquante des sels qui la fit éternuer cependant qu’une autre voix perchée et mécontente répondait :

-    Ici près, sous le Quinconce. Une grande brute était en train de l’assommer après lui avoir jeté je ne sais quel chiffon dessus !...

-    Et vous avez volé à son secours ? Comme c’est bien ! Surtout par ce temps !

-    Quoi, par ce temps ?

-    Votre vaillance vous a fait oublier votre bel habit et vos rubans ! Je crains fort qu’ils ne soient gâtés !

-    Hélas !... Cette divine couleur de rose mourante !... Mais l’on est gentilhomme que diantre !

Cette fois Charlotte ouvrit les yeux, sourit à Lydie puis s'arrêta sur le second visage qui était celui de Saint-Forgeat. Un Saint-Forgeat qui s’efforçait de faire bonne figure sous ses habits mouillés et sa perruque trempée. Elle lui sourit avec d’autant plus de gratitude qu'elle ne l’aurait jamais cru capable d'endosser l’armure du chevalier blanc défenseur de la veuve, de l’orphelin et des demoiselles en détresse :

-    C’est vous qui m’avez sauvée ?

N’ayant plus de chapeau il salua du geste :

-    J’ai eu cet honneur !

-    Mais... comment avez-vous fait ? Ce malandrin semblait si fort.

-    Quelques pouces de fer dans le dos sont convaincants vous savez ? Il a braillé et détalé sans demander son reste !

-    Il aurait pu se retourner contre vous, hasarda Mlle de Theobon, une étincelle au coin de l’œil.

L’horreur se peignit sur la figure offusquée dont le fond de teint coulait lentement :

-    Vous voulez dire... se battre avec moi ?

-    Pourquoi pas ? Cela arrive quand on a affaire à ce genre d'individu... Il pouvait avoir... un couteau par exemple ?

-    Un couteau ?... Pouah ! Un outil grossier qui ne saurait convenir à un gentilhomme. Seule l’épée...

Un doigt en l'air il semblait se disposer à entamer un cours magistral quand Theobon y coupa court :

-    De toute façon nous ne vous remercierons jamais assez d’avoir secouru Mlle de Fontenac. Madame d’abord puis Monsieur sauront votre courage en la circonstance mais à présent, il faut me laisser prendre soin de Charlotte. Elle a eu très peur, elle est trempée et il lui faut du repos !

Ainsi congédié, Saint-Forgeat quitta la place en faisant des moulinets avec son arme et en sifflotant une ariette, visiblement satisfait de lui.

Après son départ, Charlotte, déshabillée, séchée, nantie d’une chemise de nuit propre et d’un bol de bouillon pour se réchauffer, gagna son lit dont sa compagne toujours efficace avait fait bassiner les draps comme en plein hiver. Non sans raison : l’orage qui continuait de balayer Fontainebleau avait fait tomber la température de plusieurs degrés. Il faisait presque froid. Charlotte se pelotonna dans son lit avec délice, repoussant de toutes ses forces le souvenir de ce qu’elle venait de vivre. Elle y penserait plus tard, quand elle serait remise... Naturellement courageuse, elle possédait cette faculté précieuse de s’abstraire un moment de ses soucis, de les laisser de côté afin de ne pas perturber le repos qui lui était nécessaire. Au couvent, son amie Victoire, que cela amusait, disait qu’elle avait la chance de pouvoir ôter sa tête et la déposer sur le chevet avant de s’endormir... La seule fois, évidemment, où elle n’avait pu le faire c’était justement cette fameuse nuit où elle avait laissé la panique l’entraîner à l’aventure sans s’accorder même le temps de réfléchir tant l’avait épouvantée la claustration définitive qui la menaçait.

Elle dormit d’un sommeil si réparateur cette nuit-là - ou ce qu’il en restait ! - qu’elle s’éveilla tard dans la matinée, tirée de son lit par Lydie au son des imprécations de Madame, outrée des dangers que pouvait faire courir à une jeune fille une anodine promenade dans un parc royal. Charlotte dut donc relater le début d’une histoire dont la princesse connaissait la fin. Son intention avait été de ne faire mention, en aucun cas, de sa rencontre avec Mlle de Fontanges mais là, elle avait été prise de vitesse : la jeune duchesse venait d’envoyer une de ses femmes prier Mlle de Fontenac de passer chez elle dans l’après-midi. Sur l’ordre de ses médecins elle gardait le lit et la recevrait par conséquent à l’heure qui lui conviendrait.

Tandis que Madame - qui allait mieux ! - clopinait avec précaution autour de son cabinet à la recherche de son agilité enfuie, Charlotte fit donc, pour elle et la seule Theobon, le récit de sa rencontre avec la favorite et de l’état où elle l’avait trouvée, mais sans mentionner les soupçons qu'elle nourrissait envers Mme de Montespan dont les bonnes relations avec les Orléans lui étaient connues.