-    Non. M. de Villars nous avait confiées à un vieux conseiller de son ambassade en poste à Madrid depuis quinze ans et qui rentrait en France pour recueillir un héritage. M. Sainfoin du Bouloy. En voyant le Palais-Royal vide, il a tenu à nous escorter jusqu’ici. Il a dû passer la nuit dans une auberge mais, à cette heure, doit être reparti !

Enfin libérée, Charlotte retourna par où elle était venue rendre compte à Madame. Elle aurait cent fois préféré s’entretenir seule à seul avec Monsieur dont elle savait qu’il était naturellement aimable, généreux et compréhensif à condition que le chevalier de Lorraine lui laisse la bride sur le cou. Elle n’aimait pas du tout Lorraine : il possédait la beauté d'un archange déchu et le regard froid d’un serpent.

En pénétrant chez Madame, elle la trouva toute agitée et dut lui répéter presque mot pour mot ce qu’elle avait dit. Mais lorsque la jeune fille déclara qu’elle avait tu la raison de son rappel, la princesse poussa un soupir de soulagement :

-    Vous n’avez pas fait état d’un ordre du roi Louis ?

-    Non, Madame. J’en aurais peut-être parlé si j’avais été seule avec Monsieur mais j’avoue que la présence du chevalier de Lorraine...

-    Vous vous en méfiez ? S'il vous déplaît seulement la moitié de ce que j'éprouve pour lui, vous voilà garantie, mais pour une fois c'est une bonne chose qu'il ait été là. Lorsque je me suis rendue à Saint-Germain pour plaider la cause de notre petite reine, le Roi a exigé que je n'en sonne mot à Monsieur, se réservant de s’en charger lui-même. Courez à présent chez mes filles et mettez Neuville en garde !...

Le retour de Charlotte à Fontainebleau marqua le début d’une chaleur caniculaire. Ville et château se mirent en défense... Fenêtres et volets grands ouverts du soir tombant à l’aube se refermaient à l’unisson pour conserver un semblant de fraîcheur. Grâce à Dieu l’épaisse forêt environnante et les arbres centenaires du parc apportaient une protection appréciable et les bains en Seine connurent une affluence. A Valvins où la barge où l’on se déshabillait restait en permanence, Monsieur et ses gentilshommes, le Roi et les siens et aussi les dames les plus jeunes allaient oublier un moment le poids des lourdes soieries, des traînes, des habits surbrodés et même des joyaux. Ensuite chacun rentrait chez soi pour une sieste bienvenue. Même le Roi mangeait moins, ce qui ne voulait pas dire qu’il s’était mis au régime. Il est vrai qu’il compensait ses divertissements par de longues heures à sa table de travail avec l’un ou l’autre de ses principaux ministres Colbert et Louvois. La nuit on se rattrapait. On jouait, on dansait, on applaudissait les comédiens, on se promenait dans la verdure des parcs ou bien en barque sur les plans d’eau en admirant le ciel bleu foncé semé d’étoiles, on faisait médianoche au son des violons et il n’était pas rare que des couples se perdent dans les bosquets surtout quand le rossignol se faisait entendre. Cependant, par crainte des incendies, le Roi avait interdit les feux d’artifice...

Seules la Reine et Madame vivaient en marge des fêtes du château. En bonne Espagnole, Marie-Thérèse ne redoutait pas la chaleur et ne changeait rien à son programme, faisant sa promenade quotidienne en abritant son teint de blonde sous un parasol, allait à la messe et dînait avec son époux mais ne variait pas ses habitudes de prières et de charité.

Quant à Madame, l’état de sa jambe ne s’améliorait pas. Son impatience lui avait fait poser le pied à terre trop tôt. En outre elle trompait son ennui en grignotant toute la journée, augmentant son surplus de poids sous lequel ses pieds, petits et élégants comme ses mains, ne cessaient de protester. Elle essayait de lire, n’écrivait pas parce que la position assise à sa table, la jambe étendue sur un tabouret garni d’épais coussins, lui était incommode et passait des heures à transpirer abondamment en se faisant éventer par des valets... La nuit venue, on la descendait dans les jardins à l’aide d’un fauteuil porté par de solides laquais et on la déposait dans une chaise roulante que poussait Eléonore von Venningen, la plus vigoureuse de ses filles d’honneur. Heureuses d’échapper à la touffeur de l’appartement, les autres femmes suivaient avec empressement. On faisait le tour de l’étang des Carpes ou du Parterre, on rejoignait le canal en évitant les salons où se déroulait la fête du soir. Puis on rentrait et il arrivait que Madame demandât ses musiciens pour l’aider à s’endormir... Monsieur venait tous les matins, encore tout frais de son bain, ce qui entretenait chez sa femme une mauvaise humeur latente dont il avait pleinement conscience :

-    Que ne vous faites-vous porter en Seine vous aussi ? Cela vous requinquerait...

-    Grand merci ! La Cour s’y précipite à longueur de journée sauf aux heures du zénith et je n’ai pas envie de me montrer...

Le Roi, lui, sachant pertinemment que sa « sœur » n’aimait pas à être vue quand elle ne se jugeait pas montrable, envoyait prendre de ses nouvelles chaque jour, chargeant ses messagers de présents, de fleurs, de fruits et même de sorbets. Il avait proposé son premier médecin D’Aquin mais Madame, qui ne supportait ni la médecine ni les médecins, déclara que son propre praticien Nicolas Lizot suffirait largement pour l’usage qu’elle voulait en faire. Elle détestait les saignées, avait en horreur les clystères qu’elle jugeait offensants pour la pudeur. En bonne Allemande elle ne croyait guère qu’aux remèdes prescrits au XIIIe siècle par sa compatriote sainte Hildegarde, abbesse de Bingen... Encore faisait-elle le tri dans ceux-ci basés surtout sur la façon dont il convient de se nourrir lorsque l’on voulait rester en bonne santé.

Ce soir-là, il y avait jeu chez la Reine. En arrivant en France, Marie-Thérèse s’était découvert la passion des cartes. Elle s’y adonnait avec un visible plaisir, perdant parfois de grosses sommes avec un parfait naturel. La Cour se pressait alors chez elle, car c’étaient les seuls moments où l’on était sûr de s’y amuser.

Madame rentra chez elle plus tôt que de coutume, chassée par quelques roulements de tonnerre que l’on entendait du côté de Moret sans d’ailleurs qu’aucune goutte ne fût tombée. Paradoxalement, cet orage en formation tenta Charlotte, lasse d’étouffer dans la chambre d’entresol qu'elle partageait avec Mlle des Adrets. Elle prit une légère mante de taffetas à capuche au cas où l’orage viendrait plus vite que prévu, descendit, quitta la cour des Princes et gagna le Quinconce qu'elle parcourut lentement jusqu'au bord du Jardin français d’où elle pensait aller vers le canal afin d’y trouver l’obscurité. Le château était immense et au long des siècles écoulés depuis le roi François Ier son bâtisseur, les bâtiments s’étaient ajoutés aux bâtiments, créant plusieurs cours et maints décrochements. A cette heure de la nuit il brillait de tous ses feux, principalement les appartements royaux puisque la Reine recevait sur un fond de musique douce qui allait s'atténuant à mesure que Charlotte s’éloignait. Heureuse de sa solitude, elle espérait trouver le calme, le silence, l’approche du mauvais temps faisant taire les oiseaux. Et, soudain, elle entendit pleurer...

Elle s’arrêta pour écouter puis obliqua à gauche où une double rangée d’arbres centenaires abritait plusieurs bancs de pierre. L’ombre produite par l’épais feuillage renforçait l’obscurité, il y faisait aussi plus frais. Bientôt elle découvrit celle qui pleurait. Grande sans doute si l’on en jugeait par sa position repliée sur elle-même, elle était entièrement vêtue de satin neigeux sur lequel scintillaient, malgré cette ombre, des centaines de minuscules diamants. D’autres encore mais plus gros, aux poignets, aux mains, aux oreilles, à la gorge et semés parmi les boucles de cheveux sous la haute « Fontange » de fine dentelle baleinée. C’était peut-être une fée à la recherche de sa baguette magique ou d’un amour perdu, mais l’illusion ne dura guère pour les yeux vifs de Charlotte qui accommodaient vite. D'ailleurs le trait blafard d’un éclair lointain lui permit de reconnaître la désolée :

-    Mademoiselle de... je veux dire Madame la duchesse de Fontanges ! murmura-t-elle en s'agenouillant près d'elle. Mais pourquoi ce chagrin ? Pourquoi tant de larmes ? Ne devriez-vous pas être heureuse, vous qui régnez sur le cœur du Roi, vous qu'il aime ?

Mais la belle désespérée secoua la tête sans permettre à ses mains de quitter son visage :

-    M'aimer, le Roi ?... Oh oui, il m'a aimée... et j'ai cru, folle que j'étais, que cet amour durerait autant que nous, mais c'est fini, je l'ai bien compris...

-    Allons ! Vous êtes trop sensible et peut-être avez-vous mal interprété un regard, voire une parole... Je vous en prie, regardez-moi ! ajouta-t-elle en pesant doucement sur les mains de la jeune femme pour mieux voir son visage. Celle-ci ne résista guère, sans doute pour essayer de reconnaître celle qui proposait une aide si spontanée. Son regard noyé rencontra celui de Charlotte.

-    Vous ne devez pas vous souvenir de moi, fit celle-ci avec un sourire. Je suis...

-    Oh si, je me souviens ! Vous êtes Mademoiselle de Fontenac, n’est-ce pas ? Vous étiez des filles de Madame...

-    Et je le suis restée.

-    Oh non, je ne vous ai pas oubliée. Je n’oublie pas les figures qui ont accompagné l'éclosion de mon grand bonheur. Vous étiez au Palais-Royal quand « il » m'a envoyée chercher. J'étais si heureuse alors ! Ensuite ma vie n'a été qu'une fête perpétuelle... Un rêve dont je pensais ne jamais me réveiller. Il m'a tout donné à foison ! A moi qui n’avais rien il a offert des robes somptueuses, des diamants, des perles ; j’étais la mieux parée...

-    Vous l’êtes toujours, remarqua Charlotte émerveillée par ce miracle d’étincelante blancheur dont s’illuminaient les ombres.