-    Donc mon cousin Charles n’est pas rentré ? Madame l’ignorait.

-    Elle a donné des larmes à son amie mais ne se préoccupe pas de ce genre de détail... S'il était rentré, le comte de Brécourt serait venu présenter ses devoirs à M. de Colbert et au Roi. C’est la règle, je l’aurais su.

En dépit de son chagrin, Charlotte ne put retenir un sourire :

-    Comment faites-vous pour savoir toujours tant de choses sur tant de gens ?

-    D’abord je suis curieuse de nature, je vous le confesse sans honte parce que au lieu d’être un défaut c’est un talent indispensable pour évoluer dans les palais royaux et surtout dans une cour où les influences fluctuent et où, comme en ce moment, le cœur du Roi balance entre plusieurs dames. Il suffit pour cela d’ouvrir grands ses yeux, ses oreilles, de posséder un certain sens d’analyse et de se taire opportunément. Sois assurée que lors du retour de votre cousin j’en serai informée... et vous aussi !

-    Mais le château de Prunoy est une demeure de plaisance. Ma tante n'y était entourée que de quelques serviteurs pas très jeunes.

-    Que craignez-vous : un violeur de sépulture ? Cela ne ressemble guère à un quelconque brigand.

-    Elle possédait de fort beaux joyaux mais n’était que peu parée. Ce trésor pourrait tenter justement un bandit suffisamment sauvage pour l’assassiner avec tout son monde.

-    M. de La Reynie faisait partie de ses amis, n’est-ce pas ?

-    Effectivement. Je crois qu’il... l’admirait !

-    Alors soyez sûre qu’il n’a rien laissé au hasard. Prunoy doit être sous surveillance au moins jusqu’à l’arrivée du maître !

-    Savez-vous si M. le lieutenant général de Police vient quelquefois ici ?

-    On ne le voit jamais pendant les vacances de la Cour à Fontainebleau. Il a charge de tenir le Roi informé - puisqu’il ne dépend que de lui seul ! - au moyen de courriers peut-être quotidiens mais il évite de se montrer pendant cette période de distractions et autres fêtes. Il faut vous dire que la Cour en a une peur bleue. Vous n’imaginez pas le nombre et la qualité de ceux qu’il défère quasi journellement à la Chambre ardente!

-    Madame m’en a touché un mot. C’est assez effrayant en effet.

-    Et notre petite cour à nous n’est pas non plus rassurée. Vous devriez en parler avec votre ami Saint-Forgeat !

-    Oh, mon ami ! C’est un bien grand mot. D’abord il n’aime pas les femmes !

-    Ce n’est pas le seul autour de Monsieur mais il se trouve qu’il fait une exception pour vous. Une ou deux fois il a demandé si l’on savait de vos nouvelles !

-    C’est gentil à lui... en attendant il faut que je me procure des habits de deuil. Ma chère tante Claire le mérite !

-    N’en faites rien ! Cela attirerait l’attention sur vous et jetterait un froid. N’oubliez pas que nous sommes en ce lieu pour nous amuser... de gré ou de force ! Alors, un peu de gaieté que diable !

-    Vous en parlez à votre aise. Je ne m’y sens guère encline !

-    N’importe comment, le pied de Madame tient ses femmes à l’écart des festivités. Seul Monsieur et ses gentilshommes font de leur mieux pour s’y distraire mais nous regrettons notre délicieux Saint-Cloud où l’on respire plus librement. Malheureusement nous devrons patienter et attendre le mois de juillet.

-    Pourquoi si longtemps ?

-    Je suppose que le Roi trouve son Saint-Germain encore trop près de ce Paris qu’il détestait déjà et qui, à présent, sent un peu trop le fagot...

Charlotte pensa que ce siècle était bien cruel et que les bûchers de la place de Grève devaient ressembler comme des frères à l’autodafé de la Plaza Mayor, en plus modeste sans doute, l’exécution espagnole ressemblant davantage à un massacre mais à un, deux ou cent exemplaires la souffrance des hommes était la même. Le mieux était de les oublier aussi bien l’un que l’autre... Au fond, le Roi n’avait pas tort : Fontainebleau avec ses beaux ombrages, ses broderies de fleurs, ses échappées lointaines et ses miroirs d'eau, l’harmonie de ses pierres claires et ses grands toits d'ardoises bleues offrait une image paisible et souriante habitée de chants d’oiseaux. A cette heure de la matinée le parc était encore paisible, on savait que le Roi travaillait après avoir entendu la messe et chacun pouvait s'y promener à sa guise.

Un peu avant midi, Monsieur, suivi de quelques gentilshommes, vint prendre des nouvelles de Madame. Il était frais comme un gardon, ses épais cheveux noirs humides du bain que l'on était allés prendre dans la Seine à Valvins et son humeur était charmante. Il embrassa Madame fort bourgeoisement, lui fit compliment de sa mine, se déclara ravi d'apprendre que son pied la faisait moins souffrir, lui conseilla une promenade en voiture découverte pour l'après-dîner, ce qui ne la fatiguerait guère et aurait l'avantage de lui faire respirer un air plus revigorant que celui de ce pavillon, puis pêchant du bout de ses doigts gantés une prune confite dans un drageoir - l'appartement de Madame étant toujours largement approvisionné en douceurs diverses -, y planta la dent, la déclara exquise et s’apprêtait à reprendre son essor quand son regard accrocha au passage les cheveux de Charlotte, dont le blond argenté était rare à la Cour, et s’y arrêta :

-    Ah ! Mademoiselle de Fontenac ? Vous voici donc de retour ? Je ne le savais pas !

Il y avait un reproche dans sa voix, Charlotte fit une belle révérence et se justifia :

-    Nous ne sommes arrivées qu’hier au soir,

Mlle de Neuville et moi, Monseigneur, mais j’espérais pouvoir, dès ce matin, présenter mes devoirs à Votre Altesse Royale et lui donner des nouvelles de Sa Majesté la reine d’Espagne.

-    Ah ! Voilà qui est mieux ! Accompagnez-moi et voyons ces nouvelles. Nous parlerons en marchant. Je sens encore un peu d'humidité : cela me séchera !

Pas moyen d’y échapper. Charlotte saisit au passage le regard inquiet de Madame mais force lui fut de suivre le prince qui descendait déjà l’escalier d’un pas alerte après quoi il attendit que la jeune fille soit à son côté pour s’enfoncer avec elle dans le beau quinconce qui faisait suite au pavillon de Madame. Son entourage ne le suivit pas. Seul le chevalier de Lorraine, qui se savait tout permis, leur emboîta le pas.

-    Je vous écoute ! Comment va la Reine ma fille ?

-    Bien, Monseigneur. Du moins je devrais dire mieux depuis que son quotidien s’est fait plus agréable. Leurs Majestés ont quitté le sinistre vieil Alcazar pour le joli palais du Buen Retiro un peu en dehors de la ville. La Reine s’y mourait d’ennui avec pour uniques distractions des visites de couvents, d’interminables prières et surtout sous la férule de la duchesse de Terranova, sa plus que sévère Camarera mayor qui ne lui permettait rien y compris la lecture privée des lettres venues de France. Or, Dona Juana a été remplacée par une dame fort respectable mais beaucoup plus amène, la duchesse d'Albuquerque. Et Sa Majesté peut désormais lire son courrier en paix.

-    Ah ! J'aime mieux cela ! Et mon gendre, comment est-il... j’entends... avec son épouse, car, en ce qui concerne le physique, il n’y a, je crois, rien à espérer !

-    Il aime si ardemment sa belle épouse et d’un amour si touchant qu’elle doit s’habituer à sa laideur. Le Roi connaît parfois des heures sombres où il se renferme chez lui avec son confesseur. Lorsqu’il en ressort, il ressemble à un enfant malheureux... et le cœur de la Reine lui est doux et compatissant !

Le chevalier de Lorraine s’immisça alors dans le dialogue:

-    On dit que, parfois, il se retire dans son palais monastère de l’Escorial où sont les tombeaux de ses ancêtres et qu’il en parcourt les couloirs, la nuit, en hurlant comme un loup malade !

-    Je ne saurais le dire, fit Charlotte embarrassée. Je sais qu’il arrive au roi Charles d’y aller chasser...

-    Y a-t-il espoir d’un héritier à naître ? demanda Monsieur.

-    A notre départ la Reine n’annonçait aucun signe avant-coureur mais... quelques mois seulement se sont écoulés depuis le mariage !

-    J’ai l’impression que l’on n’a pas fini d’attendre, ricana le beau Philippe méprisant. On le dit impuissant ?

-    Comment veux-tu qu’une jeune fille de cet âge puisse répondre à pareille question ? Corrigea Monsieur. Le temps en s’écoulant nous dira ce qu’il en est. Merci, Mademoiselle de Fontenac, de vos nouvelles. Je verrai aussi Mlle de Neuville et nous pourrons comparer...

Comprenant que l’entretien s’achevait là,

Charlotte recula pour saluer le prince mais Lorraine avait encore une flèche empoisonnée à sa disposition :

-    Comment se fait-il, Mademoiselle, que vous ayez été rappelée avec Mlle de Neuville, seules des femmes de la Reine?

-    Je l’ignore, Monsieur le chevalier !

-    Etrange non ? Mme de Grancey aurait dû vous accompagner ainsi que les autres. Pourquoi sont-elles restées ?

-    Simple fille d'honneur je ne suis pas dans le secret des dieux. Mlle de Neuville ne l’est pas davantage. Nous ne faisons qu’obéir aux ordres ! Mme la comtesse de Grancey répondrait sans doute mieux que moi à cette question. C’est une puissance à la Cour et la duchesse de Terranova en sait quelque chose : la comtesse a rompu maintes lances avec elle.

Un sourire s’épanouit sur le visage de Monsieur :

-    Cela ne m’étonne pas d’elle. Une maîtresse femme s’il en est ! N'est-ce pas Philippe ? Il serait préférable pour ma fille qu’elle restât auprès d’elle le plus longtemps possible. Une dernière question, Mademoiselle ?

-    Aux ordres de Votre Altesse Royale !

-    Vous n’êtes pas revenues seules j’imagine. Deux gamines sur les grands chemins...