- Que vous n'éprouviez pas le moindre chagrin de cette perte qui m'est cruelle, je ne saurais vous le reprocher, mais vous pourriez au moins sauver les apparences ! Ne fût-ce que pour l’enfant... Mais qu’attendre d’autre d'une femme telle que vous ?

Elle était partie là-dessus et on ne l'avait plus revue. D'ailleurs, le lendemain matin Charlotte était conduite chez les Ursulines d'où elle n'était sortie qu'en de rares occasions. Aussi avait-elle souvent pensé à cette marraine qu’elle aimait et dont elle était certaine d’être payée de retour. C’est pourquoi, fuyant le couvent, s’était-elle tout naturellement tournée vers celle en qui elle voyait son unique planche de salut. Aussi était-ce sans inquiétude et même avec une réconfortante impression de bien-être qu'elle la regardait arpenter sa chambre. Et puis elle était tellement agréable à regarder !

Aux abords de la cinquantaine, en effet, Claire, comtesse de Brécourt, née Fontenac, restait belle. Grande, élancée, elle possédait le précieux privilège de pouvoir porter avec élégance n’importe quel vêtement et elle était toujours habillée à ravir. Veuve d’un lieutenant général aux armées du roi Louis XIV, elle appartenait au cercle de la reine Marie-Thérèse dont elle était seconde dame d’atour, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir noué des liens de solide amitié avec Madame « Palatine », duchesse d’Orléans, dont elle appréciait le franc-parler et le cœur généreux. Deux qualités rares à la Cour ! Bien vue du Roi et jouissant d’une belle fortune, elle y occupait une situation enviable et enviée. Enfin, elle était mère d'un fils unique, Charles, qu'elle adorait et qui, au contraire de son père, avait choisi la Marine. Elle n'en portait pas moins à sa filleule une réelle affection dont la petite ne doutait pas parce qu’elle la lui témoignait en lui écrivant régulièrement.

Arrêtant enfin ses allées et venues en se posant sur le bord du lit, elle demanda :

-    Savez-vous qui votre mère veut épouser ?

-    Un M. de La Pivardière, je crois.

-    Ce bellâtre ? Il compte facilement dix ans de moins qu’elle !...

Elle avait parlé trop vite et se mordit la lèvre : il n’était pas d’usage de critiquer les parents devant les enfants. Dans ce cas particulier c’était même une faute parce que Charlotte n’avait parlé que par ouï-dire, se contentant de rapporter ce qu’elle avait appris de la mère supérieure...

-    Je n’aurais pas dû dire cela, reconnut-elle. Sans doute ne le connaissez-vous pas ?

-    Non. Je ne l’ai jamais vu...

-    Depuis combien de temps n’avez-vous pas séjourné chez votre mère ?

Charlotte se sentit rougir comme si la faute lui incombait:

-    Depuis l’an passé. Aux dernières vacances ma mère avait commandé des travaux et n’aurait su que faire de moi...

Cette fois, Mme de Brécourt retint le commentaire acerbe qui lui venait. La petite n'en avait nul besoin après s’être entendu signifier qu’on ne voulait plus la recevoir et, quand on connaissait Marie-Jeanne de Fontenac, cela n’avait rien d’étonnant : jamais belle apparence n’avait caché cœur plus sec et plus égoïste.

Plus avare aussi, sauf en ce qui concernait sa petite personne dont elle prenait le plus grand soin. La quarantaine atteinte, elle conservait un joli teint, de beaux cheveux d’un blond ardent qui s’harmonisaient à ses yeux d’or liquide et à un corps qu’à une exception près elle avait su préserver des nombreuses maternités qui déforment et alourdissent. La venue de sa fille ne lui avait causé aucune joie, bien au contraire : elle aurait cent fois préféré un garçon qui eût pu faire carrière. Aussi ne s’en occupa-t-elle guère. Charlotte - qu’elle montrait le moins possible et plus du tout quand elle s'aperçut qu’elle risquait d'être belle ! - passa des mains de sa nourrice au pensionnat des Ursulines sans autre transition que le quartier des domestiques et les soins hésitants d'une cousine, vieille fille hébergée par charité. Celle du mari, naturellement, le mot et la chose demeurant étrangers à Marie-Jeanne de Fontenac, sauf à la sortie de la messe dominicale ou lorsqu'une personnalité de la Cour s'inscrivait sur son horizon...

Jamais Claire de Brécourt n'avait compris ce qui avait si fort attiré son frère Hubert, bel homme d'une quarantaine d'années qui avait voyagé longtemps en Orient avant de reprendre la survivance de son père comme gouverneur de Saint-Germain, vers cette demoiselle de Chamoiseau rencontrée dans le salon de Mme de Rambouillet où l’avait traîné une parente fière de produire un grand voyageur. Bien que le héros de la soirée, il s’y fût ennuyé copieusement s’il n’y avait eu cette jolie fille qui ne s’amusait pas beaucoup plus que lui mais qui avait pris plaisir à l’écouter évoquer les terres lointaines. Ce fut pour Hubert une sorte de coup de foudre auquel la belle répondit avec un tel enthousiasme qu’il fallut les marier afin d’éviter une conséquence qui ne fut d’ailleurs qu’une fausse alerte.

Devenue baronne de Fontenac, la demoiselle troqua avec délice le logis parisien de son procureur de père pour le bel hôtel de Saint-Germain, proche du château royal et d’une cour que le jeune roi y ramenait le plus souvent possible, ayant, depuis les tumultes de la Fronde, pris Paris en grippe.

Louis XIV, à qui la mort du cardinal Mazarin laissait les mains libres, commençait alors un règne qu’il voulait brillant. Il venait d’épouser l’infante Marie-Thérèse et faisait tout exploser autour de lui. Aimant le faste, le jeu, la chasse, les fêtes, les femmes et bien sûr l’amour, sans oublier la danse et les beaux jardins, il mariait Monsieur son frère à la charmante Henriette d’Angleterre et trouvant également sinistres le vieux Louvre, les Tuileries et même le Palais-Royal, partageait ses résidences entre Saint-Germain et Fontainebleau, envoyait devant ses juges le surintendant Fouquet pour le punir de lui avoir montré une vie de château beaucoup plus fastueuse qu’il l’eût jamais imaginée et, du coup, mettait sur pied le projet d’un palais fabuleux construit à Versailles autour du modeste relais de chasse qu’y avait bâti son père. Son appétit de femmes équivalait celui qu'il déployait à table, proche de la goinfrerie, et s’il avait toujours quelque passion au cœur il lui arrivait de-ci de-là de choisir dans le parterre de jolies femmes qui papillonnaient dans son sillage. Mme de Fontenac fut, un soir, de ces élues fugaces et durant quelques années ne vécut plus que dans l'attente d'un retour de flamme. Qui ne se produisit pas, mais, de cette unique nuit, la jeune femme, y voyant une sorte de sacre secret, devint peu à peu invivable pour son entourage. A commencer par son époux qu'elle rêvait maréchal de France, ou, tout au moins, gouverneur d'une province et qui s'estimait regrettablement satisfait de son sort. Alors, en attendant que lui revienne le souverain, elle trompa Hubert deux ou trois fois jusqu'à ce qu'une mauvaise grippe l'enlève à la fleur de l'âge, fasse de Marie-Jeanne une veuve et chasse Charlotte de la maison paternelle, marquant ainsi la rupture entre les deux belles-sœurs.

Rupture d'autant plus sérieuse que Mme de Brécourt n'avait pu s'empêcher de trouver le trépas de son frère un peu trop rapide. Il était survenu trois mois environ après un événement, considérable en ce qu'il avait frappé bien des esprits. Le 16 juillet 1676, on avait en effet décapité en place de Grève une jeune et jolie femme de la meilleure société parisienne, la marquise de Brinvilliers, convaincue d'avoir empoisonné son père, ses frères puis tenté d'infliger le même régime à son époux et à une de ses sœurs. Sans compter les quelques malades de l’Hôtel-Dieu qui lui avaient servi de cobayes au moyen des douceurs quelle leur portait par charité. Le 16 juillet 1676, donc, elle était exécutée au milieu d'une foule énorme qui s’entassait derrière les cordons de gardes et débordait des fenêtres, des toits et de tout ce à quoi on pouvait s’accrocher pour mieux voir. Claire de Brécourt elle-même y avait assisté depuis le pont Notre-Dame où elle s'était retrouvée coincée avec deux amies, Mme d’Escars et Mme de Sévigné, grande bavarde et grande épistolière qui, dès le lendemain, écrivait à sa fille, Mme de Grignan : « Enfin c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés... » Paroles qui se révélèrent bizarrement prophétiques. Quelques mois après, en effet, un billet anonyme trouvé dans le confessionnal des jésuites de la rue Saint-Antoine dénonçait un complot visant à empoisonner le Roi. En même temps, les pénitenciers de Notre-Dame révélaient, horrifiés, qu'ils voyaient défiler en confession un nombre inquiétant d'hommes et de femmes - dont bien sûr ils ne donnaient pas les noms ! - s'accusant d'avoir éliminé un proche encombrant au moyen de substances vénéneuses à eux procurées par l'un ou l'autre des nombreux sorciers, devineresses, tireuses de cartes, avorteuses, prêtres défroqués ou charlatans divers qui encombraient alors Paris. De là à penser qu’Hubert de Fontenac avait été victime de l'un d’eux pour permettre à sa femme de s'approprier sa fortune, il n’y avait qu’un pas et la comtesse n’hésita pas à le franchir.

Claire s’en ouvrit à un ami de son défunt mari, le lieutenant général de Police Nicolas de La Reynie, sans doute l’homme le plus à même de lui apporter une réponse, mais celui-ci se récusa : -    Tant que son nom n’a pas été prononcé par ceux que nous interrogeons, mes mains sont liées. Cependant je crains que de nombreuses arrestations ne suivent les premières et s'il advient qu'un interrogatoire mette cette dame en cause, je m'y attacherai personnellement et vous le ferai savoir. Pour l'instant, je suis débordé de travail. Les dénonciations pleuvent: il va falloir que le Roi prenne une décision...