Le lendemain matin, le même Isidore, conscient de ses devoirs envers ses jeunes protégées, louait une voiture pour les amener personnellement à Fontainebleau où, d’après ce qu’il avait pu apprendre, la Cour devait séjourner jusqu’au début de juillet.

Le soleil qui reparut dès le matin illuminait la campagne et ajoutait au charme de la petite ville débordante d'activité comme toujours lorsque le Roi et sa cour y résidaient. C’était une ambiance de fête perpétuelle où les trompes de chasse répondaient aux violons des bals. Pourtant, en retrouvant le beau vieux palais assis sur ses miroirs d’eau et ses jardins débordant de fleurs, Charlotte eut l’impression que quelque chose avait changé, que si le décor était toujours le même, l’atmosphère était différente. Peut-être parce que aucun mariage royal n’était prévu au programme de ce séjour ? Il est vrai que le mariage en question n’était réjouissant que pour ceux qui avaient pour tâche de donner de l'éclat à l'événement et à ceux qui y participaient.

Fidèle à sa mission, Isidore Sainfoin du Bouloy, paré des couleurs d’émissaire du marquis de Villars et même de la cour d’Espagne puisque la reine Marie-Louise avait remis une lettre à celles qui la quittaient, eut la satisfaction de conduire lui-même ses protégées jusqu’aux appartements occupés par les Orléans dans la cour des Princes. Chose extraordinaire, et bien que les échos de la chasse royale voltigeassent sur les lointains de la forêt, Madame était au logis... et de fort méchante humeur. Cette cavalière émérite avait été deux jours plus tôt jetée à bas de sa monture par une branche basse, en avait récolté quelques contusions et surtout une douloureuse entorse ne lui permettant de se déplacer qu’avec des cannes ou, plus élégamment, avec une canne et l’assistance d’un bras secourable. C’est du moins ce que leur apprit la duchesse de Ventadour, dame d’honneur, qui traversait l’antichambre de Madame quand elles y arrivèrent. Avec une amabilité dont cette dame, fort haute d'habitude, n’était pas coutumière.

- C’est le Seigneur Dieu en personne qui vous envoie ! dit-elle. Vous apportez avec vous l’air de la lointaine Espagne, des nouvelles de la petite reine et cela va lui changer les idées.

Après quoi, elle donna l’ordre que l’on appelle Mlle de Theobon avant de disparaître dans les escaliers, montrant une hâte qui en disait long sur son soulagement. La belle Lydie la remplaça presque aussitôt :

- Mais quel bonheur ! s’écria-t-elle en les embrassant. Vous êtes tout juste ce dont Madame a besoin ! Venez vite !

-    Madame ou vous ? Plaisanta Cécile Elle et Theobon se connaissaient en effet depuis l'arrivée en France de la Palatine.

-    Les deux ! Ou plutôt Madame et son entourage ! Sa jambe la fait souffrir mais aussi son bras droit, ce qui la gêne pour écrire ! Vous pouvez imaginer ce que nous vivons !

L’instant suivant elle les introduisait dans la chambre princière en les poussant pratiquement devant elle et en clamant :

-    Voilà des nouvelles qui vont sûrement réjouir Madame ! Mlles de Neuville et de Fontenac nous arrivent d’Espagne !

En vérité, le spectacle qu’offrait Elisabeth-Charlotte était affligeant. Emballée plutôt que vêtue d’une ample robe d’intérieur en taffetas rose ouvrant sur une chemise de batiste à volants parsemés de miettes de gâteau, elle mangeait du pain d'épices à demi étendue sur un lit de repos placé devant une fenêtre ouverte sur le parc. Le cheveu en désordre, la mine lugubre, elle avait encore grossi durant les huit mois d'absence des deux filles. Ce qui n’avait rien d’étonnant si l’on considérait les assiettes, drageoirs et autres corbeilles contenant des pâtisseries, des sucreries et des fruits variés qui l’environnaient. Il y avait bien deux ou trois livres abandonnés sur le tapis où l’un d’eux gisait ouvert, mais la princesse n’y attachait visiblement qu’une importance des plus limitées.

Du fond de sa révérence, Charlotte vit un sourire soulever les joues rouges et le double menton de la princesse, qui enfourna d’un coup le reste du gâteau afin de libérer ses deux mains qu'elle tendit aux arrivantes :

-    Pienfenues, cheunes villes ! barrit-elle, retrouvant sous l’effet de la surprise l’accent allemand dont elle avait tant de peine à se débarrasser. Fenez ça gue che fous emprasse !

Avec respect les voyageuses s’agenouillèrent pour recevoir chacune un baiser légèrement collant et parfumé au miel après quoi Madame leur ordonna de s’asseoir, chassa les reliefs de sa collation et croisa ses mains sur son ventre :

-    Racontez... vite... à... bre... présent !

Mais elle eut à peine le temps de terminer sa phrase : la sonnerie des trompes de chasse éclatait aux abords immédiats du château. Mlle de Theobon se précipita :

-    Voilà le Roi qui rentre, Madame ! Comme Sa Majesté va sans doute venir prendre des nouvelles, peut-être vaudrait-il mieux remettre le récit à plus tard pour que les femmes de Madame puissent l’accommoder comme il sied. Pendant ce temps je conduirai nos voyageuses à leur logis et, ce soir, elles auront tout le loisir d’apprendre à Madame ce qu’elle veut savoir ?

-    Certes, certes ! Vous avez raison ! Et veillez à ce que personne ne leur pose de questions avant que je les aie entendues... et même à ce que personne ne les voie en dehors des domestiques.

-    Comme Madame voudra ! Je les emmène chez les filles d’honneur, n’est-ce pas ?

-    Pour ce soir oui et sans doute Mlle de Fontenac y restera-t-elle puisqu’elle en faisait partie au moment de son départ mais Mlle de Neuville était à ma belle-fille et il serait peut-être normal qu'elle rejoigne la petite Mademoiselle et ma fille ! Nous verrons cela ! Allez vite !

Et, dans une grande agitation, elle bouscula ses femmes pour les activer et mettre de l'ordre, ramasser les miettes, arranger sa coiffure et sa personne. A propos de coiffure, Charlotte s’intéressait à celle de Theobon. Surtout parce qu’elle en avait aperçu d'autres exemplaires sur les dames qu'elle avait croisées. Cela ressemblait à un éventail à moitié déployé planté droit sur la tête au milieu d'un entrelacs de rubans et de boucles de cheveux. C'était joli et la jeune fille ne retint pas longtemps sa curiosité :

-    C'est ravissant ce que vous portez là ! Mais qu'est-ce que c'est ?

-    Une « Fontange » ma chère ! Cela vous plaît ?

-    Beaucoup, mais pourquoi une « Fontange » ?

-    Cela coule de source : parce que notre jolie duchesse en a lancé la mode !

-    Duchesse ? Émit Cécile très surprise.

-    Eh oui, elle est duchesse, roule carrosse à huit chevaux, porte les plus beaux bijoux et les plus belles robes... inspire toutes les modes...

-    Parlez-nous d'abord de celle-ci. Comment en a-t-elle eu l'idée ?

-    Cela date de plusieurs mois. Un jour qu’elle chassait avec le Roi, le vent de la course a défait sa chevelure. Cela ne l'a pas émue : elle a alors rassemblé ses tresses en une sorte de bouquet au-dessus du front, l'a noué avec l'une de ses jarretières de ruban ornée de pierres précieuses et a continué la chasse. Elle était si jolie ainsi coiffée que le Roi lui en a fait compliment et que, dès le lendemain, presque toutes les dames de la Cour avaient adopté la « Fontange » dont elles varièrent les éléments. C'est, ainsi que vous le voyez, une simple armature de laiton tendue ici de taffetas rose mais que vous verrez couverte d’une foule d’autres tissus. On y ajoute des fleurs, des rubans bien sûr et des cheveux postiches la plupart du temps afin de ne pas compromettre l’ordonnance de la coiffure qui est en dessous. Vous allez devoir l’adopter car le succès ne fait que grandir[9]. Seules la Reine et Madame ont résisté jusqu’à présent mais cela ne saurait durer...

-    Ainsi notre ancienne compagne se trouve au faîte de sa gloire et continue de régner sans partage sur le cœur du Roi? demanda Cécile.

-    A vrai dire... plus vraiment : elle a eu un enfant au début de l’année et ses couches se sont mal passées. L’enfant est mort. Quant à cette pauvre fille, elle était affligée d’une perte de sang fort gênante dont elle est allée demander guérison à l'abbaye de Maubuisson où un certain prieur de Cabrières lui a prodigué des soins. Elle en est revenue il y a peu et elle va nettement mieux.

-    Le Roi doit en être charmé ?

-    Sans doute. Il a montré beaucoup de joie et d’attendrissement : la belle Angélique n'avait-elle pas été blessée à son service ? Mais il faut admettre qu’il prenait son mal en patience. Mme de Montespan l’attirait de nouveau et l’on put croire que l’ancienne passion renaissait mais...

-    Si « mais » il y a, observa Charlotte, il devrait évoquer une autre personne ?

-    Eh oui ! Il y a la bête noire de Madame, cette marquise de Maintenon dont l’influence sur le Roi ne cesse, à l’évidence, de grandir. Le Roi lui consacre chaque jour un peu plus de temps. Il s’enferme avec elle et ceux qui ont de bonnes oreilles les entendent rire parfois. Il est vrai qu’elle sait l’art de la conversation puisque, dans sa jeunesse, elle a fréquenté les salons du Marais, les Précieuses, et qu’autour du difforme Scarron, son défunt mari, se rencontraient les plus beaux esprits de Paris. Cela lui sert.

-    Pourtant j’ai entendu vanter l’esprit de Mme de Montespan et l’éclat de sa conversation ?

-    Certes, tout cela est fort brillant... Mais parfois cruel et ses flèches n’épargnent personne. Pas même le Roi.

-    Le Roi ? Elle oserait ?

-    Tout ! Il faut comprendre. La belle Athénaïs est une fort grande dame. Les Rochechouart-Mortemart, sa famille, appartiennent à la plus haute noblesse du royaume, la plus ancienne aussi, celle qui élisait le souverain[10]. Si la Reine venait à disparaître, le Roi pourrait l’épouser sans déchoir. En admettant que son époux, le marquis de Montespan, ait le bon esprit de passer de vie à trépas. Ce n’est pas le cas de la Maintenon qui a dû creuser son chemin dans l’ombre. Devenue veuve, elle entra au service de Montespan, dont elle éleva discrètement les bâtards royaux dans une modeste maison de Vaugirard. Le Roi y venait voir ses enfants et, à cette époque, il trouvait leur éducatrice fort ennuyeuse, un peu trop pédagogue, mais il aimait sa progéniture. En particulier le petit duc du Maine, qu’il appelait « mon mignon » mais qui était de santé fragile et boitait bas. Mme Scarron lui a montré une tendresse de mère, l’a soigné particulièrement et même l’a emmené par deux fois à Barèges pour lui faire suivre une cure thermale qui lui a fait le plus grand bien. Les terres de Maintenon et le titre de marquise ont couronné cette réussite puis les enfants et leur gouvernante étant venus vivre à Saint-Germain, les entretiens entre elle et le père se sont faits plus longs, plus intimes aussi. En fin de compte, Sa Majesté aurait remarqué que la dame n’est pas laide, même si elle a passé fleur.