-    Buvez, Mademoiselle ! Cela vous fera du bien !

Elle ouvrit alors les yeux, le regarda mais repoussa le cordial offert :

-    Non, merci ! Cela pourrait m’étourdir et je tiens à garder les idées claires.

Le mot évoquait trop le prénom de la disparue pour passer sans dommages. Des larmes coulèrent de nouveau mais la voix de Charlotte ne tremblait pas en demandant :

-    Avez-vous retrouvé les coupables ? Car je suppose qu’ils étaient plusieurs ?

-    Sans nul doute, mais jusqu'à présent nous n’avons aucune piste. Etant donné la présence constante de la Cour à Saint-Germain et le nombre des chasses, la forêt est la plus surveillée de France mais on n'a pas pu relever de traces ni obtenir de renseignements auprès des forestiers. Il y avait naturellement les marques de piétinements des chevaux autour du carrosse abandonné mais elles partaient ensuite dans toutes les directions pour finir par disparaître. C’est comme si ces malandrins, leur forfait accompli, s’étaient dispersés avant de se dissoudre dans la nature. Pour plus de crédibilité on a volé les bijoux et ce qui avait de la valeur, mais... j’ai eu l’impression d’une mise en scène de théâtre et je suis persuadé que les assassins sont à l’abri parmi la domesticité d’une respectable demeure de Saint-Germain ou de Paris.

-    Auriez-vous des soupçons ?

-    Oui, hélas. Mais je n’ai pas de preuves et pas de moyen d’en obtenir... à moins d’un coup de chance !

Presque brutalement Charlotte demanda :

-    Penseriez-vous... à ma mère ? Elle la haïssait bien parce que ma tante était persuadée qu’elle avait empoisonné mon père.

-    Elle m’en avait parlé mais son nom n’a pas encore été prononcé par cette pléthore de misérables sorciers, devineresses, prêtres sacrilèges qui encombrent les geôles de Vincennes et de la Bastille et qui, depuis la mort de la Voisin, sont ardents à dénoncer leurs clients. Des clients singulièrement huppés...

-    La Voisin est morte ?

-    Elle est montée sur le bûcher le 22 février dernier. Mais vous la connaissiez ?

-    Elle n’en a pas eu le temps, intervint Alban. Quand Mlle de Fontenac est venue rue Beauregard consulter la devineresse, elle n’a rencontré que moi qui ne présentais aucun intérêt. Je me suis borné à lui indiquer son avenir immédiat qui était de rentrer au plus vite au Palais-Royal sans plus se vanter de son expédition...

L’ironie du policier détendit un peu l’atmosphère. Charlotte renifla ses dernières larmes, essuya ses yeux et demanda :

-    Que dois-je faire à présent ? Mme de Brécourt me défendait contre l’acharnement de ma mère à me vouloir religieuse. Maintenant qu’elle n’est plus, je suppose que celle-ci va exiger de reprendre ses droits sur moi !

-    Elle ne saurait le faire sans offenser Madame à qui vous étiez avant de suivre la reine d’Espagne. C’est donc auprès d’elle que vous devez vous rendre sans plus tarder.

-    C’était mon intention ainsi que celle de Mlle de Neuville, ma compagne devenue mon amie, mais on nous a fermé les portes du Palais-Royal.

-    C’était normal puisque la Cour réside actuellement à Fontainebleau. Demain vous vous y rendrez donc en oubliant l’entretien que nous venons d’avoir.

-    Dois-je faire comme si j’ignorais le drame que vous venez de m'apprendre ?

-    Absolument. Même s’il arrivait que le Roi en personne vous pose des questions, vous n’en direz rien. Cela me donnera davantage de facilité pour vous protéger... Delalande vous suivra discrètement et vous fera savoir comment l’atteindre en cas de nécessité. Je ne vous cache pas que j’aurais de beaucoup préféré vous envoyer à Saint-Cloud ou à Villers-Cotterêts. La Cour, sur laquelle s’étend de plus en plus le nuage nauséabond de l’affaire des Poisons, est loin d’être ce qu’elle était encore l’an dernier quand vous l’avez quittée. On s’y observe, on s’y épie. Quatre dames se disputent le cœur du Roi et chacune à ses fidèles - on pourrait presque dire ses clients comme dans la Rome antique ! - et toutes - hormis la Reine, leur perpétuelle et trop douce victime ! - sont dangereuses. Enfin il y a un détail que vous devez savoir. Ne vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez à quelqu’un dont le souvenir perdure ?

-    Nnnn... On ! J’ai cru deviner quelque chose de semblable quand, à plusieurs reprises, on m’a demandé si j’étais née en pays de Loire ou si j’y avais des attaches, mais c’est tout !

-    Qui vous l’a demandé ?

-    Monsieur d’abord, au soir de mon arrivée, puis plus tard Mme de Montespan que cela semblait amuser. Mais je n’ai jamais su...

-    Ne cherchez pas : je vais vous le dire. Avez-vous entendu évoquer à la Cour la duchesse de La Vallière entrée au Carmel il y a maintenant six ans ?

-    Je ne crois pas me le rappeler.

-    Eh bien sachez que vous lui ressemblez suffisamment pour éveiller des émotions. Sauf, ajouta-t-il avec un sourire, que vous êtes plus belle, je dirais même plus éclatante, bien moins timide et que vos deux jambes semblent de même longueur. Sachez encore que le Roi l’a beaucoup aimée avant de s'éprendre passionnément de Mme de Montespan. J'ignore si cette ressemblance vous sera utile ou néfaste, mais je préfère que vous soyez prévenue. A présent, Alban va vous ramener à votre auberge. Auparavant je vous prie de lui pardonner de vous avoir enlevée sans plus de façons mais il sait le souci que j’ai de vous... en mémoire de Mme de Brécourt. Je... l’admirais respectueusement.

L’ombre d’une émotion passa sur le visage du policier, légère et fugitive comme une risée sur l’eau calme d’un lac. Rendue à son chagrin, Charlotte s'interrogea cependant sur le degré d'intensité de cette admiration. Se pouvait-il qu’il l’eût aimée ? Ce qui n’aurait rien d’étonnant. Il suffisait de se remémorer les traits lumineux et fiers, les beaux yeux tendres de Claire, de ce qu’elle avait été et ne serait plus...

Tandis qu’appuyée au dos de son cavalier, Charlotte refaisait en sens inverse le chemin parcouru, elle ne put retenir de nouvelles larmes. Elle pleurait encore lorsque arrivés à destination, il mit pied à terre puis l’enleva entre ses deux mains comme si elle n’avait rien pesé. Mais, une fois à terre, ce fut instinctivement qu’elle vint dans ses bras comme un petit bateau malmené par la tempête et qui trouve son port. D'abord surpris, Alban resserra doucement son étreinte puis plus fort. Charlotte eut alors un soupir heureux. C'est vrai qu'elle se sentait tout à coup merveilleusement bien contre cette poitrine d’homme solide dont elle pouvait entendre battre le cœur. Elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable. Elle souhaita même mourir à cet instant pour qu'il ne prenne jamais fin...

Ils restèrent immobiles un moment dont ils n’eurent pas conscience, seuls dans cette rue obscure, au bord de cet amour qu'ils ne voyaient pas venir et qui, peut-être, de retour à la réalité, leur donnerait le vertige. Tendrement, Alban releva vers lui le visage de la jeune fille et posa ses lèvres sur les siennes. Elles avaient le goût des larmes mais elles étaient fraîches et fondantes comme une pêche mûre et elles s'entrouvrirent sous son baiser qui se fit plus ardent.

Ce fut lui qui se reprit le premier. Charlotte, elle, était partie pour le Paradis et ne voyait aucune raison d'en redescendre. Quand il s’écarta d’elle, il la sentit s'amollir. Du fond de son ravissement elle aurait aussi bien pu se laisser glisser sur le sol, mais il la maintint fermement par les coudes:

-    Pardonnez-moi ! murmura-t-il. Je n'avais pas le droit de faire cela !

Elle revint à une conscience nette mais, dans l'obscurité du porche qui les abritait, ses yeux se mirent à briller comme des étoiles :

-    Pourquoi ?... Cela signifie-t-il que vous m'aimez ?

-    Ne dites pas de sottises ! Je n'en ai pas le droit.

-    Pourquoi ?

-    Parce que vous êtes de grande famille et moi un homme sans naissance...

-    Quelle folie est-ce là ? Vous êtes bien vivant, il me semble, donc vous êtes « né ». C’est je crois la seule façon de venir au monde et elle est la même pour n'importe qui. Pour le Roi comme pour le balayeur !

-    Il ne faut pas dire ces choses-là, vous vous feriez jeter en prison !

-    Ce n’est qu'une simple logique. Embrassez-moi encore !

-    Je viens de vous dire que je n’en avais pas le droit...

-    Oh ne recommencez pas ! J’aime que vous m’embrassiez !

-    Vous êtes insupportable !

Mais il la reprit dans ses bras et cette fois elle glissa les siens autour de son cou pour mieux se serrer contre lui et l’enchantement reprit et dura... jusqu’à ce qu’un signal d’alarme s’allume dans l’esprit d’Alban... Charlotte devait être de ces femmes rares pour qui l’amour est un tout allant du simple battement de cœur au don total de soi. Il s’arracha avec l’impression douloureuse de s’amputer lui-même.

-    Rentrez vite maintenant ! Vos amis doivent être dans la dernière inquiétude !

-    Cela a-t-il de l’importance ? Dites-moi encore que vous m’aimez !

-    Non ! Vous possédez l’inquiétant pouvoir de me faire perdre la tête ! Il se trouve que j’en ai grand besoin, de ma tête!

-    Alors, c’est moi qui le dirais : je vous aime... je vous aime... je vous aime !

-    Mon Dieu ! Qu’ai-je fait ?

Sans ménagements, cette fois, il l’obligea à rentrer dans l'auberge à peu près vide à cette heure où, à une table près de l’âtre, le conseiller Isidore jouait aux dés avec le patron.

- Je vous la ramène ! clama-t-il du seuil. Trouvez-lui de quoi manger ! Elle doit mourir de faim...

Puis il s’enfuit, sauta à cheval, piqua des deux et s’enfonça au galop dans le Paris nocturne qu’il connaissait si bien et qui, cependant, ne lui était jamais apparu si beau !