-    Mademoiselle de Fontenac ? fit-il sans chercher à dissimuler sa surprise. Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Espagne ?

Ce fut le tour de Charlotte d’être étonnée - assez agréablement d’ailleurs car il lui arrivait de consacrer à cet homme une pensée un rien nostalgique et qu'elle ne s’expliquait pas ! Mais qui l'agaçait !

-    Monsieur Delalande ? Est-ce chez vous un parti pris de sauter à brûle-pourpoint sur les gens ?

-    Je préférerais, soyez-en persuadée, agir autrement, mais, dans le métier que j’exerce, il n’y a pas de place pour les préambules, prologues et autres civilités. Votre présence à Paris, et surtout dans cette auberge, m’a surpris. Vous ne devriez pas être là, Mademoiselle !

-    Et où, selon vous, devrais-je être ?

-    Venez avec moi. C’est à M. de La Reynie qu’il revient de vous l’expliquer. Croyez-moi navré d’interrompre votre souper...

L’ex-conseiller mit alors son grain de sel :

-    Un instant, jeune homme ! Je ne sais pas qui vous êtes, mon cher Monsieur...

-    Alban Delalande, l’un des assistants de M. le lieutenant général de Police.

-    Et moi, j’ai nom Isidore Sainfoin du Bouloy, conseiller à l’ambassade de France à Madrid, et j’ai reçu mission de Son Excellence M. le marquis de Villars de ramener ces deux jeunes filles en France et de les remettre à Madame, duchesse d’Orléans, au service de qui elles étaient avant de suivre à Madrid la nouvelle reine d’Espagne.

Il avait débité ce petit discours d’un air important qui fit sourire le policier mais n’effaça pas complètement le pli soucieux de son front :

-    Leurs Altesses n’étant pas à Paris, je suppose que vous les emmènerez dès demain à Fontainebleau ?

-    C’est en effet mon intention. Aussi...

-    ... Rien ne s’oppose, en attendant, à ce que je conduise sur l’heure Mlle de Fontenac auprès de mon chef. L’hôtel de Police étant proche, elle ne sera pas absente une éternité. Je vous la ramènerai ensuite...

-    Permettez-lui au moins de souper !... Nous arrivons d’Espagne. C’est longue route et comme nous elle est lasse et elle a faim...

-    Laissez, Monsieur du Bouloy ! Intervint Charlotte. Je sais que je peux accorder entière confiance à M. Delalande. Et je n’ai pas tellement faim... Soupez sans moi, je mangerai en rentrant.

-    Ma chère enfant...

-    Non. Je vous en prie ! Il faut que je le suive !

Delalande la guida à travers la salle jusqu’à la cour de l’auberge où son cheval était à l’attache. Là, il s’enleva en selle et lui tendit la main pour qu'elle le rejoigne. Une fois en croupe, elle émit d’une voix pointue en glissant sa main sous le ceinturon de cuir :

-    Je suppose que vous n'avez pas l’intention de prendre le galop dans ces rues ?

-    Ce n’est pas impossible. Il se fait tard alors tenez-moi mieux !

Obéissante soudain, elle passa ses bras autour de lui avec un soupir qui se voulait excédé. En fait, elle dut lutter contre l’envie d’appuyer sa tête contre l’épaule solide en s'abandonnant complètement comme elle l’avait fait dans la nuit de Saint-Germain simplement parce qu'elle avait peur et qu’elle était exténuée. Ce soir c’était différent : l’impression étrange de retrouver une place à elle destinée de tous temps. Elle pouvait sentir la chaleur, la légère odeur de savon et de cuir qui émanait du cavalier.

-    Vous êtes bien ? demanda-t-il.

-    Hm, hm...

-    Serrez-moi mieux !

Elle ne résista plus, l’étreignit jusqu’à ce que sa joue repose contre le drap de sa veste et l’on partit... beaucoup plus lentement qu’elle ne s’y attendait...

En raison du mauvais temps, les rues se vidaient au contraire de ce qui eût été s’il avait fait beau, car c’était l’heure où l’on voisinait volontiers en échangeant des nouvelles du quartier... Ce soir il n’y avait guère de monde. Bien qu’il ne fît pas encore tout à fait nuit, les gens rentraient chez eux hâtivement, le dos rond sous une pluie qui n’avait pas cessé depuis longtemps. La distance étant courte entre la rue du Temple et le Grand Châtelet où le lieutenant général de Police avait ses bureaux, un petit galop eût amené cheval et cavaliers en quelques minutes. Pourtant il n’en fut rien. En dépit de ce qu’il avait annoncé, Delalande ne paraissait plus si pressé. De son côté, Charlotte engourdie dans une espèce de béatitude toute nouvelle souhaitait seulement que cela dure le plus longtemps possible. En résumé on mit une grosse demi-heure à gagner la vieille bâtisse médiévale des bords de Seine où Nicolas de La Reynie restait souvent fort tard le soir.

Remorquée par son guide, Charlotte, à peine descendue de son nuage, se retrouva en face du magistrat... et ledit nuage s'envola.

Elle le connaissait bien peu, n'ayant fait que l’apercevoir à travers une fenêtre de Prunoy lorsqu'il y était venu. Là, elle le retrouvait assis à une table encombrée de papiers et de dossiers au centre d’une salle austère dont les armoires et autres meubles de facture récente ne parvenaient pas à effacer l’aspect moyenâgeux. Les rudes murs de pierre dont un seul se réchauffait d’une « verdure » à décor forestier dont la couleur rejoignait celle de l’habit du lieutenant de police n’avaient rien d’aimable.

La Reynie achevait de lire une lettre à la lumière du grand chandelier où coulaient les chandelles quand, sans se faire annoncer, Delalande entra en lançant :

- Monsieur, je vous amène Mlle de Fontenac fraîchement arrivée d’Espagne et que j’ai trouvée à l’Aigle d’or où elle s’apprêtait à passer la nuit avec une compagne et un vieux fonctionnaire d’ambassade.

La lettre retomba sur le bureau et La Reynie se leva pour venir à la rencontre de sa visiteuse involontaire dont il prit la main pour la conduire près de la cheminée d’angle dans laquelle quelques bûches s’efforçaient de lutter contre l’humidité ambiante :

-    Venez-vous asseoir, Mademoiselle, et pardonnez-moi un accueil bien peu convenable pour une jeune fille, mais, je l’avoue, je ne pensais pas que vous rentreriez si tôt. Aurait-on renvoyé toutes les dames françaises de la reine Marie-Louise ?

-    Non, Monsieur. Seulement Mlle de Neuville, qui est une compagne d’enfance de la Reine, et moi-même. Nous avons été confiées pour le voyage à M. Sainfoin du Bouloy, un conseiller du marquis de Villars, et cela malgré les efforts de Sa Majesté pour nous garder. Ni Mlle de Neuville ni moi n’avons réellement compris pourquoi nous repartions...

-    C'est bizarre, en effet ! Auriez-vous fait quelque chose... accompli une tâche particulière que vous aurait confiée la Reine ?

Charlotte se sentit rougir et détourna les yeux. L’aide que Cécile et elle avaient voulu apporter à leur princesse devait rester secrète et elle ne savait trop ce qu’il convenait de répondre. Pour se donner le temps de réfléchir, elle dit :

-    On s’est contenté de nous signifier que l’ordre venait de Sa Majesté le roi Louis XIV.

-    Le Roi ? Lui-même ?

-    C’est étrange, n’est-ce pas, étant donné l’absence d’importance de simples filles d’honneur ? Mais, comme ce rappel coïncide avec certaines améliorations dans le sort de Sa Majesté, je ne pense pas qu’il y ait là un sujet de crainte.

-    Quelles améliorations ?

-    D’abord le remplacement de la duchesse de Terranova, l'insupportable Camarera mayor, par la duchesse d’Albuquerque, puis le changement de résidence. L'Alcazar dégage autant de gaieté que... que votre Châtelet.

-    Pensez-vous être à l’origine de ce changement ?

Le regard perçant de La Reynie pouvait être lourd à soutenir surtout pour une fille de seize ans, mais il avait un sourire rassurant, aussi Charlotte décida-t-elle de lui faire confiance et lui relata l’histoire des lettres portées par Saint Chamant. Le récit était bref mais permit au front du lieutenant général de Police de se charger de rides :

-    Et vous croyez que le Roi vous a fait revenir pour vous exprimer sa satisfaction ?

-    J’avoue que j’ose l’espérer.

-    Alors n’espérez pas trop ! Comme celles de Dieu Lui-même, les voies de Sa Majesté sont impénétrables mais je m’informerai... Cela dit, si Delalande vous a amenée à moi toutes affaires cessantes c’est pour que vous n’appreniez pas sans ménagements le deuil qui vous frappe !

-    Un deuil ? Moi ? Mais... à l’exception de ma mère...

-    Ce n’est pas votre mère.

Il n’ajouta pas « hélas ! », mais il le pensait, Charlotte le sentit et sa gorge se serra. La voyant pâlir, La Reynie tira un tabouret près du siège de la jeune fille, s’y assit, se pencha vers elle et lui prit la main. La sentant trembler, il l’enferma dans les siennes :

-    Il va vous falloir faire preuve de courage, dit-il doucement, ce dont je sais que vous ne manquez pas. Aussi ne vais-je pas prendre de détours : Mme la comtesse de Brécourt, votre tante, est morte il y a quinze jours. Assassinée !

-    Assa... ! Oh, mon Dieu ! Vous en êtes certain ? C’est... C’est abominable !

-    Il n'y a aucun doute hélas ! Tout tend à laisser croire qu’elle a été victime de malandrins mais je n’y crois guère en dépit du mal que l’on s’est donné. Son corps a été retrouvé en forêt de Saint-Germain, près des Loges. Elle a été égorgée ainsi que son cocher et ses laquais. Les chevaux, eux, avaient disparu...

Gonflés de larmes depuis un instant les yeux de Charlotte en se fermant sous la douleur les laissèrent couler. On craignit qu'elle ne perde connaissance tant son visage était devenu livide. La Reynie frictionna entre les siennes sa main qui se glaçait et indiqua de la tête à Delalande une petite armoire dont le jeune homme savait ce qu’elle contenait. Il en tira un flacon d’eau-de-vie, un godet qu’il remplit et vint lui porter.