Enfin on franchit la Bidassoa qui servait de frontière aux deux royaumes en Pays basque et à peine y fut-on qu’un véritable déluge s’abattit sur les voyageurs. Non seulement le soleil avait disparu, mais des nuages noirs et menaçants s’amoncelaient sur le nord. Sainfoin du Bouloy ordonna alors d’arrêter et, à la stupeur de ses compagnes, sauta lestement à bas de la voiture, jeta son chapeau à terre, se mit à genoux et après avoir marmotté une courte prière entama les bras et la figure levés vers le ciel un genre de bourrée auvergnate qui traduisait une allégresse parfaitement inattendue chez lui. Enfin, il remonta et comme les filles se serraient chacune contre son coin de carrosse pour éviter son contact, il prit place sur le devant du véhicule et leur sourit :
- Quinze ans ! Exhala-t-il. Quinze ans dans ce fichu pays à attendre l’hiver en espérant la neige ! Le soleil ! Toujours le soleil ! Et moi j’exècre le soleil ! Et aussi la chaleur !
- Ah oui ? Et c'est parce que vous exécrez la chaleur que vous nous avez contraintes à voyager serrées comme harengs en caque ?
- J’avais une réputation à soutenir, Mademoiselle de Fontenac ! Celle d’un homme austère, tout en dévotion, ne cessant de rechercher de nouvelles mortifications et de faire étalage d’un profond dédain pour les dames. C’est cela qui m’a permis de rester aussi longtemps en place !
- Pourquoi n’avoir pas demandé votre retour plus tôt ? S’étonna Cécile.
- Pour plusieurs raisons dont la première est que j’étais un cadet impécunieux qui avait besoin de ce poste pour vivre et qu’il me fallait absolument demeurer dans ce pays où à peu près tout le monde nous déteste et où l’Inquisition nous surveille de près. Vous avez vu, il y a peu, l’une de ses distractions favorites ?
- Vous n’aviez tout de même rien à redouter de tel ? On a brûlé surtout des Juifs espagnols. Ce que vous n’êtes pas ?
- Ma chère, vous ne pouvez imaginer de quoi le Saint-Office et ses séides sont capables. Rien de plus facile pour eux de glisser ici ou là un étranger suspect dans la masse. Une fois bâillonné et affublé du sanbenito, il devient impossible de se faire entendre et d’échapper au supplice. Je sais des exemples, croyez-moi.
- Fallait-il vraiment en faire tant ? fit Charlotte.
- Avec eux on n’en fait jamais assez ! Ma « grande piété » m’a permis d’approcher des couvents de moines, et aussi des personnages de plus d’importance grâce auxquels j’ai pu rendre quelques services. Maintenant c’est fini, terminé et, je l'espère, bientôt oublié ! Mon frère aîné dont je suis l'héritier vient de mourir. C’était à mon exemple un vieux garçon, avare de surcroît, et je vais récolter les fruits de sa ladrerie, en l’espèce une jolie maison et le magot qu’il a dû cacher quelque part à la cave ou dans un mur !
- Vos sentiments fraternels n’ont pas l’air fort développés.
Isidore Sainfoin haussa ses maigres épaules qui semblaient déjà moins voûtées :
- Pourquoi voulez-vous que je rende ce que l’on ne m'a jamais donné ? Je ferai dire des messes pour le repos de son âme à présent que je vais être riche !
- Mais comment en êtes-vous si sûr ? demanda Cécile.
- Vous connaissez un conseiller au Parlement dans la misère, vous ? Moi, non !
A Saint-Jean-de-Luz, où l'on changea la voiture espagnole pour une chaise de poste française, l'échappé des bureaux de Madrid changea aussi de vêture. Au matin du départ, les deux jeunes filles le virent apparaître débarrassé de ses nippes noires et de sa fraise qu’il avait remplacées par un ensemble de petit drap gris avec chemise à rabat et discret jabot de fine toile blanche et si la longueur ou l’absence de ses cheveux n’avaient subi aucune modification, c'était un chapeau de beau feutre gris ponctué d’une coquine plume rouge qui les abritait. Des gants et des souliers à boucle d’argent complétaient l’ensemble dont elles lui firent compliment bien sincère. Et si elles supputèrent que les fonds remis par l’ambassadeur pour le voyage avaient payé cette magnificence, elles se gardèrent de le déplorer : Isidore s’était mué en le plus amusant et le plus attentionné des compagnons de voyage.
La remontée de la France jusqu’à Paris sous une pluie têtue aurait pu être un véritable calvaire, elle fut presque une partie de plaisir. On allait à petites étapes afin de ne fatiguer ni gens ni chevaux ; on s’arrêtait dans les meilleures auberges et on prenait le temps d’admirer au passage les églises, châteaux et autres monuments présentant quelque intérêt. Pour leur commodité, Isidore déclarait les jeunes filles comme ses nièces, évitant ainsi nombre de curiosités intempestives. En outre, il se montrait aussi savant que cultivé : récitant des poèmes, racontant des histoires, entamant parfois une chanson d’une voix de fausset amusante. Bref, le plus agréable des compagnons. C’était comme s’il essayait de rattraper en quelques jours les quinze années de pénitence vécues sous la protection relative du drapeau fleurdelisé planté sur son ambassade.
Enfin on fut à Paris en fin d’après-midi d’un des premiers jours de juin. Le soleil, reparu depuis la veille, brillait sans trop chauffer les toits d’ardoise, les girouettes et les flèches des églises fraîchement lavés. La boue, elle, n’était pas encore sèche mais il était possible de descendre de voiture sans s’y enfoncer jusqu’aux chevilles.
- J’ai ordre de vous déposer au Palais-Royal, déclara alors le nouveau Sainfoin du Bouloy. Vous étiez au service de Madame quand vous avez été invitées à suivre la nouvelle reine d’Espagne, il est donc naturel que je vous remette à elle ! Ce sont d’ailleurs les instructions de M. le marquis de Villars.
On fut à destination aux environs de six heures mais là une mauvaise surprise attendait les voyageuses : Monsieur, Madame et leur entourage étaient à Fontainebleau et le palais était fermé sauf pour les rares privilégiés qui y possédaient un appartement.
- Nous sommes filles d’honneur de Madame, protesta Cécile. Voici Mlle de Fontenac et moi je suis Mlle de Neuville... Laissez-nous au moins entrer chez nous !
- Chez vous, chez vous, c’est vite dit, objecta le Suisse de garde. Et rien ne prouve que ce soit la vérité ! Alors, un bon conseil : ou bien vous partez pour Fontainebleau rejoindre Madame, ou bien vous rentrez chez vous, ou bien vous allez à l’auberge attendre que la Cour revienne ! Moi je ne sors pas de là !
On n’en put rien tirer de plus et l’on remonta en voiture afin de s’y concerter plus commodément qu'au milieu de la rue:
- Je n'ai pas de chez moi à Paris, gémit Cécile. Le seul que je me connaisse - encore est-ce chez mon frère - est notre château familial en pays de Caux. C'est plus loin que Fontainebleau et je suis trop fatiguée pour y aller ce soir. Et vous Charlotte ?
Celle-ci haussa les épaules :
- Vous savez à quoi vous en tenir en ce qui me concerne mais ma tante de Brécourt possède un hôtel rue de la Culture-Sainte-Catherine. Même si elle n'y est pas, je sais que je peux toujours m'y réfugier et vous aussi car la maison est vaste. Voulez-vous que nous y allions ? A moins, ajouta-t-elle avec un sourire, que notre ami, M. Sainfoin du Bouloy, ne nous accueille dans son nouveau domaine ?
- Ce serait avec joie, fit Isidore, mais je dois d'abord passer chez le notaire et il commence à se faire tard ! Ecoutez, mes petites demoiselles ! Voici ce que je vous propose. Pour ce soir, nous cherchons une bonne auberge, nous y passons la nuit et demain, je vous emmène à Fontainebleau puis je reviens à mes affaires. Qu'en pensez-vous ?
- Enormément de bien, dit Charlotte. Mais d'auberge, moi, je n'en connais point.
- Et moi je n'en connais plus !
Mais, se penchant à la portière, Sainfoin interpella le cocher :
- Où remisez-vous à Paris, mon brave ?
- A l'auberge de l'Aigle d'or, rue du Temple.
- Eh bien voilà ! Nous y allons ! Et demain vous serez à pied d'œuvre pour vous procurer un véhicule qui vous conduira à Fontainebleau !
Les deux filles se regardèrent. Charlotte aurait préféré l’hôtel de Brécourt mais après tout la belle saison étant là il pouvait être fermé. Et puis elle se sentait vraiment éreintée. Un bon lit était tout ce qu’elle demandait même s’il fallait se passer de souper. Visiblement Cécile était dans les mêmes dispositions. On accepta et Isidore se rassit.
Tête de pont des voitures publiques que l’on commençait à appeler diligences desservant le Sud de la France, l’Aigle d’or jouissait depuis longtemps d’une bonne réputation pour sa propreté - on était certain de ne pas y partager son lit avec des punaises et autres locataires indésirables ! - et pour une cuisine simple mais toujours savoureuse faite à partir de produits frais. Ce qui n’était pas tellement fréquent !
Le mauvais temps décourageant les envies de courir les grands chemins, les voyageurs y obtinrent sans peine deux chambres où l’on put faire un brin de toilette avant de descendre dans la salle commune pour s'y restaurer. Les odeurs des poulets rôtissant à la broche en compagnie d’une grosse marmite dont le couvercle se soulevait de temps en temps leur étant apparues fort sympathiques, l'ex-conseiller d’ambassade commanda du vin de Sancerre après s’être assuré qu’il y en avait - Un vieux souvenir de sa jeunesse - et l’on prit place à la vaste table où étaient installés un mercier de Tours et deux bas officiers aux gardes françaises venus plus pour faire bombance que pour y attendre un éventuel départ... Ils ne remarquèrent pas deux personnages - dont l'un était l’aubergiste - qui causaient près d’une fenêtre donnant sur l’arrière. Ils venaient juste de goûter le vin frais apporté par une servante quand l'interlocuteur de l’aubergiste tressaillit, le planta là et s’approcha de nos voyageurs en ôtant son chapeau:
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