-    Je sais que vous détestez les larmes, Sire, renifla Madame, mais ce sont les effets de l’émotion. Cette petite reine je l'aime comme si elle était ma jeune sœur. Nous avons si souvent ri ensemble et la savoir quasi prisonnière d'un vieux palais et de gens détestables me rend malade. Comment le supporter quand on a vécu son enfance ici dans les demeures du Roi-Soleil ? Soupira Madame qui savait son beau-frère sensible à la flatterie.

De fait, elle obtint un beau sourire :

-    Soyez certaine que je garderai un œil sur Madrid. Je confesse que j’ai beaucoup demandé à cette enfant mais vous devez comprendre de votre côté qu’elle m’est une pièce trop précieuse sur l’échiquier européen pour la laisser se perdre. A propos, qui donc vous a porté ces lettres ?

-    Le comte de Saint Chamant qui faisait partie de l’escorte après le mariage.

-    Et il était encore là-bas ?

Forte de son innocence, Madame s'autorisa un sourire indulgent :

-    Je crois qu'il a peine à s'éloigner de notre reine qu'il connaît depuis l'enfance.

Le royal sourcil se fronça :

-    Un amoureux ? Je n'aime pas beaucoup cela mais je lui parlerai. Qu'il ne s'avise seulement pas de repartir sans que je l’aie vu. Vous aurait-il confié par quel truchement les lettres lui ont été remises ? Cela n'a pas dû être aisé si elle est surveillée d'aussi près que l'on me dit ?

-    En arrivant au Palais-Royal il était à peu près mort de fatigue. J'avoue ne pas l'avoir questionné. Je me suis contentée de l'envoyer dormir...

-    Oh, c’est sans importance ! Nous verrons plus tard... Avez-vous mis Monsieur au courant de ces nouvelles ?

-    Je ne l’ai pas vu depuis deux jours. Il est à Saint-Cloud où M. Mignard a demandé sa présence pour je ne sais quel changement de décoration !

-    Dans ce cas ne lui dites rien. Je lui en parlerai plus tard ! Evitons-lui une peine inutile...

Madame sortit là-dessus, plutôt satisfaite d'abord de ce qu’elle avait entendu, mais, à mesure qu’elle s’éloignait du cabinet royal, la magie se dissipait. Elle n’était pas innocente au point d’ignorer le pouvoir que Louis exerçait sur elle et cela depuis le jour de son arrivée plusieurs années plus tôt. En le voyant, elle avait escompté que Monsieur lui ressemblerait et la déception avait été sévère, mais elle avait fini par s’en accommoder. A présent, elle avait appris à connaître Louis et n’était pas très sûre que l’on puisse accorder une confiance absolue à ses promesses. C’est pour cette raison qu’au moment de l’entretien, elle avait gardé pour elle les noms de ses anciennes filles d’honneur. Une sorte d’instinct s’était alarmé en elle quand il avait bien fallu livrer le nom de Saint Chamant et que s’était froncé le sourcil du Roi. Elle ne pouvait qu’espérer que le pauvre garçon n’aurait pas à pâtir de son dévouement... et d’ailleurs, au lieu de passer la nuit à Saint-Germain comme elle le pensait en arrivant, elle choisit de rentrer au Palais-Royal afin d’être présente quand le messager se réveillerait et de le mettre en garde avant l’audience que lui accorderait le Roi... Cela ne faisait jamais que trois heures de route en plus. En conséquence de quoi, elle gagna son appartement, - récupéra Theobon déjà occupée à l’installation, reprit son carrosse et rentra à Paris...

CHAPITRE V

OÙ CHARLOTTE FAIT UNE DÉCOUVERTE…

Un mois plus tard, la redoutable duchesse de Terranova cédait la place à l’aimable duchesse d’Albuquerque, le couple royal quittait l’Alcazar pour le charmant château de Buen Retiro à l’est de Madrid en attendant de gagner le palais d’Aranjuez et ses magnifiques jardins où l’on faisait des travaux, mais le marquis de Villars était chargé de rapatrier en France Mlles de Neuville et de Fontenac...

Désolée d’une décision qui la privait de ses deux compagnes préférées, la Reine voulut savoir le pourquoi de ce rappel particulier, mais se heurta, chez l’ambassadeur, à cette explication qui n’en avait jamais été une mais devant laquelle tout devait plier : « Ordre du Roi ! »

- Pourquoi elles ? Insista Marie-Louise. Ce sont deux jeunes filles de seize et dix-sept ans et mon oncle ne les connaît certainement pas. Certes, depuis mon arrivée dans ce pays-ci, je m’attends à ce que l’on me retire mes suivantes françaises l’une après l’autre ou toutes ensembles ainsi que l’on en use pour les princesses mariées à des souverains étrangers et d’ailleurs, Mme de Terranova me l’avait fait savoir au lendemain de mon arrivée. Mais pourquoi ces deux-là et elles seules ? Pourquoi pas Mme de Grancey qui ne laisse ignorer à personne son importance et ne cesse de déplorer d’être retenue dans une cour où elle s’ennuie à périr ?

-    Madame, je n’ai aucune réponse à donner à Votre Majesté. Le Roi veut qu’elles rentrent en France et comme l'ordre n'est assorti d’aucune explication, je ne peux qu’exécuter.

-    Sans doute mais n'est-ce pas là un abus de pouvoir ? Après tout, je suis la reine d'Espagne, ces filles sont à « mon » service et, le roi de France ne régnant pas ici, il est presque offensant qu'il ose y régenter ma maison. Je refuse de les laisser partir !

-    Madame, Madame ! Votre Majesté ne fait que compliquer les choses ! Elle a entièrement raison lorsqu’elle avance qu’un souverain français ne saurait faire la loi dans la maison de son voisin, mais j’oserais lui faire observer que le roi Louis n’agit jamais sans un motif sérieux et que si Votre Majesté s’y oppose, un simple courrier de la Chancellerie obtiendra sans peine que l’ordre ne vienne plus de lui mais du roi Charles II !

-    C’est justement ce motif que je voudrais comprendre...

Tandis qu’elle parlait, une idée lui venait. Jetant alors un regard au cercle de ses femmes rangées le long des murs du salon où elle recevait Villars, elle murmura :

-    Savez-vous des nouvelles de M. de Saint Chamant ?

-    Aucune, Madame. Puisqu’il n’est pas revenu, je suppose qu’il est resté en France.

-    Pourriez-vous essayer de savoir ? Nous nous connaissons depuis si longtemps !

-    Puisque la Reine le désire, je m’informerai au mieux !

Comme la nouvelle Camarera mayor s’avançait vers eux pour marquer sans doute la fin de l’audience, Villars effectua les saluts protocolaires et se retira à reculons. Quelques semaines plus tard il était en mesure de répondre à la dernière question de Marie-Louise : nul ne savait ce qu’était devenu son amoureux transi. Après plusieurs jours passés au Palais-Royal, il semblait s’être volatilisé. Prudent, Villars se contenta de faire savoir à la jeune reine que Saint Chamant « s’était retiré sur ses terres » ! Ce qui ne tirait pas à conséquence.

Les deux jeunes filles reprirent donc le chemin de la France. Non sans larmes. Cécile, orpheline de père et de mère dès l’enfance et dont la seule famille se réduisait à un frère aîné marié, avait été élevée près de Marie-Louise. Quant à Charlotte, ces quelques mois l’avaient attachée à la Reine. De son côté, cette dernière voyait partir avec ses suivantes le peu de gaieté qu’on lui eût laissée depuis son entrée en Espagne. Aussi offrit-elle à chacune une agrafe de corsage composée, identiquement, d’un joli rubis entouré de petites perles d’où pendaient trois autres perles en poire d’assez belle taille :

-    Afin que vous pensiez à moi chaque fois que vous les porterez, leur dit-elle en les embrassant, et je souhaite de tout mon cœur que nous nous revoyions un jour...

Si les deux filles avaient espéré partir seules, elles furent déçues. Le marquis de Villars, dont l’une des voitures allait les ramener à Saint-Jean-de-Luz d'où elles poursuivraient leur voyage jusqu'à Paris dans une chaise de poste que l’on retiendrait pour elles, leur adjoignit une sorte de porte-respect chargé en réalité de les surveiller. C’était l'un des plus anciens conseillers de l’ambassade, un certain Isidore Sainfoin du Bouloy, qui rentrait en France prendre possession d’un héritage. Un petit homme d’une soixantaine d’années gris de poil, arborant un nez imposant surplombant une longue bouche mince que ne corrigeaient ni barbe ni moustache. Quant à ses yeux, enfoncés et presque toujours cachés par de lourdes paupières, il était impossible d’en distinguer la couleur. Vêtu de noir de la tête aux pieds avec pour seul éclairage une large fraise à l’ancienne mode, il semblait confit en dévotion ainsi qu’en attestaient le chapelet de buis perpétuellement enroulé à son poignet gauche et, le missel qu’il tirait fréquemment d’une de ses vastes poches pour s'absorber dans sa lecture où il finissait invariablement par s'endormir. Sans oublier les prières qu'il marmottait sotto voce le reste du temps, refusant fermement de s'intéresser non seulement au paysage qui défilait de chaque côté du véhicule, mais aussi à ses compagnes, qu'il saluait matin et soir sans chercher le moins du monde à lier conversation même pendant les haltes aux auberges. En outre, dès le départ, il s'était installé d’autorité entre elles deux au fond de la voiture au lieu de prendre place sur le devant comme la bienséance l’eût voulu. Il avait pour ce faire allégué le mauvais état de son dos, le peu de place que tenait sa maigreur et le respect que leur jeunesse devait à ses cheveux gris. Ceux du moins qui semblaient attachés à son chapeau, car, lorsqu’il le quittait pour les saluts obligatoires, ils étaient regrettablement absents de la majeure partie de son crâne. Cette situation lui permettait de voyager plus confortablement ainsi étayé par ses compagnes, sur l’épaule desquelles il lui arrivait d’achever ses oraisons.

Inutile d’ajouter ce qu’en pensaient ses compagnes. Pour comble de bonheur, il faisait une chaleur de four en ce mois de mai, ce qui rendait plus pénible encore la remontée vers les Pyrénées, une chaleur inhabituelle qui transformait le voyage en une sorte de cauchemar que l’on vivait dans l’attente de la halte du soir où, au moins, dans la paix de leur chambre d’auberge, Charlotte et Cécile pouvaient se débarrasser de leurs vêtements, se laver et, même si la température ne baissait guère, dormir à l’aise sur leur lit, même si les maigres matelas semblaient faits de noyaux de pêche. A l’aube on reprenait le poussiéreux chemin et tout recommençait...