-    Mi reina !... Mi reina !... Mi reina !

Comme un leitmotiv et en tendant les bras.

-    Lui arrive-t-il de lui dire autre chose ? Souffla Charlotte tandis qu'elles regagnaient leur chambre fusillées par le regard furibond de la Camarera mayor revenue dans le sillage du Roi :

-    Il n'a pas un vocabulaire très étendu, soupira Cécile. Quand il donne audience, assis sur son trône, l'œil fixe et le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, il n'use jamais que de quatre formules, toujours les mêmes : « C'est possible... », « C’est souhaitable... », « Baisez-moi les mains » et « Nous verrons bien ».

-    Comment le savez-vous ?

Le beau regard gris de la jeune fille se mit à pétiller :

-    J’ai mes sources. L’un de ses gentilshommes me veut du bien et de plus, considérant son souverain comme un imbécile total, il en fait facilement des gorges chaudes... Remarquez, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, je ne pense pas que

Charles soit idiot... Il est triste, capricieux, maladif et versatile mais il est très imbu de son rang. Il a des absences surtout à la suite de ses crises... en dehors de cela il connaît des moments d'intelligence... et je crois qu'il aime sincèrement sa belle épouse !

-    Souhaiteriez-vous être aimée par lui ?

-    Non ! Quelle horreur !

-    Alors occupons-nous sans plus tarder de tirer notre princesse des griffes de ce malade !

Les dames de la Reine ayant tout loisir d’aller où bon leur semblait quand elles n'étaient pas de service, on attendit la tombée du soir pour se rendre chez l'ambassadeur. Sur la Plaza Mayor, l'énorme bûcher n'était plus qu'un amoncellement de braises que les valets du bourreau tisonnaient au moyen de longues fourches pour attiser la combustion de ce qui pouvait rester, donnant une assez fidèle image de l'enfer qu'une foule aux yeux écarquillés persistait à regarder. L’odeur se dissipait peu à peu.

Chemin faisant, Charlotte et Cécile avaient affiné le plan initial : au lieu de confier à Saint Chamant une lettre pour le Roi à remettre au monarque en personne, on lui en donnerait deux. Une pour Madame la priant de bien vouloir se charger de la supplique. Elle ne demanderait pas mieux, aimant beaucoup sa jeune belle-fille qu’elle plaignait sincèrement, et Louis XIV, de son côté, accorderait davantage d’attention à la lettre que si elle lui était remise par n’importe quel autre messager.

A « l’ambassade », une grosse maison située dans le quartier d’Atocha où se groupaient les quelques commerçants français tolérés par le pouvoir, le marquis de Villars n'était pas visible. Au retour de l’autodafé Son Excellence avait pris médecine et s’était mise au lit. Quant à M. de Saint Chamant, il passait ses soirées, faute d’exutoires, dans une posada proche de l’Alcazar et donnant sur le Manzanares dont les berges constituaient la promenade préférée des Madrilènes. C’était d’ailleurs la plus huppée de la ville et l’on pouvait au moins être sûr que le vin y était bon et la maison propre.

Les deux jeunes filles, résolument décidées à mettre leur plan à exécution, s’interrogèrent sur ce qu’il convenait de faire: attendre le retour du jeune officier - mais s’il revenait complètement ivre ce serait du temps perdu ! - ou se rendre à l’auberge en question en espérant, justement, qu’il n'était pas encore trop éméché.

Arrivées en vue de la taverne éclairée seulement par ses quinquets intérieurs, elles hésitèrent bien naturellement à pénétrer dans cet univers inconnu d’où jaillissaient cris d’ivrognes, grattements de guitare et chansons dont il était certainement préférable qu’elles ne saisissent pas les paroles. Même masquées comme elles l’étaient et enveloppées de vastes pelisses à large capuche, ce n’était visiblement pas un endroit pour des demoiselles.

-    Que faisons-nous ? murmura Cécile. On entre ou l'on attend que Saint Chamant sorte ?

-    Je crois qu’il va falloir se décider à entrer. Si on l’attend on risque d’avoir le même problème que chez l’ambassadeur.

Mais la chance, ce soir-là, était avec elles. Au moment où, après un signe de croix, elles s’apprêtaient à franchir le seuil, un homme sortit et s’accota au mur de l’auberge pour respirer sans doute, car il resta là, son chapeau à la main, la tête tournée vers l’Alcazar dont la silhouette se découpait sur le ciel noir à peine éclairé par les feux brûlant aux murailles. A son costume, elles virent qu’il était français et s’élancèrent à sa rencontre pour lui demander si M. de Saint Chamant se trouvait dans l’auberge. Mais avant d’avoir ouvert la bouche, Cécile l’avait reconnu :

-    Monsieur de Saint Chamant, dit-elle en ôtant son masque, nous sommes venues vous dire que la Reine a besoin de vous !

Il abandonna aussitôt sa rêverie pour scruter les deux visages :

-    Qui êtes-vous ?

-    Nous sommes de ses filles d’honneur : voici Mlle de Fontenac, et moi je suis Cécile de Neuville. Nous nous sommes déjà rencontrés au Palais-Royal !

On échangea des saluts :

-    Certes, certes, fit le jeune officier. Et vous dites que la Reine a besoin de moi ?

-    Sans aucun doute, appuya Charlotte. Elle attend de vous un service d’une extrême importance. J’irais même jusqu’à dire... vital !

L’émotion de Saint Chamant fut quasi palpable :

-    Elle ?... De moi ! Mais quel bonheur !... Peut-être devrions-nous quitter cet endroit...

Il les prit chacune par un bras pour les entraîner le long de la rivière là où il n’y avait plus d’autres lumières que celle, incertaine, du ciel. Ils trouvèrent bientôt un muret sur lequel il les fit asseoir, restant lui-même debout et le chapeau à la main.

Charlotte se souvenait de lui, à présent, pour l'avoir vu deux ou trois fois au Palais-Royal et à Saint-Cloud. C’était un homme d’une trentaine d’années, blond et de belle taille, au visage agréable mais sans autre caractère qu’une tristesse latente et qui semblait incurable. Mais, à l’instant où elle avait mentionné la Reine, elle avait senti qu’il s’éclairait en dépit de l’obscurité. Etait-ce la flamme de l’espérance ?

-    Que veut de moi sa douce Majesté ?

-    Que vous regagniez Saint-Germain sans délai et de toute la vitesse de vos chevaux...

La flamme s’éteignit instantanément :

-    Oh non !...

-    Si vous me laissiez finir ma phrase ? S’impatienta Charlotte. J’allais ajouter : pour porter d’urgence une lettre à Mme la duchesse d’Orléans...

-    N’importe quel courrier peut s’en charger ! Moi...

-    C’est une manie !... Une lettre qui en contiendra une seconde destinée au Roi. Une lettre qui ne devra tomber à aucun prix dans de mauvaises mains. Madame se chargera volontiers de la remettre. Ensuite... eh bien vous pourrez revenir !

-    Vous avez compris maintenant ? Enchaîna Cécile.

-    Je... Oh oui ! Oh ! Comment vous remercier d’avoir pensé à moi ?

-    Vous l’aimez, non ?

-    Oh si !... Plus que ma vie ! Donnez-moi vite ces lettres.

Il en trépignait presque. Charlotte posa sur son bras une main apaisante :

-    Une minute ! Il faut d’abord les rédiger et vous savez à quel point la Reine est surveillée. Elle n'est pas libre de prendre la plume elle-même. Ses lettres doivent obtenir l'approbation de Terranova. De plus, c'est cette vieille bique qui s'est arrogé le droit de lire, à haute voix, le courrier qui arrive de France. Soi-disant pour qu'aucun mot malsonnant n'offense les oreilles sacrées de la Reine !

-    Doux Jésus ! Elle est encore plus malheureuse que je ne le pensais.

-    C'est pourquoi il faut vous faire messager mon cher comte, conclut Cécile. Si vous en êtes d'accord, nous nous retrouverons demain, ici... et vers cette heure-ci. Mais n'allez pas boire au cabaret !

-    Juste ce qu’il faut pour me réchauffer. Je partirai à l’aube... suivante. A présent, je vais, s’il vous plaît, vous raccompagner à l'Alcazar. Les abords de la rivière la nuit ne sont pas un endroit pour les nobles demoiselles. Ni même pour les demoiselles tout court !

A leur retour, elles se postèrent à une fenêtre pour voir si leur messager était toujours là. Il avait en effet promis de ne pas bouger avant d'être certain qu’elles fussent en sécurité. Un premier quartier de lune s'était levé et éclairait suffisamment le chemin pour qu’elles puissent voir Saint Chamant s’éloigner en donnant tous les signes d’une joie exubérante, exécutant des entrechats en marchant et lançant son chapeau en l’air avec une virtuosité de jongleur. Charlotte émit :

-    Croyez-vous avoir fait le bon choix ? Il ne me semble pas fiable et, finalement, les courriers officiels auraient pu s'en charger !

-    Soyez tranquille ! S’il est fou c'est d’amour et il crèvera peut-être dix chevaux mais il fera le parcours plus vite que n’importe quelle poste.

Mlle de Neuville avait raison. Douze jours plus tard, François de Saint Chamant dégringolait de sa monture plus qu’il n’en descendait dans la cour du Palais-Royal. Dix minutes après, Madame le recevait tel qu’il était : crotté jusqu’aux yeux et mort de fatigue mais rayonnant de bonheur. Il avait réussi la mission confiée par sa reine bien-aimée et la double lettre remise entre les mains de Madame, il put en toute quiétude s’évanouir dans l’antichambre...

Dans le carrosse qui l’emmenait à Saint-Germain, Madame relisait pour la énième fois la lettre de sa belle-fille en se demandant comment le Roi allait recevoir celle qu'elle s'était chargée de lui remettre. Bien volontiers d'ailleurs : elle avait toujours été hostile à ce mariage délirant et plaignait sincèrement la pauvrette que l’on y avait contrainte. La peinture que celle-ci faisait de sa vie quotidienne avait quelque chose d’hallucinant : ces jours passés à ne rien faire - sinon prier ! - sous la surveillance d’un dragon femelle qui se mettait à la traverse du moindre désir dès l’instant où le Roi n’y avait pas part, ces nuits quasiment sans sommeil, livrée aux caresses malhabiles - et parfois violentes - d’un dégénéré incapable de leur apporter une conclusion naturelle ne pouvaient que révolter n'importe quelle jeune femme. Sa propre expérience conjugale n’avait rien d’exaltant mais au moins Monsieur, s’il n’était pas son idéal masculin, se comportait comme il convient pour un époux et lui avait donné des enfants qui étaient sa joie. Or, Marie-Louise n’avait aucune chance de connaître ce bonheur. Il était donc compréhensible qu’une fille de dix-huit ans essaie de sortir d’une telle situation. Madame n’en redoutait pas moins la réaction de Louis XIV. N’avait-il pas dit à sa nièce au jour de son départ qu’il espérait ne plus la revoir ?