-    Mon Dieu ! Gémit tout bas Cécile, devons-nous vraiment vivre au milieu de tout cela ?

-    J’en ai bien peur, répondit Charlotte avec le désagréable sentiment de retourner dans un couvent, pire que celui qu’elle avait laissé derrière elle. A Saint-Germain au moins il y avait de la lumière... et des cheminées. Choses inconnues à l’Alcazar où quelques braseros faisaient ce qu’ils pouvaient pour donner une impression de chaleur mais sans que leurs efforts obtiennent beaucoup de succès. On était en hiver et la neige couronnait les sommets de la sierra environnante. Dans ses satins et ses dentelles, le groupe des Françaises tremblait de froid. Ce qui lui valut un sourire sarcastique de la Camarera mayor :

-    Nous avons, en été, des chaleurs torrides. Pensez-y et vous apprécierez à sa juste valeur la fraîcheur du palais.

-    Si nous survivons jusque-là ! Émit Mme de Grancey. Elle venait d’éternuer pour la troisième fois, ce qui lui attira un implacable :

-    Madame, on n’éternue pas devant une reine d’Espagne !

-    Ce que j'aimerais savoir c'est si la reine d’Espagne a, elle, le droit d'éternuer ?

-    Le plus discrètement possible. L'exemple venant d’en haut, chez nous, il serait à souhaiter qu'elle puisse se retenir !

-    Par tous les saints du Paradis ! N'y a-t-il pas...

-    On ne jure pas devant la reine d'Espagne ! On ne jure même pas du tout ! Le nom sacré du Seigneur et de ses élus ne saurait être invoqué autrement qu'avec respect et humilité !

Battue, Mme de Grancey abandonna ce combat stérile, mais, dès qu'elle put s'éloigner, se mit à la recherche de l'ambassadeur, le marquis de Villars, pour lui poser quelques questions. En attendant, la vie commença de s’organiser autour de la petite reine mais il fut vite évident que le rôle réservé à ses compatriotes était purement contemplatif... Elles assistaient sans y prendre part au lever de la Reine, à la toilette de la Reine, à la messe de la Reine, aux repas de la Reine, mais ne l'accompagnaient pas en promenade. Celle-ci, quotidienne, s’accomplissait en compagnie du Roi, dans un carrosse peu confortable dont on prenait soin de tirer les rideaux, et à la nuit tombante, le couple ne devant être aperçu de personne. Le parcours consistait à longer le Manzanares sur une certaine distance et à en revenir. Il y avait bien, à l’est de la ville, un palais neuf, construit par le roi Philippe IV, père de Charles, et nettement plus aimable que l’on appelait le Buen Retiro, mais l’époux de Maria-Luisa le jugeait trop frivole et n’aimait pas s'y rendre. Même chose pour le magnifique palais d’Aranjuez, à une douzaine de lieues au sud de Madrid, pourvu de splendides jardins mais l’on n'y allait qu'en été et pour de brefs séjours. Charles II lui préférait de beaucoup la dernière résidence royale, le palais monastère de l'Escorial, tombeau des rois d'Espagne, à environ douze lieues au nord, où, l'automne venu, il s'accordait le plaisir de la chasse qui lui permettait une parenthèse entre les nombreuses prières du jour. Sa vie était réglée comme du papier à musique et il détestait les dérogations. Ainsi, le soir, dès la fin du souper, le couple royal allait se coucher... à huit heures et demie ! L'amour quasi maniaque que Charles vouait à sa jolie épouse ne faiblissait pas et l'on pouvait comprendre ce grand besoin de s’isoler avec elle. Encore arrivait-il que l’on dût appeler les médecins au fort de la nuit car il était sujet à de cruelles crises d'épilepsie. Maria-Luisa gardait le secret de ses nuits conjugales. Par orgueil peut-être, mais on ne pouvait ignorer qu'à nouveau elle perdait sa joie de vivre...

Les distractions qu'on lui offrait, en dehors des visites de monastères, étaient rares et peu récréatives : les corridas, d'abord, où les Grands faisaient assaut d'adresse équestre et de courage dans de magnifiques costumes aux couleurs ruisselantes d'or, quelques comédies que l'on donnait au palais même et enfin l'autodafé, cette fête de la mort que les beaux yeux de la Française allaient contempler pour la première fois...

Un son imprécis ramena l'esprit de Charlotte à l'hallucinante réalité de ce jour. C'était une psalmodie lointaine qui devenait de plus en plus distincte. Graduellement,- le silence se fit dans la foule à mesure que le chant se rapprochait:

« Miserere mei, secundum magnam miserordiam tuam ; et secundum multitudinem miserationum tuarum de iniquatem meam... » clamaient les solides gosiers des moines noirs ou gris précédant une lamentable procession à la tête de laquelle flottait la bannière verte de l’Inquisition. Venait alors la colonne des pénitents qui s’avançaient péniblement, l’un derrière l’autre, chacun flanqué de deux familiers du Saint-Office. Tous étaient affublés du grotesque « sanbenito », une sorte d’ample chemise jaune marquée de croix et de flammes rouges. Tous avaient la corde au cou et portaient un long cierge vert non allumé. Ces malheureux clopinaient et trébuchaient sur leurs membres disloqués par la torture. Leurs visages étaient terreux, leurs cheveux ternes dépassaient des mitres en carton dont on les avait coiffés. Ils se hissèrent tant bien que mal sur la plate-forme à la place qu’on leur indiquait, s’entassant sur les bancs où ils s’écroulaient, visiblement à bout de forces...

-    Quelle horreur ! Lâcha Charlotte. Comment peut-on imaginer d’offrir un tel spectacle à une jeune femme en pensant qu’elle y prendra du plaisir ?

-    Taisez-vous ! Intima Mme de Grancey qui avait entendu. Elle était blême elle aussi, car même si les exécutions capitales par des moyens divers étaient courantes dans toute l’Europe et si le peuple était censé s’y distraire, il y avait des limites à la cruauté.

Dans le haut fauteuil qu'elle occupait, la Reine était livide, cependant que ses doigts se crispaient sur les bras de son siège. Mais Charles, lui, contemplait la misérable horde et montrait une jouissance évidente. Sa langue ne cessait de passer sur ses grosses lèvres et une espèce de flamme s’était allumée dans les globes pâles toujours si ternes de ses yeux...

-    Cent cinquante ! Souffla Cécile de Neuville qui achevait de compter. Ils sont cent cinquante !... Mais qui sont-ils ? Des malfaiteurs ?

-    Il n’y en a certainement pas un seul, gronda Mme de Grancey entre ses dents. Ce sont des conversos, des Juifs et des Maures repentis mais soi-disant revenus à leur « erreur » natale. D’autres auraient pratiqué la magie ou proféré des blasphèmes...

-    Certains sont presque des enfants ! Je vois là une fille qui doit avoir notre âge, reprit Cécile, mais une fois de plus la comtesse la fit taire.

Des crieurs, d’ailleurs, parcouraient la foule en réclamant le silence. Dans la tribune du clergé, le Grand Inquisiteur en blanche robe dominicaine allait parler... Il se nommait Juan Martínez et avait été, un temps, confesseur du Roi. Dressé comme une menace, il discourut sur l’hérésie, la colère de Dieu et le feu infernal. Il exalta la clémence de l’Eglise qui sauvait les âmes et les amenait à l’état de grâce par l’anéantissement des corps... Le long sermon prit fin et, tandis que l’Inquisiteur retournait à son siège quasiment aussi imposant que celui du Roi, un frisson parcourut la foule : l’instant suprême était venu...

Un à un, les condamnés furent agenouillés devant la robe blanche pour entendre leur sentence. En d'autres circonstances, il arrivait que l’on fît grâce de la vie ou presque, le condamné étant alors voué aux galères après avoir reçu nombre de coups de fouet, mais cette fois aucun ne réchappa. L’un après l’autre, les malheureux furent attachés sur l’énorme bûcher que des moines arrosèrent d’eau bénite avant que les bourreaux n’y mettent le feu. Bientôt la belle place se transforma en une sorte d’enfer : noires fumées, immenses flammes rouges d’où ne sortaient guère de cris car on avait pris la précaution de bâillonner les victimes afin que leurs plaintes n’offensent pas trop les oreilles royales. La chaleur devint étouffante, l’odeur pestilentielle... la Reine s’évanouit sans que son époux parût s’en apercevoir : ses gros yeux fixés sur cette monstruosité exultaient de joie. En même temps il balbutiait des prières...

A leur poste d'observation, les trois Françaises étaient tétanisées d’horreur. Les yeux clos, la tête détournée, les jeunes filles priaient en s’efforçant de retenir leurs nausées. Mme de Grancey réagit la première :

-    Venez ! ordonna-t-elle. Sortons de là, c'est intolérable! Nous avons besoin d'air !

Elle les entraîna vers l'escalier pour gagner au moins le patio de la maison où leurs places leur avaient été assignées.

-    Mais... la Reine ? protesta Charlotte. Le Roi ne fait pas le moindre geste pour l'assister...

-    La Terranova s'en occupe. Elle doit lui dire qu’une reine d’Espagne ne s’évanouit pas devant ses sujets. Ce qui va grandement la réconforter !

Elles rejoignirent les appartements de Maria-Luisa au moment où elle y revenait soutenue par deux dames espagnoles. Elle restait encore très pâle et marchait péniblement, précédée par la Camarera mayor. Ce que voyant, Mme de Grancey explosa :

-    Pourquoi obliger la Reine à marcher ? Ne pouvait-on l'étendre sur une civière ou un fauteuil et la faire porter par des laquais ?

-    Seules des femmes peuvent toucher la Reine, Madame... et le Roi, bien entendu.

-    Eh bien il fallait faire porter votre brancard par des dames, vous par exemple ? Vous êtes assez solide pour ce faire !

-    Madame ! Sachez que...

Charlotte et Cécile n’en entendirent pas davantage. Elles enlevèrent Marie-Louise à ses porteuses empêtrées d’ailleurs dans leurs énormes jupes, la déposèrent sur son lit où Françoise Carabin, sa nourrice, accourut pour la dégrafer tandis que Charlotte appelait les femmes de service pour faire rallumer les braseros que l’on avait regrettablement laissés s’éteindre... Dame Isabelle et la Terranova poursuivaient leur différend oral, la première ne pouvant plus résister à son envie de faire entendre son point de vue sur le genre de distractions que l’on offrait à une jeune femme de dix-huit ans sous le prétexte qu’elle était reine d’Espagne.