Depuis que l’on avait quitté Fontainebleau, six mois plus tôt, Charlotte, prenant son parti d’une situation inéluctable, avait choisi de s’intéresser d’abord au voyage - la traversée de la France jusqu'à Bayonne avait été une fête quotidienne avec discours fleuris, acclamations, réceptions et festins -, ensuite à ce pays inconnu où elle arrivait ainsi qu’à ceux qui le peuplaient. Outre que chaque tour de roue, comme l’avait dit sa tante, l’éloignait davantage d’une mère redoutée, elle était à un âge où l’on prend plaisir à des découvertes de chaque jour. A condition évidemment d’être intelligente ! Elle ne laissait derrière elle aucune attache sentimentale. Chaque jour qui passait la liait davantage à la jeune reine. De plus, elle était curieuse comme un chat, goûtant intensément - au début tout au moins ! - le plaisir de voir du pays.

L’arrivée à Burgos, l’ancienne capitale où l’on allait rencontrer le Roi, l’avait enchantée. Il faisait un soleil radieux, dorant les vieilles pierres de l’antique cité et pénétrant jusqu’au fond des rues étroites où se pressait une foule visiblement enthousiasmée par la beauté de sa nouvelle souveraine. Selon la tradition, on avait quitté les carrosses de voyage pour des chevaux de selle, plus commodes à cause de l’étroitesse du parcours, et Marie-Louise, juchée sur une haquenée blanche harnachée d’argent et de velours rouge, retrouvait pour la première fois son rayonnement d'antan, touchée par la chaleur de l'accueil. Pour la première fois aussi et suivant en cela les conseils du marquis de Villars, l’ambassadeur de France venu l’attendre à la frontière avec le duc de Medina Caeli, Premier ministre, elle était habillée à la mode espagnole d’une robe de velours incarnat brodée d'or sur toutes les coutures avec une large fraise amidonnée qui pouvait paraître archaïque à une Française mais dont son long cou gracieux s'accommodait à merveille et semblait offrir à la belle lumière du ciel sa jolie tête aux cheveux sombres coiffés d'un toquet constellé de diamants.

Consciente de son éclat, elle souriait à tous, bourgeois, mendiants, moines, artisans, commerçants ou filles de joie que les piques des gardes empêchaient difficilement de se jeter sous les sabots de son cheval pour essayer de la toucher. Les cloches des églises carillonnaient, faisant envoler des centaines de pigeons blancs. L'évêque et tout son clergé richement vêtu attendaient sur les marches de la magnifique cathédrale, formant une brillante toile de fond pour l'homme solitaire qui se tenait debout au bas de ces degrés - le Roi !

Il y eut un silence soudain quand les deux époux se regardèrent. Le sourire de Marie-Louise s'était effacé devant l'instant tant redouté. Couronne en tête, une scintillante Toison d’or au cou, Charles II, de taille très moyenne, semblait plus fragile qu’inquiétant sous la pourpre et le manteau royal qui l’habillaient. Quant au long visage blême, il était plus pathétique qu’effrayant et surtout reflétait une tristesse infinie. Pourtant, à la vue de la jeune fille que l’on aidait à descendre de sa monture - exercice que l’encombrant « gardinfante » ne simplifiait pas -, il fit un pas en avant, puis un autre et quand elle lui offrit la plus gracieuse des révérences, les yeux pâles et globuleux s’illuminèrent et la grosse bouche molle se mit à sourire. Il se pencha pour prendre sa main et l’aider à se relever puis l’attira à lui pour lui donner un baiser. On aurait dit un enfant qui, au matin de Noël, reçoit le plus beau des cadeaux et l’on entendit son étrange voix, basse et un peu rauque parce qu'il s’en servait peu, s’écrier, extasiée :

- Mi reina !... Mi reina !...

Il prit sa main et ne la lâcha pas, même pendant la messe de mariage où, en dépit d’une piété excessive et pointilleuse, il ne la quitta pas des yeux, si visiblement amoureux que « Maria-Luisa » - on ne l’appellerait plus autrement ! - ne put s'empêcher de lui sourire à plusieurs reprises. Un sourire encore timide, encore tremblant, mais qui parut l’enchanter.

La cérémonie terminée, on se rendit en cortège au monastère royal de Las Huelgas où l’on rompit le jeûne obligatoire avant la communion et où l’abbesse offrit au nouveau couple quelques très beaux objets dont une coupe de cristal sertie d’or posée sur un plateau du même métal, puis à l’ancien palais où il y eut festin et bal et où la nouvelle reine fit montre de toute sa grâce en dansant la « Hacha » que la marquise de Los Balbazes lui avait enseignée durant le voyage. La journée s'acheva dans la chambre nuptiale où les dames conduisirent Maria-Luisa visiblement reprise par ses craintes et où les portes se refermèrent sur les secrets d’une nuit dont rien ne transpira. Le lendemain, le visage de l’épouse était indéchiffrable même pour ses plus proches : sa nourrice et sa compagne d’enfance, la jeune Cécile de Neuville, qui, au cours du long voyage, était devenue également l’amie de Charlotte.

Petite, brune, vive, avec un nez de chaton et de magnifiques yeux gris, plus discrète qu’une souris à l'état normal, Mlle de Neuville mettait facilement flamberge au vent pour défendre qui attirait son amitié ou simplement sa sympathie, mais surtout sa princesse bien-aimée dont elle se gênait à peine pour déplorer le sort depuis le départ de Fontainebleau. C'était même ce qui l'avait rapprochée de Charlotte lors de l'étape à Bordeaux où, après les cérémonies et les festivités, elles s'étaient retrouvées toutes deux, en pleine nuit, assises de chaque côté du lit où la « reine d'Espagne » pleurait ce qui lui restait de larmes après avoir trouvé, sur sa table à coiffer, un billet anonyme bourré de méchanceté et de fautes d'orthographe. On lui conseillait de chercher au plus vite le refuge d'un couvent et surtout de ne pas franchir la frontière au-delà de laquelle elle n'aurait à attendre que les mauvais traitements d'un roi, d'une cour et d'un peuple entier, unis dans la haine de la France et qui n'auraient de cesse de se débarrasser d'elle.

-    Mais c'est idiot ! S’était exclamée Charlotte. Pourquoi alors ce tintouin quand il aurait été tellement plus simple de ne pas demander la main de Votre Majesté ?

-    Vous n'avez pas tout lu, fit Cécile. Il y a la dot. Elle est... royale et les finances espagnoles ne sont pas au mieux depuis quelque temps...

A la suite de quoi, d'un accord tacite, les deux filles s'étaient mises à la recherche du chevalier de Lorraine pour lui mettre sous le nez la malfaisante épître. Le beau Philippe était occupé à jouer au « hoca ». Il détestait être dérangé dans ses plaisirs et n’aimait pas les femmes, mais sachant ce que pourrait être la colère du Roi si pareil libelle venait à sa connaissance, il fit un bruit de tous les diables, s'en alla tirer Los Balbazes de son lit pour lui faire entendre son point de vue, en donna un aperçu cinglant à la maréchale de Clérambault et à la Grancey et dicta les consignes les plus sévères pour que pareil fait ne se renouvelle pas. Puis, le matin venu, réunit la totalité de la délégation espagnole :

- Sachez, leur déclara-t-il, que s’il arrivait que la Reine eût à subir le moindre mauvais traitement, Sa Majesté le roi Louis Quatorzième du nom n’hésiterait pas à faire donner ses armées et sa flotte de guerre pour vous apprendre les égards dus à une fille de France !

Ce qui jeta un froid !

Le voyage put se dérouler sans autre incident, mais les jeunes filles avaient scellé cette nuit-là un pacte d’union défensive pour la protection de leur princesse. Et Cécile, qui parlait parfaitement l’espagnol, entreprit de l’enseigner à sa nouvelle amie.

Après Burgos, la Cour prit le chemin de Valladolid et de Ségovie où attendaient d’autres cérémonies, pour atteindre Madrid, dont le roi Philippe II avait fait sa capitale. Sous un soleil radieux, la ville bruissait comme une ruche. On avait dressé dans les rues aussi peu larges que celles de Burgos des arcs de triomphe ; des étendards et des tapisseries décoraient les balcons où se penchait une foule de femmes en habits de fête. Les vivats ne furent pas ménagés à la petite reine ravissante dans une robe de satin cramoisi brodée de perles. Rassurée par ces acclamations enthousiastes que soulevaient sa beauté et son élégance, et peut-être par l’amour que lui montrait son époux, Maria-Luisa souriait...

Une messe fut célébrée au monastère royal de San Geronimo et le cortège - toujours à cheval ! -gravit le chemin montant vers l’Alcazar, l’ancien palais des rois maures remanié par Charles Quint où le couple royal allait vivre le plus souvent et le sourire de la reine se fit plus machinal. C’était en fait une sombre forteresse dressée sur le promontoire surplombant le Manzanares et la pompe qui entourait l’arrivée de la jeune femme, même sur fond de liesse populaire, ne parvenait pas à effacer l’aspect lugubre du vieux palais considérablement agrandi par Philippe II pour y loger son administration mais sans se préoccuper de rafraîchir l’Alcazar lui-même. Cela donnait une longue suite de vastes pièces et d’interminables couloirs, sombres, si mal éclairés que l’or d’Amérique répandu dans la décoration n’y apparaissait qu’en lueurs sous la lumière parcimonieuse des cierges et chandelles au passage desquels s'animaient à peine les portraits d’ancêtres aux visages sévères.

Pour comble d’intimité, les appartements des époux étaient séparés par une distance appréciable, celui du Roi donnant sur le Manzanares et celui de la Reine sur les jardins et le couvent de l’Incarnation. Habituée dès l’enfance aux violons du Palais-Royal, Maria-Luisa devrait se contenter d’écouter chanter les nonnes ! Enfin, comme une signature au bas d’une sentence, la jeune reine trouva au seuil de son domaine privé la solennelle révérence de celle qui allait régir sa vie : Dona Juana de Terranova, omnipotente Camarera mayor en atours noirs semés de jais chichement éclairés par le haut col amidonné blanc sur lequel semblait posé le visage rébarbatif de la dame[8]. Derrière elle ployait une escouade de dames tout aussi gaiement parées.