- Ce n’est évidemment pas un spectacle pour une jeune dame ! Voulez-vous me dire ce que vous faites dans ce coin à une heure pareille ? Et d’abord essuyez vos yeux ! ajouta-t-il en lui tendant un mouchoir. En effet, elle ne s’apercevait même pas qu’elle pleurait.
De même, sa vie en eût-elle dépendu, elle eût été incapable de décrire son compagnon. Lui restait présente à l’esprit l’horrible vision de l'enfant égorgé, du couteau, du sang dont une partie avait coulé sur le ventre blanc de la femme...
- Quelle horreur ! Souffla-t-elle. Comment peut-on commettre de tels crimes !...
Puis retournant son indignation contre l'inconnu :
- Et vous ? Pourquoi avez-vous laissé faire cette abomination ? Vous êtes jeune, solide... du moins vous le paraissez, et vous portez une épée. Il n'y avait là que des femmes, des gamins et un vieux démon déguisé en prêtre ! Alors...
A mesure qu’elle parlait, sa colère augmentait et sa voix s’élevait. A nouveau, il lui appliqua sa main sur la bouche :
- Taisez-vous ou je vous bâillonne ! Intima-t-il en lui reprenant le mouchoir. Vous n’êtes pas un peu folle ?
Une telle autorité émanait de ce jeune homme
- il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans ! -que Charlotte baissa le ton :
- Je ne crois pas mais, vous, comprenez que...
- C’est à vous de comprendre ! Révéler notre présence c’était signer notre arrêt de mort... ou alors il me fallait tuer ce joli monde.
- Mais pourquoi ?
- Savez-vous qui est la femme dont le corps servait d’autel ?
- Non.
- Eh bien ne cherchez pas à le savoir ! Et maintenant revenons à ma première question : que faites-vous ici, seule et à pareille heure ? Et ne me dites pas que vous vous promeniez!
- J’ai... j’ai perdu mon chemin ! Je me rends au château de Prunoy. Enfin je voudrais y aller. Je... j'y suis servante !
Sans répondre, l'homme prit la lanterne et l'éleva de façon à mieux examiner sa trouvaille, qui, du coup, ne le vit plus du tout mais l'entendit rire doucement.
- Qu'ai-je dit de si drôle ?
- J'ignorais que Mme la comtesse de Brécourt recrutât son personnel féminin parmi les pensionnaires des dames de sainte Ursule. N’est-ce pas leur costume que vous portez ou ne serait-ce qu'une illusion ? Allons, ne faites pas cette figure ! Je ne vous veux aucun mal. Au contraire, je ne songe qu’à vous aider !
- Vous en êtes sûr ?
- Absolument. Vous voulez aller à Prunoy ?
- Oh oui !
- Pas difficile ! Je vais vous y conduire. Venez ! Le chemin qui longe la chapelle vous en éloignerait de plus en plus...
Sans attendre la réponse, il éteignit sa lanterne, rejoignit son cheval qu'il détacha de l'arbre, se mit en selle avec l'aisance d'un cavalier confirmé puis, se penchant, tendit la main pour aider sa découverte à monter en croupe. Ce qu'elle fit avec la légèreté de ses quinze ans.
- Tenez-vous à moi et tenez bon ! Conseilla-t-il. Et surtout pas de bruit !
En silence, elle lui passa ses bras autour de la taille. Le cheval partit au pas, guidé par son maître qui choisissait les bas-côtés herbeux de préférence aux sentiers empierrés. Le compagnon de Charlotte s'assura d’un pistolet qu’il garda contre sa cuisse... Mais, au bout d’un moment, on emprunta un sentier suffisamment large pour prendre le galop et d’où l’on pouvait percevoir les moirures de la Seine, et l’arme réintégra sa place dans les fontes.
Une demi-heure plus tard, passé le charmant village de Marly, on s'arrêtait devant la grille d'un petit château niché dans la verdure. De jour, le site était charmant mais, par cette nuit noire, on n'en distinguait pas grand-chose. En revanche, la cloche du portail était nettement visible :
- Que faisons-nous ? interrogea l’inconnu. Je vous fais la courte échelle pour franchir le mur ou je sonne la cloche ?
- La cloche voyons ! Pourquoi le mur ?
- Bah, je me disais que pour une servante...
- Sonnez, vous dis-je !
Il s'exécuta. Une lumière s'alluma dans le pavillon du garde et, peu après, celui-ci émergeait de l’obscurité, enfonçant d’une main sa chemise dans ses chausses et brandissant de l'autre un pistolet :
- Qui va là ?... Qu'est-ce que c'est ? Brailla-t-il d'une voix ensommeillée.
- C'est moi, Gratien ! Charlotte de Fontenac ! Ma tante est au château ?
- Pas ce soir, Mademoiselle Charlotte. Il y a bal chez le Roi en l'honneur d'une princesse de je ne sais plus quoi ! Mme la comtesse ne rentrera qu’au matin !
- Vous pouvez peut-être m'ouvrir et prévenir au logis. Je suis lasse, j'ai froid et j'ai faim !
- Pour sûr, Mademoiselle ! On s'en occupe !... Et votre compagnon ?
- Oh, moi je ne rentre pas. Je vous confie Mlle de... Fontenac et je repars. J'ai encore à faire par ici.
Tandis que le gardien allait chercher les clefs, Charlotte sauta à terre :
- Me direz-vous au moins qui je dois remercier ?
- Est-ce bien nécessaire ? Vous avez seulement besoin de savoir ceci : jamais, à personne et à aucun prix, vous ne devez raconter ce que vous avez vu ! Je ne le répéterai jamais assez : il y va de votre vie !
- Et de la vôtre aussi ? C’est pour cela que vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
- Peut-être ! Une précaution est toujours bonne à prendre !
- Autrement dit, je ne vous inspire pas confiance !
- Non. Parce que vous êtes trop jeune et qu’à votre âge on parle volontiers à tort et à travers !
- Vous êtes gracieux ! Merci ! fit Charlotte, vexée...
Gratien revenait muni de sa clef et d’une grosse lanterne grâce à laquelle la jeune fille put enfin distinguer les traits de ce personnage doté d’une telle méfiance et comme en même temps il ôtait son chapeau pour la saluer, elle découvrit un visage mince et énergique, au profil net, strictement rasé, révélant une bouche bien dessinée au pli moqueur, des yeux bleus, vifs et clairs sous le surplomb d’épais sourcils, bruns comme les cheveux raides, coupés nettement à la hauteur des larges épaules. Ses gestes possédaient une élégance naturelle comme sa façon de se tenir à cheval. Quant aux vêtements - habit et chausses collantes disparaissant dans de hautes bottes à entonnoir, chemise blanche au col fermé par un cordon de soie noire assortie au chapeau sans plumes et gants de cheval, l’ensemble complété par une vaste cape noire rejetée sur les épaules -, ils étaient irréprochables. Certes, le personnage ressemblait davantage à un gentilhomme qu'à un plébéien, mais Charlotte lui en voulait de son manque de confiance. Aussi remisa-t-elle ses remerciements et, après un froid salut, elle franchit la grille que lui ouvrait Gratien et le suivit à travers le jardin sans même se retourner. L’inconnu ne s'en formalisa pas. Il resta un moment à suivre des yeux les deux silhouettes dessinées par le reflet de la lanterne, tourna la tête de sa monture et repartit au galop avec un haussement d’épaules : celui d’un homme qui se débarrasse d’un fardeau.
Quand la maîtresse était absente, il y avait toujours, à Prunoy, un valet de chambre dans le vestibule. Celui-ci alla réveiller la gouvernante qui appela une femme de chambre et, une demi-heure environ après son arrivée, la fugitive pouvait s’enfoncer dans des draps sentant bon la menthe sauvage et s’y endormir avec la belle facilité de la jeunesse. Elle était si fatiguée que même les images effrayantes de la vieille chapelle avaient disparu. Elle y penserait demain. Ou plutôt elle essaierait de ne plus y penser. Elle aurait déjà bien assez à faire avec les explications qu’il lui faudrait donner au sujet de sa fuite...
Quand elle rouvrit les yeux, la pendule marquait onze heures, il faisait grand jour - si l’on pouvait appeler ainsi la lumière grise, triste et terne qui s'introduisait à travers les vitres ! - et une main relativement douce lui secouait l'épaule :
- Allons, Charlotte, réveillez-vous ! Nous avons à causer!
Elle s’assit dans son lit en se frottant les yeux afin d’en chasser les dernières brumes du sommeil :
- Madame ma tante je vous salue et vous demande bien pardon d’avoir ainsi envahi votre maison en votre absence sans vous en avoir demandé la permission.
Un éclat de rire lui répondit :
- Quittez cet air confit qui ne vous va pas et dites les choses simplement. Vous vous êtes enfuie du couvent si je ne me trompe ? Pourquoi ? Vous ne sembliez pas vous y trouver si mal jusqu’à présent.
- C’est vrai, mais c’est parce que j’étais persuadée d’en sortir un jour. Or, hier tantôt, Madame la supérieure m’a fait mander dans son appartement pour m’apprendre deux nouvelles...
- Lesquelles ?
- Madame ma mère va se remarier sous peu et elle a décidé que je prendrais le voile chez les Ursulines. J’ai compris alors que je n’étais pour elle qu’une charge dont elle entendait se défaire au plus vite avant d’entamer une nouvelle vie où je n’ai pas ma place.
- Par tous les saints du Paradis ! Jura Mme de Brécourt, voilà du nouveau, en effet.
Quittant les abords du lit, elle fit deux ou trois tours dans la chambre dans une agitation grandissante, les bras croisés sur sa poitrine, suivie des yeux avec un vif intérêt par une nièce qui ne l’avait jamais vue se départir de sa sérénité qu’une seule fois : le jour où elle s’était brouillée avec sa belle-sœur, la mère de Charlotte. C’était peu de temps après la mort d’Hubert de Fontenac, son père, deux ans plus tôt, et la petite Charlotte n’avait pas réussi à en connaître la raison, n'ayant pu assister qu'au dernier acte, mais elle revoyait encore Mme de Brécourt, en grand deuil, dressée en face de la veuve, l'œil étincelant de colère et laissant tomber :
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